Définie comme la science des devoirs professionnels, la déontologie est aujourd’hui presque systématiquement codifiée, alors qu’elle a une base morale. A quel domaine appartient-elle ? Retour sur un concept ambigu.
Article proposé par le blog de culture juridique Conchylius
Le 5 mars 2007, une loi organique dense en projets avait confié au Conseil Supérieur de la Magistrature le soin de rédiger un code de déontologie visant, pour la première fois en France, à encadrer la profession de magistrat. Alors que nous commencions à l’oublier, mais qu’en sens inverse l’affaire d’Outreau pressa l’entreprise du CSM, voilà que l’on apprend, le 10 juin dernier, sa promulgation, sous le nom de « Recueil des Obligations déontologiques des magistrats« . Pour reprendre les mots du Conseil, il s’agit plus d’un « guide » du magistrat qu’un « code de discipline », visant avant tout à garantir l’indépendance des juges par des « principes », des « commentaires », des « recommandations ».
A la simple lecture de cette introduction, le juriste néophyte s’embrouille. S’agit-il de conseils ou d’obligations ? De code ou de guide ? Ces interrogations sur la valeur normative de la déontologie, plus souvent soulevées que l’on ne le croit, méritent d’être élucidées. Plongeons-nous en conséquence dans tout ce que renferme ce concept.
Au commencement était l’utilitarisme
La notion de déontologie naquit dans l’Angleterre industrielle de Guillaume IV ; enfantée par le courant utilitariste, elle fut révélée au monde deux années après la mort de son créateur, Jeremy Bentham, dans un ouvrage éponyme : Déontologie, ou Science de la morale (1834). Le mot puise ses racines dans le grec, avec δέον, ce qui convient, que l’on a combinéavec λογία, qui désigne une science. C’est donc littéralement la connaissance de ce qui est juste ou convenable. Bentham lui confère une base complètement imbibée du courant qui l’a fécondée : elle est « le principe de l’utilité, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’une action est bonne ou mauvaise, digne ou indigne, qu’elle mérite l’approbation ou le blâme, en proportion de sa tendance à accroître ou à diminuer la somme du bonheur public ».
C’est alors qu’un peu plus loin dans l’analyse, Bentham se prononce de manière assez catégorique sur la nature de la déontologie, et marque le top-départ d’une succession de conflits d’école par l’affirmation suivante : « Il est désirable sans doute d’élargir le champ de la morale et de rétrécir celui de l’action politique. La législation n’a que trop empiété sur un territoire qui ne lui appartient pas ». Et c’est là que commence la perte des repères. On ne sait plus si on a affaire à de la morale, ou à du droit ; s’il s’agit de conseils, ou si c’est sanctionné. Bernard Beignier hésite non sans style entre « morale juridicisée » ou « droit moraliste ».
Collision avec le droit
Historiquement, la déontologie vivait tranquillement ses premières décennies, dans le confort de la coutume orale. Mais en 1947, la grise et froide administration s’en empara : un règlement du 27 juin 1947 porta édiction du premier Code de déontologie des médecins. Et ses successeurs suivirent par le même procédé. Le bon publiciste dira alors que ces ouvrages ont valeur normative, puisqu’ils émanent d’actes réglementaires, souvent des décrets. Cela étant, l’Etat, qui en est à l’origine, n’est pas le rédacteur du contenu de ces codes ; il se contente simplement d’user de sa violence légitime, et sanctionne la non-application des règlements en question. Les recueils sont en effet discutés et rédigés par des corps spécifiques : des médecins, des professeurs, entre autres. Ce peut être même une initiative de l’Etat, mais il ne fait qu’en confier l’écriture à d’autres (au CSM par exemple).
La codification déontologique
Bernard Beignier que j’ai cité plus haut, professeur à Toulouse (et co-auteur d’un manuel d’introduction au droit), va plus loin dans l’analyse, et voit dans la codification de la déontologie une séparation d’avec sa nature initiale. Pour lui, « la forme reste distincte du fond » : la déontologie est informelle et relève du « pouvoir de réflexion de corps » ; les codes qui en regroupent les principes relèvent eux du pouvoir réglementaire, et l’Etat s’en sert pour « surveiller et imposer la déontologie professionnelle ». Ce qui nous amène à la conclusion suivante : la déontologie s’abreuve dans la morale, mais est sanctionnée par le droit. Drôle de statut intermédiaire qui nous permet à présent de comprendre pourquoi l’on s’emmêle si facilement les pédales !
Jusqu’à là, le concept a déjà bien été éclairci. Mais si l’on relit l’introduction, on se rend compte que notre esprit est finalement encore plus confondu qu’avant : si donc les codes déontologiques sont sanctionnés par le droit, alors pourquoi le CSM assure-t-il qu’ils doivent être vus comme des « guides » ? Cela nous amène à une dernière petite précision pour comprendre la valeur de la déontologie : tout simplement parce que leur contenu n’est pas un recueil de commandements lapidaires. Il y a des règles, des recommandations, des conseils, ou même des avis (comme c’est le cas chez les architectes, qui n’ont pas de code). Nombreux sont les articles qui prodiguent des conseils au professionnel : par exemple, le médecin ne doit pas annoncer brutalement à son patient qu’il va mourir dans le courant de la semaine prochaine. Ce qui ne veut pas dire que Dr. House aurait été condamné s’il eût été Français : il serait en effet bien difficile de sanctionner de tels articles par le droit.
A présent, la valeur de la déontologie doit être plus claire. Issue de la morale, elle regroupe des règles et conseils sur les devoirs et convenances professionnels ; elle est aujourd’hui codifiée, partiellement ou intégralement, afin que l’Etat puisse contrôler son effectivité par la sanction … En gardant bien à l’esprit qu’il ne peut punir qu’une certaine partie des articles de ces recueils, parfois moindre.
J’espère à présent que mon introduction ne présente plus aucune ambigüité !
Théodore Catry
(Conchylius).
Pour en savoir plus
Je n’ai qu’un seul ouvrage à recommander : L’excellent Dictionnaire de la Culture juridique, Puf, 2003, où se situe l’analyse de B. Beignier (article Déontologie). |