Par un arrêt du 23 juillet 2010, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rejeté les pourvois formés contre les décisions rendues par la Cour de Justice de la République (CJR) en avril dernier. L’occasion de revenir sur cette institution méconnue.
La fin de l’année universitaire a été marquée par la comparution de Charles Pasqua devant la CJR en avril, puis par les pourvois subséquents formés devant la Cour de cassation. Les faits reprochés à l’ancien ministre (de 1993 à 1995) concernent d’éventuelles malversations financières. La première avait pour origine des détournements de fond à l’encontre de la Sofremi, société gérant le matériel de la police. La deuxième concernait un agrément d’exploitation frauduleusement accordé à un casino, et la troisième, une possible corruption impliquant le groupe Alstom.
Les arrêts de la Cour de Justice de la République des 19 et 30 avril 2010 n’ont condamné l’ancien ministre que pour la question de la Sofremi, prononçant une relaxe pour les deux autres, et ont été confirmés en cela par la Cour de cassation. Les arrêts de la CJR ont pourtant été vivement critiqués, considérés comme trop cléments par certains, ou lacunaires, parfois même déficients par d’autres. Il n’est pas ici question d’analyser l’affaire Pasqua et le raisonnement des « juges de la République », mais bien d’évoquer l’institution elle-même, sa création, ses fonctions, et son action.
I La création de la Cour de Justice de la République
La Ve République est un régime démocratique. En tant que tel, il organise la société autour de l’idée de représentation. Un citoyen choisit l’un de ses semblables pour le gouverner. Mais puisqu’il l’a choisi, cela revient à se gouverner lui-même. C’est, très schématiquement, l’essence de notre régime politique : le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.
Ce représentant édicte des règles à respecter pour les citoyens gouvernés, règles qui, si elles ne sont pas suivies, donnent lieu à une sanction. C’est la justice. Mais, est-il souhaitable que le citoyen particulier qu’est le représentant soit lui-même sous le coup de la justice ? Est-il en effet un citoyen comme les autres ? Il peut y avoir plusieurs réponses à ces questions, qui délimiteront plusieurs choix de société. C’est en tout cas le but d’une Constitution que de donner des indications sur ces choix.
A ce titre, la Constitution de 1958 indique que le président de la République, le « premier » des citoyens, est jugé par une Haute Cour, dans certains cas particuliers (Titre IX, articles 67 et 68). Nous ne reviendrons pas ici sur les différents méandres de cette épineuse question (on se réfèrera pour une première approche à l’article de François Luchaire cité infra). Pour les membres du Gouvernement, le Titre X indique les modalités selon lesquelles ces derniers peuvent être déférés devant la justice. Ce sont les articles 68-1, 68-2 et 68-3 :
Art. 68-1. – Les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis.
Ils sont jugés par la Cour de justice de la République.
La Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi.
Art. 68-2. – La Cour de justice de la République comprend quinze juges : douze parlementaires élus, en leur sein et en nombre égal, par l’Assemblée Nationale et par le Sénat après chaque renouvellement général ou partiel de ces assemblées et trois magistrats du siège à la Cour de cassation, dont l’un préside la Cour de justice de la République.
Toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peut porter plainte auprès d’une commission des requêtes.
Cette commission ordonne soit le classement de la procédure, soit sa transmission au procureur général près la Cour de cassation aux fins de saisine de la Cour de justice de la République.
Le procureur général près la Cour de cassation peut aussi saisir d’office la Cour de justice de la République sur avis conforme de la commission des requêtes.
Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.
Art. 68-3. – Les dispositions du présent titre sont applicables aux faits commis avant son entrée en vigueur. |
Depuis plusieurs siècles, un régime est considéré comme démocratique s’il organise une séparation des pouvoirs. Notamment depuis Locke dans ses Traités sur le gouvernement civil et surtout Montesquieu dans l’Esprit des lois. Or la Ve République n’échappe pas à la règle. Les membres de l’exécutif ne peuvent donc pas être jugés par l’autorité judiciaire. C’est pourquoi est instituée cette juridiction d’exception, cette Cour de Justice de la République. Cela dit, il existe des situations précises qui atténuent la situation extra-ordinaire de ces ministres. « Toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peut porter plainte auprès d’une commission des requêtes ». Ainsi, un ministre, dans le cadre privé, c’est-à-dire lorsqu’il n’est plus un représentant, mais un citoyen quelconque, sera jugé par une juridiction normale lorsque l’action répréhensible qui lui est reprochée est analogue à celle qui serait reprochée à tout citoyen. A noter que si cette définition paraît ici limpide, les faits ne lui donnent pas toujours cette clarté.
Même pour un ministre donc, la Cour de Justice de la République n’est qu’une exception.
C’est une création récente, puisque les articles 68-1 à 68-3 ont été incorporés à la Constitution par la loi de révision constitutionnelle du 27 juillet 1993 (complétée par la loi organique du 23 novembre 1993). Auparavant, les ministres étaient justiciables de la Haute Cour de Justice, au même titre que le président de la République. Mais les différentes affaires politico-financières des années 1990 ont entraîné une refonte du système.
Dans l’ancienne configuration, seul le Parlement pouvait engager des poursuites, ce qui pouvait conduire à des abus puisque la majorité parlementaire ne pouvait réellement accuser publiquement son gouvernement.
II Le fonctionnement de la Cour de Justice de la République
Comme le précise l’article 68-2, la Cour comprend six sénateurs, six députés, et trois membres de la Cour de cassation. Elle est présidée par l’un de ces magistrats.
La phase d’étude de la plainte est confiée à une Commission des requêtes. Elle est entièrement composée de magistrats, ici encore issus de la Cour de cassation, mais aussi du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, et se charge, comme toute commission de ce type, de jouer le rôle de filtre.
Toute personne s’estimant lésée par un ministre dans le cadre de l’exercice de ses fonctions peut porter plainte devant la Cour, sa requête étant dès lors examinée par la Commission. Ce n’est pas anecdotique. Par exemple, lors de l’affaire Clearstream, Dominique de Villepin a refusé de saisir la CJR, alors qu’il aurait tout à fait pu former un recours.
Egalement, l’article 68-2 permet au procureur général près de la Cour de cassation de saisir la Cour après avis conforme de la Commission. La procédure est donc beaucoup plus ouverte que dans le cas de la Haute Cour de Justice, mais l’apparition d’un filtre permet de fortement réduire le nombre de procès éventuels. A noter que les victimes n’ont pas la possibilité de se constituer partie civile.
Comme l’illustre l’affaire Pasqua, les arrêts rendus par la CJR sont susceptibles de pourvoi devant la Cour de cassation. On peut d’ailleurs remarquer que dès lors, cela place la Cour de Justice dans le giron de la Cour de cassation. Autrement dit, la CJR fait partie de l’ordre judiciaire, ce qui, au regard de ses fonctions, est logique, mais qui peut sembler étrange compte tenu de sa composition (puisque sur 15 membres, 12 ne sont pas magistrats).
Il est bien précisé par la Constitution que la Cour doit se prononcer « par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi ». A la différence donc de la Haute Cour, qui elle ne peut se prononcer à propos du président de la République que sur la base d’un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », formule porteuse de nombreuses virtualités. Ici la Cour de Justice se base sur le code pénal, ce qui évitera toute question sémantique.
Il est donc clair d’après les textes qui régissent l’institution qu’il s’agit d’une Cour en tant que telle, c’est-à-dire d’une juridiction. Néanmoins, les jurisprudences récentes du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation, ou de la CEDH, montrent qu’une institution n’est pas forcément une juridiction parce qu’un ordre interne la désigne comme telle, et réciproquement, qu’une institution qui n’est pas désignée comme étant une juridiction peut se voir soumettre des règles qui ne concernent que ces dernières (cas des autorités publiques indépendantes).
Pour autant, il paraît logique de concevoir comme une juridiction la CJR, malgré sa faible composition juridique. Des tribunaux règlent tous les jours des litiges sans qu’ils soient composés de magistrats professionnels, et ne voient pas leur statut particulièrement débattu (exemple des prud’hommes ou des tribunaux de commerce).
Il paraît également indéfendable de souhaiter que les ministres ne soient pas jugés pour ce qui touche à l’exercice de leur mandat par des parlementaires, et ce pour plusieurs raisons. Cette fonction de juger fait quelque part partie intégrante de la fonction de contrôle qu’exerce le Parlement sur le Gouvernement. La séparation des pouvoirs, nous l’avons vu, interdirait cette possibilité à des magistrats seuls. De même, lorsque l’on voit les foudres que s’attire le Conseil constitutionnel à propos de lois, on imagine mal des juges se prononcer sur l’avenir politique de certains membres du Gouvernement. Enfin, il s’agit souvent de décisions éminemment politiques qui sont reprochées, et les juges peuvent avoir des difficultés à appréhender les enjeux qui sous-pèsent telle ou telle décision.
Le raisonnement inverse peut aussi être avancé. Celui de dire que les ministres devraient être des citoyens comme les autres et être jugés comme tels. Ou qu’au moins, les magistrats ne sont pas en nombre suffisant et qu’il faudrait une parité entre parlementaires et membres du siège. Les parlementaires peuvent avoir des attitudes de complaisance à l’égard d’une majorité amie, d’engagements politiques ou privés passés, ou de collègues.
Ces défauts sont majoritairement ceux que l’on peut reprocher à toute Cour qui possède comme attribution celle de juger des représentants. Plus loin, toute juridiction peut s’interroger sur sa composition. Il est vrai cependant que, dans la mesure où c’est le code pénal que la CJR applique, la part de magistrats pourrait y être plus importante. D’autres défauts sont tout de même plus prégnants, comme les relève François Luchaire. Notamment celui de ne pouvoir juger que les ministres, et non pas leurs collaborateurs, ou l’impossibilité de constitution de partie civile pour les victimes.
III La Cour de Justice de la République, 17 ans après
Pour mémoire, quels ont été les ministres déférés à la CJR ? Il est notable de remarquer que peu d’affaires ont requis un jugement.
En 1999, la CJR a jugé l’affaire du sang contaminé. Les chefs d’accusation à l’égard de Laurent Fabius et Georgina Duffoix ne sont pas constitués. Edmond Hervé est déclaré coupable mais dispensé de peine.
En 2000, la CJR a relaxé Ségolène Royal dans une affaire de discrimination à l’encontre de deux enseignants.
En 2004, la CJR a condamné Michel Gillibert pour escroquerie au préjudice de l’Etat.
En 2010, La CJR relaxe Charles Pasqua dans deux affaires, mais le condamne dans le scandale de la Sofremi à un an d’emprisonnement avec sursis (avec confusion des peines, l’ancien ministre ayant déjà été condamné pour l’affaire de l’agrément du casino d’Annemasse par un tribunal judiciaire).
C’est à l’usage que l’on déterminera si les réformes de 1993 ont porté leurs fruits. Si chaque arrêt rendu par la Cour est sujet à de nombreuses critiques, justifiées pour la plus-part, il s’agit de ne jamais omettre que cette institution est au centre des pressions publiques et politiques, et que nonobstant les préceptes du projet démocratique, les représentants ne sont peut-être pas des citoyens réellement comme les autres.
Antoine Faye
Pour en savoir plus (Attention, comme toujours, au fait que les opinions des auteurs n’engagent qu’eux-mêmes).
Article Wikipédia sur la CJR
Qu’est ce que la Cour de Justice de la République ?, politique.net
Pasqua : le ministère public va en cassation, France 2.fr
Faut-il supprimer la Cour de Justice de la République ?, L’express.fr
La Cour de Justice de la République juge son sixième ministre, TF1.fr
Pourquoi Charles Pasqua a-t-il bénéficié de la clémence de la Cour de Justice ?, le parisien.fr
Pasqua : la décision de la Cour de Justice définitive, NouvelObs.fr
Charles pasqua devant la CJR : une condamnation, deux relaxes, Le parisien .fr
Le juge, l’élu et la Constitution, Luchaire François, Cahiers du Conseil Constitutionnel, 01/01/2003, n°14, p.76-78.
L’arrêt de la Cour de Justice du 30 avril 2010
L’arrêt de la Cour de cassation du 23 juillet 2010
De la Haute Cour à la Cour de justice de la République, Gondre Louis, Revue pénitentiaire et de droit pénal, 01/04/2000, n°1, p. 74-86.
Le statut pénal des membres du parlement et du gouvernement, Courtin Christine, Revue pénitentiaire et de droit pénal, 01/03/2004, n°1, p. 157-172. |