Le 6 juin dernier, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rendu un arrêt « Nodet c. France » en matière d’abus de marché. Cette dernière a condamné la France à la suite d’une violation du principe non bis in idem.
Un analyste financier réalisa un certain nombre d’opérations d’achats et de ventes d’instruments financiers à partir de quatre comptes dont il avait un pouvoir. Début 2005, le cours de ce type d’instrument financier cotait à 149 € contre 4.225 € en mars 2006. Constatant la hausse du cours des actions FPR, l’autorité des marchés financiers (AMF) ouvra une enquête sur ce marché le 1er janvier 2006. Le 20 décembre 2007, la commission des sanctions de l’AMF prononce une sanction de 250.000 € à l’égard du requérant, au sens des articles 631-1 et 631-2 du règlement général de l’AMF et de l’article L. 465-2 du code monétaire et financier.
Après information du président de l’AMF au procureur de la République, la brigade financière procède à une enquête préliminaire. Le 8 avril 2009, l’analyste financier est cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris. Le délit d’entrave au fonctionnement régulier d’un marché financier lui est reproché. Le financier estime que la citation reprend les faits lui ayant valu la sanction de l’AMF.
Le 9 avril 2010, le tribunal correctionnel de Paris rejette les moyens du requérant. Il fit l’objet d’une peine de huit mois d’emprisonnement avec sursis. Le requérant fit appel de la décision. La cour d’appel de Paris confirme la décision de première instance. Elle abaisse à trois mois la peine d’emprisonnement avec sursis, le 28 mars 2012. Concernant le principe non bis in idem, la cour d’appel estime qu’elle n’interdit pas l’exercice des poursuites en parallèle d’une procédure devant l’AMF aux fins de sanctions administratives. L’appelant décide de se pourvoir en cassation. Le 22 janvier 2014, les magistrats du quai de l’horloge rejettent le pourvoi du requérant.
Par conséquent, une requête est introduite devant la CEDH. Le requérant soulève la violation du principe non bis in idem prévu à l’article 4 du protocole n°7 à la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme. La juridiction strasbourgeoise, par une analyse rigoureuse, va donner raison au requérant en caractérisant la violation de ce principe par l’intermédiaire de l’absence d’un lien étroit, aussi bien matériel que temporel, des procédures de l’espèce.
Lumières sur le principe dit non bis in idem
Cette locution latine désigne le principe selon lequel un individu ne peut être condamné deux fois pour des faits similaires. Pour être applicable, ce principe doit nécessairement s’inscrire dans la continuité de condamnations ayant une coloration pénale. Ce principe est garanti par de nombreux textes, notamment l’article 368 du code de procédure pénale, l’article 50 de la charte des droits fondamentaux ou encore l’article 4 protocole 7 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme.
Par ailleurs, dans son arrêt « A et B c. Norvège » du 15 novembre 2016, la CEDH rappelle l’exception au principe non bis in idem. Le traitement de manière intégrée des faits délictueux dans le cadre de phase parallèle, par des autorités différentes et à des fins différentes, peut permettre de déroger au principe.
Cela implique un lien matériel et temporel étroit des procédures mixtes, autrement dit une combinaison cohérente des procédures formant un tout uniforme.
Par ailleurs, dans cet arrêt, un faisceau d’indices permettant de déceler le lien matériel est apporté :
-Les différentes procédures visent-elles des buts complémentaires et concernent ainsi des aspects différents de l’acte préjudiciable à la société en cause ? ;
-La mixité des procédures en question est-elle une conséquence prévisible du même comportement réprimé ? ;
-Les procédures en question ont-elles été conduites d’une manière qui évite autant que possible toute répétition dans le recueil et dans l’appréciation des éléments de preuve ? ;
-La sanction imposée à l’issue de la procédure arrivée à son terme en premier a-t-elle été prise en compte dans la procédure qui a pris fin en dernier ?
Toujours dans l’arrêt précité, la Cour rappelle que la condition du lien temporel doit être caractérisée. Ce lien doit justifier d’une certaine étroitesse afin d’éviter toute lenteur d’échelonnement des procédures dans le temps.
L’examen approfondi du lien matériel
Afin de pouvoir caractériser l’étroitesse ou non du lien matériel, la CEDH se base sur une série d’interrogations. D’abord, la cour s’interroge sur la nature pénale de la sanction de l’AMF. En l’espèce, il ne fait aucun doute que la sanction de l’AMF est teintée d’une coloration pénale. D’ailleurs, les parties ne le contestent nullement.
Ensuite, les faits pénalement réprimés étaient-ils similaires à ceux pour lesquelles l’AMF a infligé la sanction au préalable ? Les faits reprochés étaient identiques dans les deux procédures. Le requérant a donc été poursuivi et condamné deux fois sur la base des mêmes faits. Par ailleurs, la première décision de l’AMF avait-elle un caractère définitif ? La cour rappelle que le caractère définitif n’a aucune incidence sur l’examen de l’articulation entre les deux procédures. En l’espèce, après la décision définitive du 10 novembre 2009 par l’AMF, la procédure devant les juridictions pénales s’est poursuivie et a abouti à une condamnation.
Enfin, plus généralement, la juridiction strasbourgeoise analyse la potentielle répétition des poursuites. En l’espèce, concernant le délit de manipulation, les buts visés devant l’AMF et les juridictions pénales excluent la complémentarité exigée pour constater l’existence d’un lien suffisamment étroit du point de vue matériel et, par conséquent, la compatibilité des procédures mixtes. De plus, la cour remarque une répétition dans le recueil des éléments de preuve. Le tribunal correctionnel a justifié sa décision en se basant sur l’établissement des faits réalisé par l’AMF. Également, la cour d’appel s’est appuyée sur le travail des enquêteurs de l’AMF et de la brigade financière. En outre, la cour d’appel n’a pas expressément tenu compte de la sanction pécuniaire de la procédure de l’AMF. Après une analyse rigoureuse, l’institution du Conseil de l’Europe démontre qu’il n’existe pas de lien matériel suffisamment étroit, compte tenu de l’identité des buts visés par les procédures devant l’AMF et les juridictions pénales et, dans une certaine mesure, d’une répétition dans le recueil des éléments de preuve par différents services d’enquête.
L’absence d’un lien temporel suffisamment étroit
La cour relève également l’absence d’un lien temporel suffisamment étroit. Même lorsque le lien matériel est suffisamment solide, la condition du lien temporel demeure et doit être satisfaite. Ce lien doit être suffisamment restreint. La Cour se fonde sur les délais de procédure assez conséquent. Les procédures ont débuté avec l’enquête de l’AMF lancée le 21 juin 2006. Elles se sont terminées avec l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 22 janvier 2014. Elles ont duré plus de sept ans et demi. Pendant cette période, elles ont partiellement été conduites en parallèle. En effet, entre la saisine de la brigade financière par le procureur de la République le 11 septembre 2007 et l’arrêt de la Cour de cassation du 10 novembre 2009 relatif à la procédure de l’AMF, deux ans et deux mois se sont écoulés.
La procédure de l’AMF s’achève par la décision de la Cour de cassation du 10 novembre 2009, tandis que la procédure pénale a continué jusqu’au 22 janvier 2014, quatre ans et plus de deux mois après. Le Gouvernement, dans son argumentation, n’a pas justifié ces délais. De facto, au vu des délais assez importants, l’étroitesse temporelle des procédures ne peut être caractérisée.Les procédures ne peuvent être considérées comme s’inscrivant dans le mécanisme intégré de sanctions prévu par le droit français. À travers cette décision, la cour réaffirme l’importance d’un principe lié intrinsèquement aux droits de l’Homme. Elle expose également le périmètre d’application du principe, en s’inscrivant dans la lignée de la jurisprudence européenne en la matière. Mais aussi dans la continuité des questions prioritaires de constitutionnalité n°2014-453/454 et 2015-462, dans le cadre de l’affaire EADS.
Jazil Lounis, en M2 juriste européen des affaires à l’université Paris-Nanterre
Pour aller plus loin :
Décision de la CEDH, 6 juin 2019, « Nodet c. France »
Décision de la CEDH, 8 juin 1976, « Engel et autres c. Pays-Bas »
Décision de la CEDH, 15 novembre 2015, « A & B c. Norvège »
QPC du Conseil constitutionnel, 18 mars 2015 (no 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC)
Arnaud Reygrobellet et Nathalie Huet, « La réforme du contentieux boursier : répression des abus de marché en France et solution étrangères », Centre de recherche sur le droit des affaires de la Chambre de l’industrie de Paris, 2016.