Le 15 janvier 2015, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation est venue préciser la notion de préjudice d’établissement dans le cadre d’une hypothèse particulière : celle d’un homme marié, père de trois enfants, devenu tétraplégique à la suite d’un accident de la route. Celui-ci sollicite la réparation de ses préjudices, dont le préjudice d’établissement, dans la mesure où il s’est séparé de son épouse après cet accident.
I. L’existence autonome du préjudice d’établissement
« Le préjudice d’établissement consiste en la perte d’espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap »[1].
C’est dans ces termes que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle la définition du préjudice dit « d’établissement ». L’existence de ce préjudice, indépendamment du préjudice d’agrément ou du préjudice sexuel, a été le fruit d’une progressive évolution jurisprudentielle.
Au début des années 1990, le préjudice d’établissement était compris comme un élément du préjudice d’agrément. En effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation affirmait alors que :
« Mais attendu qu’en statuant ainsi, (…) sans rechercher, par ailleurs, si l’impossibilité de s’établir en mariage n’était pas à elle seule, compte tenu de l’âge de la victime, constitutive d’une perte de chance susceptible d’être aussi indemnisée au titre du préjudice d’agrément, la Cour d’appel a méconnu les textes et les principes ci-dessus rappelés »[2].
Par la suite, la Cour de cassation a distingué le préjudice d’agrément du préjudice d’établissement mais en assimilant ce dernier au préjudice sexuel. En effet, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a précisé que « la réparation du préjudice sexuel et d’établissement, (..) ne constitue pas un élément du préjudice d’agrément »[3]. Elle a même été encore plus claire en affirmant dans un autre arrêt que « la réparation du préjudice d’établissement (…) ne constitue pas un élément du préjudice d’agrément »[4].
Ce n’est qu’au début des années 2010 que la Cour de cassation a reconnu l’autonomie du préjudice d’établissement par rapport au préjudice sexuel [5].
Pour achever cette autonomisation du préjudice d’établissement, la Cour de cassation a reconnu, par un arrêt du 13 janvier 2012, la distinction entre ce préjudice et celui du déficit fonctionnel permanent :
« Encourt la cassation l’arrêt qui rejette la demande d’indemnisation de ce poste de préjudice au motif que les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales ont été indemnisés au titre du déficit fonctionnel permanent, alors que le préjudice d’établissement à raison d’un handicap physique ayant créé une incapacité permanente partielle de 67 % constitue un poste de préjudice distinct »[6].
Par conséquent, les répercussions d’un handicap sur les projets familiaux comme, avoir une vie de couple et élever ses enfants, constituent un préjudice autonome indemnisable.
Une fois le préjudice d’établissement défini et autonomisé, la Cour de cassation a dû apporter des éclaircissements concernant les situations dans lesquelles les victimes pouvaient ou non s’en prévaloir.
II. L’existence d’un préjudice d’établissement en cas d’union antérieure
La Cour de cassation a affirmé, le 15 janvier 2015, que :
« Viole l’article 1382 du Code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, la Cour d’appel qui, pour débouter la victime de sa demande d’indemnisation au titre du préjudice d’établissement, retient que ce préjudice n’existe pas en l’espèce, puisque préalablement à l’accident, la victime avait fondé un foyer et qu’il a eu trois enfants, lesquels, selon l’expertise, continuent à lui rendre visite régulièrement en dépit de la rupture du couple parental, alors que le préjudice d’établissement recouvre, en cas de séparation ou de dissolution d’une précédente union, la perte de chance pour la victime handicapée de réaliser un nouveau projet de vie familiale. »
Le raisonnement de la Cour d’appel consistait à donner au préjudice d’établissement un champ d’application excessivement limité. Si l’on suit cette interprétation, seules les personnes n’ayant pas fondé de foyer antérieurement à leur dommage ou encore celles ayant perdu tout lien avec leur conjoint et enfants pourraient se prévaloir de ce préjudice. Cela aurait bien sûr été contraire à la tendance générale de faveur envers les victimes de dommage corporel et, surtout, en totale contradiction avec les termes mêmes de la nomenclature Dintilhac.
Or, force est de constater, que la Cour de cassation fait systématiquement référence à cette nomenclature lorsqu’il est question de préjudice suite à un dommage corporel. En effet, en l’absence de base légale, la nomenclature Dintilhac, conçue pour définir au mieux les postes de préjudices en matière de dommage corporel, a acquis une certaine autorité ce qui a permis de garantir une certaine harmonie dans l’indemnisation du préjudice corporel sur l’ensemble du territoire national. Concernant le préjudice d’établissement, la définition adoptée par le rapport est la suivante :
« Ce poste de préjudice cherche à indemniser la perte d’espoir, de chance ou de toute possibilité de réaliser un projet de vie familiale « normale » en raison de la gravité du handicap permanent, dont reste atteint la victime après sa consolidation : il s’agit de la perte d’une chance de se marier, de fonder une famille, d’élever des enfants et plus généralement des bouleversements dans les projets de vie de la victime qui l’obligent à effectuer certaines renonciations sur le plan familial »[7].
En l’espèce, il est évident qu’en devenant tétraplégique, le demandeur devait effectuer certaines renonciations sur le plan familial, quand bien même il aurait gardé de bonnes relations avec ses enfants après la rupture du couple parental. En effet, ce handicap va compromettre ses chances de construire un nouveau foyer.
Enfin, il est opportun que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation ait ici préféré trancher en faveur des victimes. C’est ici une décision de bon sens qui mérite d’être saluée pour deux raisons principales. D’une part, la Cour de cassation a donné une solution que l’on peut considérer comme conforme à la réalité actuelle : en effet, aujourd’hui, personne ne peut affirmer ne fonder qu’un seul foyer au cours de sa vie. D’autre part, cette décision de la Cour de cassation permet aux victimes d’être indemnisées sur un plus grand éventail de chef de préjudices, ce qui correspond à la logique de faveur de la jurisprudence actuelle en la matière.
Gwendoline DA COSTA GOMES
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Notes:
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[1] Civ. 2ème, 15 janvier 2015, n° 13-27761 ; 13-28050 ; 13-28211 ; 14-12600 ; 14-13107
[2] Crim., 29 octobre 1991, n° 90-84619
[3] Civ.2ème, 6 janvier 1993, n° 91-15391
[4] Civ.2ème, 30 juin 2005, n° 03-19817
[5] Civ.2ème, 12 mai 2011, n° 10-17148
[6] Civ.2ème, 13 janvier 2012, n° 11-10224
[7] http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/CNAmed_nomenclature_Dintilhac.pdf