Depuis la décision 88-1082/1117 AN du 21 octobre 1988, le Conseil constitutionnel n’a eu de cesse de se déclarer incompétent pour examiner la constitutionnalité de dispositions législatives lorsqu’il statuait en tant que juge électoral au nom de l’article 59 de la Constitution, c’est-à-dire en tant que juge ordinaire. Avec l’instauration du contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori en 2008, une nouvelle problématique est née : qu’allaient faire les juges de la rue de Montpensier si, dans le cadre du contentieux électoral, ils étaient confrontés à une question prioritaire de constitutionnalité ? La réponse se trouve dans la décision 2011-4538 SEN du 13 janvier 2012, le Conseil constitutionnel ayant accueilli favorablement la question
En l’espèce, il s’agissait d’un contentieux relatif aux élections sénatoriales. Le requérant n’avait pas été désigné comme électeur sénatorial, ce qu’il entendait contester. Il avait ainsi tout d’abord posé une QPC devant le Tribunal administratif d’Orléans, mais celle-ci avait été rejetée, l’intéressé n’ayant pas fourni de mémoire distinct et motivé. Par la suite, l’élection sénatoriale ayant eu lieu, il ne lui restait qu’une solution : contester l’élection même devant le Conseil constitutionnel.
Or, on le sait, lorsque le juge constitutionnel français statue en matière électorale, il n’est pas juge constitutionnel mais juge de droit commun. Jusqu’alors, le Conseil n’avait jamais traité de la constitutionnalité d’une loi en contentieux électoral. Qu’allait donc faire le Conseil constitutionnel face à cette QPC ?
De manière très surprenante, il a accepté d’examiner la question. Cette décision constitue l’un des plus importants revirements de jurisprudence du Conseil constitutionnel et pourtant celui-ci ne s’en explique nullement au fond. Néanmoins, l’analyse du commentaire de cette décision est éclairante sur ce point. Comme cela est mis en exergue, la principale problématique résultait de l’article 61-1 de la Constitution selon lequel « le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». La juridiction en question doit donc relever du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation (ce que confirment les dispositions de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution). Or le Conseil constitutionnel ne relève ni de l’un, ni de l’autre. De plus, le Comité Balladur, reprenant les propositions des projets de 1990 et 1993, avait souhaité ajouter la formule « ou toute autre juridiction ne relevant ni de l’une ni de l’autre ». Cela n’avait cependant pas été retenu, les parlementaires ayant choisi de laisser le Conseil constitutionnel se saisir de la question le temps venu.
Alors, comment justifier que le Conseil constitutionnel ait accepté d’examiner la QPC? Il y a deux raisons à cela. Selon le commentaire, la première est le fruit de « l’esprit de la réforme constitutionnelle [qui] invitait le Conseil constitutionnel à abandonner la jurisprudence selon laquelle il ne lui appartient pas d’apprécier la conformité à la Constitution de dispositions législatives lorsqu’il est saisi de recours contre l’élection des députés et sénateurs ». La seconde tient du bon sens : rejeter la QPC aurait conduit à une incohérence manifeste. En effet, il aurait été paradoxal que la QPC puisse être posée devant les juridictions administratives à propos de contestations relatives aux élections locales et européennes, et non devant le Conseil constitutionnel pour ce qui est des élections parlementaires. C’est donc bien l’égalité de traitement entre les justiciables qui semblait devoir primer.
Néanmoins, la façon dont a procédé le Conseil constitutionnel demeure relativement surprenante ce dernier ayant agi certes dans un souci d’équité et de cohérence, mais tout à fait contra legem. Or, n’aurait-il pas pu découpler la QPC, et ainsi se renvoyer la question à lui-même ? Cela peut sembler étrange mais cette démarche aurait eu le mérite d’éviter un revirement de jurisprudence brutal et aurait maintenu la distinction entre ses offices de juge ordinaire et de juge constitutionnel. Le Professeur Richard Ghevontian évoque à propos de cette décision un véritable Janus jurisprudentiel, position que l’on ne peut que rejoindre.
C. NOVELLA
Pour en savoir plus :
GHEVONTIAN Richard, « Un Janus jurisprudentiel : A propos de la décision 2011-4538 du Conseil constitutionnel du 13 janvier 2012- Sénat, Loiret », Constitutions, 2012, p. 343 et s.
JAN Pascal, BLACHER Philippe, BOURDOISEAU Julien, GICQUEL Jean-Eric, TELLIER-CAYROL Véronique, Chronique QPC (Janvier-avril 2012), Petites affiches, 1er octobre 2012, n°196, p. 6 et s.
GAY Laurence, « Le double filtrage des QPC : une spécificité française en question ? », Intervention au colloque relatif à la question prioritaire de constitutionnalité vue du droit comparé, 21 et 22 mars 2013, non encore publié.