« Réparer le capitalisme » et « regagner la confiance des Français dans l’entreprise », telles sont les lignes directrices jalonnant la dernière grande réforme gouvernementale portée par le projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises, plus connue sous le vocable loi PACTE. Si ces postulats semblent être parvenus à emporter l’adhésion des membres de l’exécutif lors de leurs dernière présentation, l’effet escompté de cette réforme au sein de la sphère juridique semble avoir emprunté des chemins au tracé plus sinueux. Créant la confusion en doctrine, la redéfinition du contrat de société quepropose cette réforme ne cesse de déchainer les passions et d’alimenter les critiques depuis sa présentation en Conseil des Ministres le 18 juin dernier. L’un des principaux points de divergence concerne la réécriture prochaine des articles 1833 et 1835 du Code civil. L’ambition ici portée est celle d’inscrire dans le marbre de la loi que d’une part, les sociétés soient géréesdans l’intérêt social en prenant en considération les enjeux sociétaux et environnementaux et que d’autre part, les statuts puissent contenir« la raison d’être » de la société. Annonciateur d’une « révolution conceptuelle totale »[1], ce projet de réforme transcende le concept de société dans son entièreté, des premiers temps de son existence jusqu’au moment de sa gestion courante. Dès sa constitution en effet, l’entreprise pourrait être assignée à poursuivre, dans le respect de son objet social, un projet entrepreneurial répondant à un intérêt collectif satisfaisant l’ensemble des collaborateurs en présence. Sile projet de loi PACTE est adopté en l’état, tout dirigeant de société, indépendamment de sa taille, devrait être amené à prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux sous-jacents aux décisions de gestion qu’il entend diligenter.
L’annonce de cette réforme, au-delà du tumulte doctrinal auquel elle donne lieu, se révèle également être une opportunité pour appréhender en de nouveaux termes les concepts idéologiques au fondement de la théorie de « l’intérêt social » et de ses dérivés, ainsi que de reconsidérer les questionnements qui lui sont sous-jacents. S’il apparait que la méthode choisie tenant à la réécriture du code civil laisse dubitative un certain nombre d’auteurs du point de vue de son opportunité, les incertitudes relatives à sa portée et à ses applications pratiques n’en sont que plus vivent.
=> La responsabilité « sociétale » des entreprises, une finalité apriori louable dans ses principes :
Récemment mis en exergue dans les rapports Sénart-Notat et dans celui rédigé par une commission du Club des juristes sur le thème du contrat de société et de sesperspectives d’évolutionsà l’occasion des réflexions menées lors de la rédaction du projet de loi PACTE, le concept du « projet d’entreprise » jouit en réalité d’origines bien plus anciennes. Avant d’être rendu populaire à travers le projet de loi Macron de 2016, ce principe aconnu sespremières expressions dans le cadre d’un principe fondamental de la RSE, la règle dite de la « comply or explain ». Appréhendée à travers le prisme de la loi PACTE de 2018, cette règle consiste pour la société à se conformeraux exigences induites par les enjeux sociaux et environnementaux de ses activités, ou expliquer pourquoi elle y déroge. Depuis quelques années la notion d’intérêt social revient au cœur des débats en réaction auxdiverses mutations connues par l’entreprise. Force est en effet de constater que l’entreprise constitue un acteur de plus en plus considérable de notre quotidien en raison de l’influence qu’elle joue sur le monde extérieur ainsi que sur la vie de chacun. Au prima bord caractérisé au travers de ses parties prenantes parmi lesquels les salariés occupent une place socialement et émotionnellement forte, le monde entrepreneurial n’avait pour autre choix que d’évoluer. Pour cette raison, l’entreprise, et donc l’intérêt qui guide son action, est devenue plus inclusive à l’égard des parties prenantes de sorte qu’elle intègre désormais dans ses organes de gestion des salariés indépendamment de leur niveau hiérarchique. Aujourd’hui ses ambitions apparaissent décuplées sous l’impulsion du projet de loi PACTE dans la mesure où, pour reprendre les propositions faites par leClub des juristes, « l’entreprise ne se réduit plus à un simple rapport employeur-salarié, mais un lieu de production collectif singulièrement lié à l’innovation scientifique et technologique ». Dans cette perspective, il apparait louable de considérer que l’entreprise, loin de fonctionner de manière autocentrée et indifférente à l’égard du contexte économique et social qui l’entoure, se doit désormais d’intégrer ces enjeux à son action quotidienne. Autrefois réduite au rang d’utopie intellectuelle, cette obligation semble être en passe de devenir la réalité de demain pour de nombreuses entreprises en cas d’adoption définitive du projet de loi ici étudié. Par ailleurs, bien que l’ambition promue par ce projet soit d’élargir les perspectives de gestion des sociétés, l’objectif n’est pas pour autant d’éradiquer toutes formes d’activités sociétaires susceptibles d’affecter ou affectant les enjeux sociaux et environnementaux les entourant. Il s’agit en effet davantage « d’inciter les sociétés à examiner, dans l’accomplissementde l’objet statutaire, l’impact social et environnemental de leur activité et de permettre, le cas échéant, de mettre en balance celui-ci avec les autres intérêts dont elles ont la charge » (CE n°102). En d’autres termes, le texte consacre ici une obligation de réflexion à l’attention des dirigeants sociaux et non un cadre prohibitif de nature à freiner le développement des entreprises. Dans son rapport, l’association Démocratie vivante exprimait déjà cette idée à travers l’affirmation selon laquelle « l’entreprise doit créer de la valeur pour tous les groupes sociaux, les collaborateurs, les clients, les fournisseurs, les actionnaires ». Cette vision « globalisante » de la société vise ainsi à ouvrir le champ de sa finalité, traditionnellement perçue comme financière et désintéressée des enjeux sociétaux, vers de nouveaux horizons au nombre desquels figurent les enjeuxsociétaux et environnementaux qui lui sont inextricablement liés. Plus qu’un renversement des paradigmes, cette réforme se veut inclusive et ouverte sur de nouvelles perspectives habituellement négligées en droit des sociétés.
Par-delà ses expressions essentiellement théoriques, force est de constater que le concept de projet d’entreprise, renommé aujourd’hui responsabilité « sociétale » de l’entreprise, a fait l’objet de précédents non négligeables en France et à l’étranger. L’intégration croissante des salariés dans les structures sociétaires, la responsabilisation des actionnaires dans le cadre des procédures collectives ou, plus récemment, la consécration législative du devoir de vigilance des sociétés mères à l’égard de leurs filiales, sont autant d’initiatives attestant de la volonté du législateur français de reconsidérer les termes de la finalité de la société vers une version plus responsable des enjeux sociétaux et environnementaux qui la transcendent. Dans cette perspective, le projet de loi PACTE apparait comme étant la dernière pierre à apporter à cetédifice législatif afin d’en assurer la cohérence et l’homogénéité.
La tendance étant à l’ouverture des perspectives, il est également frappant de constater que cette mouvance revêt depuis peu une envergure internationale, faisant progressivement de la France un cas de plus en plus isolé parmi l’ensemble des initiatives étrangères engagées sur le sujet. Parmi ces dernières, deux mouvances principales semblent pouvoir être identifiées. La première se caractérise par la création de nouvelles structures sociétaires ayant pour objet social l’exercice d’une activité d’intérêt général. Il en est ainsi de la Community Interest Companyde droit anglais qui a pour originalité de renfermer un objet d’intérêt général, mais qui conserve un but lucratif pour ses associés[2]. D’autres ont choisi d’admettre ce type de diversification sans qu’il soit nécessaire de créer de nouvelles structures sociétaires. Délicate à première vue[3], cette voie est pourtant celle qui a été empruntée par le législateur anglais. Ce dernier est en effet venu préciser au sein de la section 172 du bien connu Companies Act, l’obligation pour un dirigeant social d’agir pour promouvoir le succès de la société au bénéfice de tous ses membres, en tenant compte des conséquences probables de ses décisions sur le long terme, des intérêts des salariés, du besoin de favoriser les relations avec les fournisseurs, les clients et les autres partenaires, etc.
Par ailleurs, si cette dernière illustration pratique nous encourage à penser que le projet de loi actuellement débattu en France est susceptible de donner lieuà des applications efficiente en pratique, reste encore à apaiser les craintes exprimées sur le plan juridique. Si la « transformation en profondeur de l’entreprise, en modifiant sa norme fondamentale de gestion » est séduisante intellectuellement, il n’en demeure pas moins que cette initiative se heurte à un certain nombre d’incertitudes quant à ses implications futures et à l’opportunité même de sa consécration.
- Une gestion sociétaire fondée sur des concepts fuyants et à la portée incertaine, vecteur indéniable d’insécurité et d’instabilité juridique :
Quelles soient anciennes ou récentes[4], les craintes et les incertitudes exprimées à l’égard du projet de réécriture du code civil, ne manquent pas d’illustrations. Au risque de perdre en exhaustivité, il s’agira dans cette deuxième partie d’exposer les inquiétudes ayant été majoritairement exprimées sous laplume des différents commentateurs.
Il est tout d’abord intéressant, voir décontenançant, de constater que le débat relatif à la réécriture du code civil se fonde, à différents égards, sur une lecture trop hâtive et parfois caricaturale des textes en présence. Une regrettable confusion semble en effet être souvent commise entre les notions « d’intérêt commun » et celles, plus larges, « d’intérêt social ». Revenue au centre débat avec la publication du projet de loi PACTE, cette lecture erronée de l’article 1833 du code a connu ses premiers atermoiements dans les années 90 lorsque certains auteurs de renom ont commencé par associer l’intérêt commun à un objectif de « maximisation boursière »[5]. Depuis, cetteapproche essentiellement financière du contrat de société semble avoir rallié à sa cause de nouveaux défendeursdont certains sont aujourd’hui à l’origine des débats entourant le projet de loi PACTE. Or, ilne faut pas s’y méprendre, le contrat de société demeure avant tout caractérisé par la communauté d’intérêts des associés qui en sont à l’origine. Preuve en est la rédaction de l’article 1833 qui dispose clairement que, dans la famille des contrats, le contrat de société tire sa singularité de l’absence d’antagonisme[6]que l’on trouve communément dansle contrat de prêt par exemple. Dès lors, lorsque l’on parle de « l’intérêt commun » de la société, c’est bien de l’intérêt des associés exprimé lorsde sa création dont il est question et non de la définition de ses missions. Cette signification est en effet réservée à la notion plus large « d’intérêt social » renvoyant expressément à la finalité de la société. De surcroit, à l’appui de cette lecture exégétique de l’article 1833, il convient de rappeler que la négation de l’intérêt social est elle-même sanctionnée par la nullité. Or, la nullité n’a de sens que lorsqu’elle est perçue à travers le prisme de l’intérêt commun en tant que communauté d’intérêt des associés, et non au regard d’un intérêt commun perçucomme la recherche de « la maximisation de la valeur boursière »[7]selon l’expression consacrée. Ainsi, bien que la recherche de profitabilité soit inhérente au contrat de société, il n’en demeure pas moins que sa finalité soit monovalente. Les pourfendeurs de la loi PACTE l’admettent eux-mêmes, la raison d’être de la société se doit d’être ouverte…
Cette clarification étant établie, il convient ensuite de s’attaquer au corps principal de cette réforme incarné au travers des notions « d’intérêt social » et « de raisons d’être » de la société. Il ne fallait pas plus de deux expressions, a priori sansgrande incidence, pour déclencher les critiques les plus acerbes sur le sujet. Selonune partie importantede la doctrine, ce projet de loi se fonde en effet sur des concepts flous aux implications incertaines voir, pour les plus pessimistes, dangereuses du point de vue de la pérennité du droit des sociétés.
S’agissant tout d’abord de la notion « d’intérêt social » que le législateur projette d’intégrer au sein de l’article 1833 du code civil puis parallèlement dans les articles L. 225-35 et L. 225-64 du Code de commerce, de nombreuses voix se sont élevées pour en dénoncer l’absence de définition claire. Que ce soit du côté de la jurisprudence ou du législateur, il est en effet regrettable de constater que cette notion phare du dernierprojet de réforme gouvernemental, ne fait l’objet d’aucune délimitation. En outre, la nouvelle rédaction de l’article 1833 ne contribue pas à en préciser le contenu mais semble au contraire en accroitre le risque d’y associer des interprétations divergentes. Tel que le texte est rédigé, il laisse penser que l’intérêt social et les enjeux sociaux et environnementaux sont des concepts qui s’opposent. Dans cette perspective, il appartiendrait au gérant, après avoir réalisé un contrôle de proportionnalité qui ne sera pas des plus aisé, de s’assurer que l’intérêt social porté par ladécision de gestion prise ne contrevient pas de manière significative à l’un de ces nouveaux enjeux[8]. Composantes de l’intérêt social ou notions autonomes, tels sont les questionnements qui animeront très certainement les débats consécutifs à l’entréeen vigueur de la loi PACTE le cas échéant.
Des réserves semblables peuvent également être formées à l’égard du deuxième concept central de cette réforme, celui de « la raison d’être » qu’il sera bientôt possible d’inscrire dans les statuts de toutes les sociétés qui en exprimeront lavolonté. A l’instar de « l’intérêt social », la consécration du concept de « raison d’être » de la société n’est accompagné d’aucune définition légale et ne fait jusqu’à présent l’objet d’aucune consécration jurisprudentielle notable. Par ailleurs, comme le souligne Antoine Tadros dans ses écrits, la définition légale de la société consacrée au sein de l’article 1832 renferme également un substrat de ce que recouvre la finalité d’une société : le fait pour des associés de « réaliser un bénéfice ou de profiter d’une économie ». C’est d’ailleurs cette raison d’être qui participe de la distinction des sociétés avec d’autres groupements tels que les associations par exemple[9]. Un tel précédent laisse entrevoir de potentiels conflits entre les différents intérêts en présence dèslors qu’il s’agira pour un dirigeant social d’apprécier la portée des décisions de gestion qu’il en envisage de prendre. Cette difficulté apparait d’autant plus prévisible que le rapport réalisé par la Commission Notat-Senard définit la raison d’être « comme l’expression de ce qui est indispensable pour remplir l’objet social ». Il semble donc que la distinction entre la notion d’objet social, de « raison d’être » de la société telle que définie par le projet de loi PACTE et celle codifiée au sein de l’article 1832, constituera l’un des prochainsenjeux que le juge et le législateur auront à résoudre pour éviter toute difficulté d’interprétation. L’établissement d’une hiérarchie entre ces différentes notions apparait également indispensable pour éviter que ce projet de réforme ne finisse par constituer un énième obstacle à la mission de gestion assumé par les dirigeants sociaux qui, pour être efficiente, doit être exercée avec promptitude et précision.
Dès lors, face aux désaveux du législateur, une complétude jurisprudentielle s’avèrera nécessaire et inévitable. Or, comme lesouligne bon nombre des auteurs s’étant exprimés sur le sujet, la tentation de légiférer sur des notions aussi évasives que sont « l’intérêt social » et « la raison d’être », tout en se reposant sur l’aide du juge pour en éclaircir la portée, conduit inexorablement à des énumérations fastidieuses et divergentes de nature à accroitre l’instabilité du droit des sociétés. On le voit donc, les impératifs d’accessibilité et de lisibilité promus par le projet de loi étudié semblent encore loin d’être garantis. Constat d’autant plus regrettable que cette carence touche des domaines ohcombien stratégiques et déterminants du droit des sociétés, à savoir sa constitution et sa gestion courante.
Au-delà de l’effet d’annonce et de la « politique du symbole » auquel ce projet de réforme est parfois associé, sa principale fragilité réside dans le fait qu’il repose sur des concepts manquant indéniablement de consistance et de cohérence. L’exposé de ces problématiques, s’il apparait dans un premier tempsun tantinetsoporifique, prend toute son importance dès lors que l’on envisage avec plus d’attention leurs conséquencespratiques, notamment du point de vue des parties prenantes susmentionnées.
- Une réforme aux retombées pratiques incertaines, vectrice d’instabilité et d’insécurité juridique :
L’incertitude conceptuelle que sous-tend cette réforme législative semble tout d’abord poser certaines difficultés quant à la détermination de son champ d’application rationne personae. Si le texte se réfère expressément à la gestion de la société, il est en effet louable de se demander si au-delà des dirigeants sociaux, les associés sont également tenus de prendre en considération les intérêts sociaux et environnementaux en passe d’être imposés par le législateur. Dans un souci de cohérence nous serons tentés d’y apporter une réponse positive car, commele démontre justement Antoine Tadros, il serait pour le moins étrange que ces derniers n’aient pas à se soucier uniquement de l’intérêt social en faisant fi des autres intérêts qui lui sont intrinsèquement liés[10].
Intimement liée à la première, la question de la responsabilité des dirigeants sociaux en cas de considération insuffisante des enjeux sociaux et environnementaux, alimente depuis le début de l’été les spéculations les plus ubuesques. Pour en retenir les deux principales illustrations, il convient de noter que si une telle négligence parvenait à se produit après l’entrée en vigueur de la loi, le dirigeant social initiateur de la décision de gestion litigieuse pourra voir sa responsabilité civile engagée ou bien, dans le pire des cas, être révoqué dès lors que cette faute est caractérisée par la violation de la loi[11]. De surcroit, en raison de l’absence d’une hiérarchisation des intérêts en présence, il semble légitime de se demander ce qu’il adviendra du dirigeant ayant fait privilégier, dans le cadre de sa gestion, l’intérêt social sur les enjeux sociaux et environnementaux sous-jacents ? Cette question est d’autant plus délicate lorsque prise sous l’angle de l’article 1833 du code civil, étant donné que les réponses invoquées semblent être contradictoires. Selon une approche traditionnelle, le dirigeant social qui commet un acte contraire aux statuts commet une faute, laquelle constitue un motif de révocation. Dans cette perspective, le dirigeant qui méconnaitrait la raison d’être de la société telle que définie dans les statuts pourrait faire l’objet d’une procédure de révocation. Par ailleurs, prise sous l’angle de l’étude d’impact de la loi PACTE, cette solution perd de sa crédibilité. Cette dernière mentionne en effet qu’il ne faut pas confondre l’intérêt social avec la raison d’être de la société. A ce propos, il est mentionné que « si l’intérêt social est l’intérêt principal de la société́, la raison d’être en est l’intérêt accessoire qui ne contredit pas l’intérêt social, mais que l’activité́ de la société́ doit contribuerà satisfaire ». Dans de telles conditions, la révocation du dirigeant social ayant privilégié l’intérêtprincipal de la société au détriment de ceux qui lui sont accessoires, semble délicate à justifier sur le plan juridique.
En ce qui concerne les sanctions pénales, le Conseil d’état relève, dans le cadre de son avis donné sur le projet de loi PACTE[12], que la répression pénale s’agissant des abus de bien sociaux notamment, ne saurait être accrue par l’obligation d’avoir conscience des enjeux sociaux et environnementaux, « sauf à méconnaitre l’obligation constitutionnelle de clarté et de précision des dispositions répressives ».
Une autre interrogation concerne la détermination de la marge de manœuvre dont disposeront les tiers au groupement dès lors qu’ils auront décidé d’engager la responsabilité d’un dirigeant socialpeu regardant quant aux impacts sociaux et environnementaux de sa politique de gestion. Il s’agira notamment de savoir s’il sera possible, a l’instar de ce qui se fait en matière de devoir de vigilance, de prendre en considération les risques avérés de dommages futurs sous la forme de responsabilité-anticipation ? Par analogie, la situation des tiers en présence de décisions de gestion ne respectant pas la raison d’être de la société, en est tout aussi incertaine telle que le démontre laconfusion entourant la notion de « raison d’être » de la société depuis sa publication. Dans ce cas de figure il semblerait, eu égard à lajurisprudence antérieure s’étant exprimée sur le sujet, que les tiers devraient être en mesure d’invoquer les limites statutaires aux pouvoirs des dirigeants sociaux[13]. Par ailleurs, une fois cette possibilité admise, il reste à déterminer dans quel cadre juridique cette responsabilité pourra être soulevée ? S’agissant des tiers ayant contracté avec la société, il apparait nécessaire que les motifs caractérisant la raison d’être de la société aient intégré expressément les termes du contrat pour que leur négation produise un réel effet sur le contrat par le biais d’une clause pénale ou encore de sa nullité par exemple. En ce qui concerne en revanche les parties prenantes qui ne sont pas contractuellement liées à la société, ce sont les règles de la responsabilité délictuellequi devraient être applicables[14].
Dans des perspectives élargies, il s’agira également de déterminer qu’elles seront les implications de cette réforme du point de vue de l’application du principe de responsabilité au sein des groupes de société. Traditionnellement perçues commeformant un ensemble d’entités autonomes, dépourvues d’intérêt commun et agissant dans le cadre de finalité propre, le fait d’associer la gestion de la société au respect d’un intérêt social et d’une raison d’être statutaire, ne serait-elle pas de nature à renverser les paradigmes en présence ? Cetteinterrogation est d’autant plus légitime qu’elle intervient dans un contexte délicat où la Cour de cassation a récemment reconnu la responsabilitéd’une société mère pour les faits de l’une de ses filiales dans le cadre d’une procédure de licenciement[15]. Dans ce cas de figure, l’invocation de la non prise en considération des intérêts sociaux en présence pourrait devenir un nouvel élément de justification à promouvoir pour étendre le champ d’application de la responsabilité au sein des groupes de sociétés et ainsi satisfaire la proposition formulée par nombre d’auteurs d’en finir avec l’utilisation de la théorie houleuse et controversée du « co-emploi »[16].
Savoir comment résoudre les incertitudes tenant à l’appréciation de la nouvelle loi en passe de rentrer en vigueur est une chose, mais il en est une autre toute aussi importante à la lecture du projet de loi PACTE : questionner la nécessité et l’opportunité de la réécriture du code civil avec pour ambition d’intégrer dans le champ de notre positif des concepts qui semblentapporter plus de questionnements que de réelles solutions du point de vue de la responsabilité sociale des entreprises.
- La réécriture du code civil en vue de légiférer sur une règle de droit mou, une méthode à l’opportunité et à l’efficience contestée :
Au-delà des problématiques relatives à la rédaction des textes et à leur portée, il semblerait que la méthode choisie, celle de la réécriture du code civile, ait suscité de nombreuses réactions dans le microcosme constitué par des auteurs de doctrines juridiques.
Tout d’abord, la réécriture simultanée du Code civil et du Code de commerce proposée à travers le projet de loi PACTE présente le risque de brouiller les frontières séparant les prérogatives détenues par les organes de gestion au sein d’une société anonyme. La réforme étudiée envisage en effet de modifier uniquement les articles ayant trait aux prérogatives du Conseil d’administration ou du Directoire et du Conseil de surveillance le cas échéant. Or, il apparaiten réalité que les dispositions visées au sein de l’article 1833 du code civil concernent également les missions habituellement reconnues au Directeur général dans la mesure où ce dernier est tenu de gérer la société conformément aux statuts[17]et à l’intérêt social[18]. De ce point de vue, la modification partielle des articles du Code de commerce suscite des regrets. Ceux-ci sont d’autant plus légitimes qu’ils posent la question de savoir si le Directeur général est tenu ou non de respecter les nouveaux impératifs nouvellement érigés par le législateur ? C’est donc un constat, la méthode choisie pour la modification concomitante des textes du Code civil et du Code de commerce, complexifie la lecture des prérogatives respectivement détenues par les organes de gestion au sein d’une société.
Il va de soi qu’à toute réforme législative d’importance, est associé son lot de critiques et de méfiances, telle une étape irréductible à laquelle il semble difficile d’échapper. Or ce qui est plus problématique avec le projet de loi PACTE, c’est qu’il semble également grossir les traits de difficultés déjà soulevées dans le passé. Selon une partie de la doctrine, ce nouveau projet de réforme serait en effet de nature à accroitre les dissensions observées entre d’une part, la réalité économique et, d’autre part, la réalité juridique[19]. En ce sens le caractère « globalisant » decette réforme, étant donné qu’elle entend modifier la définition générale du contrat de société, semble inadapté à la diversité des formes sociétaires composant le paysage juridique. Dans cette perspective, il semble par exemple inopportun d’imposer au créateur d’une société unipersonnelle la prise en considération des enjeux environnementaux et sociétaux dans le cadre de sa politique de gestion. Il en est de même s’agissant des sociétés holding dont la majeure partie d’entre elles n’ont pour seule « raison d’être » que la détention et la gestion de titres sociaux. Au-delà de la lourdeur administrative qu’elle véhicule, cette réforme législative pourrait ainsi représenter à l’avenir un réel danger du point de vue de l’attractivité des entreprises française et de la de création de nouvelles entreprises.
Plus largement, ce point de disconvenance nous amène à nous interroger sur le rôle même joué par la norme législative dans les évolutions impactant notre droit positif : souvent perçue comme un moyen de parachever des évolutions sociétales ou économiques, la loi peut-elle également être perçue comme un moyen d’engager une « réforme conceptuelle totale »[20], alors même que cette dernière ne jouit que d’une faible assise en pratique ? Sur ce point, force est de constater que la tendance naturelle du juriste ne s’inscrit pas dans cet esprit d’initiative, car, ainsi que le dit François Gény, « la technique doit rester l’humble servante des idées de justice et d’utilité sociale ». En ce sens, bien souvent la pratique précède la consécration textuelle, de sorte que dans le cadre du sujet qui nous intéresse, nous pouvons regretter la précipitation du législateur n’ayant pas jugé bon d’attendre quela dernière réforme engagée en la matière sur le devoir de surveillance des sociétés à l’égard de leurs filiales, ne donne lieu à ses premiers effets en jurisprudence pour engager une réforme du même type mais aux enjeux décuplés. C’est donc dans l’incertitude que le législateur s’emble s’être jeté à corps perdu avec pour optique de consacrer des principes aux fondements eux aussi pour le moins incertains. Le floue entourant cette réforme, si l’on peut volontiers lui reconnaitre un caractère artistique eu regard à la singularité qui la caractérise, ne risque pas de diminuer l’attention que lui porte les auteurs de doctrines juridiques.
Parmi les questions soulevées, il en est une risquant de demeurer un certain nombre d’années en suspend avant de trouver une solution satisfaisante : est-il certain quele fait de contraindre juridiquement les sociétés à modifier les méthodes utilisées dans le cadre de leur politique de gestion, constitue une voie plus efficace pour infléchir un changement que celles habituellement empruntées par la RSE ? Ce glissement d’un droit mou vers un droit dur, est-il opportun ? Cette manière de procéder n’a-t-elle pas pour effet de vider de sa substance la norme dont on entend modifier le statut ?
Selon une doxabien connue constituant un des piliers fondateurs du domaine de la RSE, ce dernier ne recouvrirait que des règles d’origine volontaire. Venant au soutien ou en complément de la loi, ces normes tirent en effet leur fondement de la volonté unilatérale de l’entreprise, car elles consistent dans une autorégulation, une autodiscipline de l’entreprise[21]. Ce droitsouple, on l’aura compris, repose sur l’adhésion de ses destinataires, et doit donc puiser son efficacité, et sa force, dans cette adhésion, et non dans un mécanisme obligatoire reposant sur l’intervention d’une autorité tierce. En d’autres termes, « son autorité ne lui est pas extérieure mais,au contraire, il la tire de lui-même, ou plus exactement de sa source »[22]. Dans cette perspective, l’initiative du législateur portée par le projet de loi PACTE apparait paradoxale en ce qu’elle ambitionne de créer une obligation pour les sociétés de s’imposer volontairement un comportement vertueux en matière sociale et environnementale alors même que cette règle de droit souple tire son caractère contraignant du fait que son application ne dépend pas d’un contrôle externe. A cet égard, l’efficacité de la réforme semble compromise eu égard à la lourdeur administrative à laquelle elle donne lieu[23]. Face à ce constat, nombreux sont les auteurs qui préconisent de consacrer cette « obligation de réflexion »[24]à l’égard des dirigeants sociaux, à travers des mécanismes plus incitatifs tels que le sont par exemple les codes de gouvernances.
***
Séduisant à l’origine, le concept de responsabilisation des entreprises promu à travers le nouveau projet de loi PACTE, semble aujourd’hui avoir perdu de son éclat eu égard aux nombreuses critiques dont il fait l’objet. Ayant été exprimées avantmême sa présentation en Conseil des ministres, ces remarques s’attardent dans un premier temps sur la déficience conceptuelle qui affecte cette réforme. Imprécis et confus, les fondements de la réécriture du code civil laissent en effet présager des jours encore difficiles pour la mise en œuvre de la partie de loi PACTE afférente à lagestion des sociétés commerciales. Sur le plan pratique ensuite, il reviendra à la jurisprudence d’en étayer le contenu afin d’éclaircir les conséquences de son application. Bien que vectrice d’instabilité et d’insécurité juridique potentielle, la voie prétorienne semble cependant inévitable pour tenter d’atteindre, au fur et à mesure de l’application de la loi dans le temps, une intégration cohérente des enjeux sociaux et environnementaux dans la gestion d’une société.
Agathe SOULENQ
Notes de bas de page :
[1]Les propositions du Club des juristes, Michel Germain, Revue des sociétés 2018, p.564
[2]Intérêt social-Une révolution sociale ?, Droit des sociétés n°3, Caroline Coupet, Mars 2018, repère 3
[3]Faut-il réécrire les articles 1832 et 1833 du code civil ? , Recueil Dalloz 2017 p.222
[4]Colloque du 28 juin 2018, Université Paris Descartes, sous la direction du professeur Isabelle Urbain-Parlean, intitulé « La réécriture des articles 1833 et 1835 du code civil : révolution ou constat ? »
[5]Les propositions du Club des juristes, Michel Germain, Revue des sociétés 2018, p.564
[6]La réforme de l’entreprise passe-t-elle nécessairement par une réécriture du code civil ? , Alain Couret, Revue des sociétés 2018, p. 639
[7]Same
[8]Regard critique sur l’intérêt social et la raison d’être de la société dans le projet de la loi PACTE, Antoine Tadros, Recueil Dalloz 2018, p.1765
[9]Caisse rurale de Manigod,Cass. ch. Réun., 11 mars 1914. 1.257
[10]Regard critique sur l’intérêt social et la raison d’être de la société dans le projet de la loi PACTE, Antoine Tadros, Recueil Dalloz 2018, p.1765
[11]V. par ex., pour les associés de sociétés civiles, l’art. 1850 c. civ.
[12]Avis sur un projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, Séance du 14 juin 2018, n°95
[13]Civ. 2e , 23 oct. 1985, n°83-12.007, RDT civ. 1986, note R. Perrot
[14]Regard critique sur l’intérêt social et la raison d’être de la société dans le projet de la loi PACTE, Antoine Tadros, Recueil Dalloz 2018, p.1765
[15]Cass. Soc., 6 juillet 2016, n°15-15.481, Sté 3 Suisse France c/A.
[16]Le recours à la responsabilité délictuelle de la société mère à l’égard de sa fille comme réponse au rétrécissement de la notion de co-emploi, G. Charent, Les Cahiers Sociaux, 2017, n°295, p. 171.
[17]Art. L 225-251 c. com
[18]Com. 26 avr. 2017, n°1961. 257, note A. Dalsace
[19]La réforme de l’entreprise passe-t-elle nécessairement par une réécriture du code civil ? , Alain Couret, Revue des sociétés 2018, p. 639
[20]Les propositions du Club des juristes, Michel Germain, Revue des sociétés 2018, p.564
[21]Droit souple ou droit dur, un (non) choix lourd de conséquences, Pierre Berlioz, Revue des sociétés 2018 p.644
[22]Pierre Berlioz V. précèd.
[23]Avis du Conseil d’état sur le projet de loi PACTE, rapport n°100.
[24]Intérêt social-Une révolution sociale ?, Droit des sociétés n°3, Caroline Coupet, Mars 2018, repère 3