L’Autorité des Marchés Financiers (AMF) a rendu public le 19 mai 2015 son rapport sur l’application du principe « ne bis in idem » dans la répression des abus de marché[1]. Faisant suite à l’arrêt Grande Stevens rendu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme le 4 mars 2014[2] et à la décision QPC du Conseil Constitutionnel du 18 mars 2015[3], l’AMF préconise d’interdire législativement le cumul des poursuites pénales et boursières dans le cadre des abus de marché. Pour ce faire, elle propose notamment d’opérer une distinction claire entre délits et manquements boursiers sur la base de critères objectifs. Cette distinction jouerait en amont de la poursuite, afin de déterminer lors d’une phase de concertation préalable s’il revient à la voie pénale ou à la voie administrative de connaître du manquement.
Une infraction aggravée serait introduite dans la loi et caractérisée soit par des critères cumulatifs de gravité et d’intentionnalité, soit par un critère de récidive ou de bande organisée. Seules ces infractions dites aggravées seraient passibles de sanctions pénales.
En premier lieu, l’AMF préconise de reprendre la rédaction de la Directive MAD[4] relative aux sanctions pénales applicables aux abus de marché – qui doit être transposée au plus tard le 3 juillet 2016 – afin d’identifier les infractions boursières les plus graves. Ainsi, la Directive donne les éléments suivants de la définition de la « gravité » : « les opérations d’initiés et la divulgation illicite d’informations privilégiées devraient être réputées graves lorsque l’incidence sur l’intégrité du marché, le bénéfice réel ou potentiel engrangé ou la perte évitée, l’importance du préjudice causé au marché ou la valeur globale des instruments financiers négociés sont élevés »[5]. S’agissant des manipulations de cours, la Directive prévoit qu’elles « devraient être réputées graves lorsque l’incidence sur l’intégrité du marché, le bénéfice réel ou potentiel engrangé ou la perte évitée, l’importance du préjudice causé au marché ou de la modification apportée à la valeur de l’instrument financier ou au contrat au comptant sur matières premières ou au montant des fonds utilisés à l’origine sont élevés »[6].
Pour mesurer la gravité de l’infraction, seraient instaurés des seuils en valeur absolue de bénéfice ou de perte évitée par personne poursuivie. Le montant de ces seuils n’a pas encore été défini, une étude étant actuellement en cours pour proposer le niveau approprié des seuils proposés sur la base des dossiers ayant fait l’objet d’une condamnation pénale au cours des dix dernières années. Toutefois, si l’AMF reste cohérente avec l’esprit aussi bien de ce rapport que des directives européennes, a priori le niveau de seuil sera placé à un niveau assez élevé pour réserver la sanction pénale aux infractions les plus graves.
L’AMF propose également d’insérer le critère de l’intentionnalité, c’est-à-dire que seules les intentions dolosives devraient faire l’objet de sanctions pénales. Ce critère préconisé par l’AMF est favorable aux investisseurs, puisque l’intentionnalité est extrêmement difficile à prouver matériellement en matière de délinquance financière et de délit d’initié. Il s’agit vraisemblablement pour les investisseurs financiers d’un passeport pour l’impunité, qui leur permettra d’échapper allégrement à la sanction pénale.
Il y a un dernier critère, qui se détache des deux autres critères évoqués précédemment : dans le cas de la récidive ou des faits d’initiés en bande organisée, la sanction est nécessairement pénale, sans considération du franchissement des seuils. Dans ces deux hypothèses, peu importe donc que les critères de gravité et d’intentionnalité soient remplis.
L’AMF propose dans son rapport des critères de délimitation entre les délits et les manquements boursiers, mais en pratique, il est vraisemblable qu’il y aura peu de condamnations pénales en dehors des cas de récidive ou de la bande organisée, du fait du critère de l’intentionnalité proposé par l’AMF.
Sous couvert d’une soi-disant délimitation des compétences entre la juridiction pénale et l’AMF, cette dernière s’arroge le pouvoir de connaître d’un champ quasi-intégral des manquements boursiers, en ne laissant à la voie répressive qu’un simple résidu de compétences.
Ji-Soo KIM
[1] « L’application du principe ne bis in idem dans la répression des abus de marché », 19 mai 2015
[2] CEDH, 4 mars 2014, n° 18640/18, Grande Stevens et a. c/ Italie
[3] CC, 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC
[4] Directive 2014/57/UE sur les abus de marché
[5] Considérant 11 de la directive 2014/57/UE sur les abus de marché
[6] Considérant 12 de la directive 2014/57/UE sur les abus de marché