« À première vue, c’est une règle de bon sens. Une personne ne peut être tenue de réparer un dommage que si elle l’a causé ». C’est ce qu’affirme Philippe Malaurie, tout en s’empressant d’ajouter : « c’est en réalité une question assez obscure » [1].
Plus qu’obscure, la causalité est un véritable méandre, un amoncellement de règles, de principes et de théories, rendant l’approche de cette notion relativement malaisée. C’est pourquoi, afin d’appréhender l’essence de la causalité alternative, il nous faut dans un premier temps comprendre le sens du mot « causalité ». D’après Philippe Malaurie, toujours, il s’agirait du « principe en vertu duquel on rattache un effet à une cause ». Ainsi, si on rapporte cette définition à la responsabilité civile et plus particulièrement à la responsabilité civile délictuelle. La causalité serait le rapport causal, le lien entre le fait générateur et le dommage. En réalité, il faut opérer une distinction entre causalité matérielle et causalité juridique. C’est ce qu’a rappelé Grégory Maître lors d’un colloque organisé par la Cour de cassation en novembre 2005 [2]. Selon lui, la causalité matérielle représenterait « la relation causale au sens strict, c’est-à-dire le lien entre le fait générateur et le dommage », alors que la causalité juridique serait « le mécanisme d’imputation du fait générateur dommageable à une personne qui doit en répondre », normalement l’auteur du dommage. C’est de ce type de causalité dont-il s’agit lorsque l’on aborde la question de la causalité alternative et des problèmes qui en découlent.
En effet, comment définir la responsabilité alternative ? Florence G’sell-Macrez la désigne comme « le problème de l’auteur indéterminé » [3] et si l’on se réfère à l’explication que nous en donne son créateur, M. Quezel-Ambrunaz, elle correspond à l’hypothèse où « le préjudice est imputable à une seule personne indéterminée, parmi plusieurs personnes déterminées » [4]. D’une manière générale, la causalité peut être qualifiée d’alternative « lorsque, parmi une pluralité d’activités similaires, chacune étant suffisante pour produire le dommage considéré, une seule (ou quelques-unes, mais non la totalité) est effectivement à l’origine du dommage » [5]. Le problème soulevé par la causalité alternative est donc un problème d’imputation du dommage. La victime peut « prouver que son dommage provient de l’un des faits générateurs, sans parvenir à déterminer lequel » [6].
Une fois dit cela, on aperçoit déjà les prémices du problème. En effet, le code civil indique à l’article 1315 que « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». Cette règle est complétée par les articles 6 et 9 du code de procédure civile, qui indiquent respectivement que les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à fonder leurs prétentions et qu’il leur incombe de les prouver. Dès lors, si l’on se replace dans notre situation où la victime n’arrive pas à démontrer à qui est imputable l’activité dommageable, on comprend vite que deux choix s’offrent au juge, soit il déboute la victime de ses prétentions et ce alors même qu’il est certain que le dommage est imputable à l’un des auteurs, soit il condamne solidairement les auteurs, faisant fi des règles précitées et sachant pertinemment qu’il est impossible dans certains cas que tous les auteurs soient responsables du dommage. Le juge doit alors se poser la question que Philippe Stoffel-Munck traduit en ces mots : « Que préférer : laisser la victime sans autre recours que la protection sociale ou risquer de condamner un autre que l’auteur du dommage ? » [7].
Pendant des années, la jurisprudence s’est montrée en faveur de la première proposition, les tribunaux refusant systématiquement de condamner in solidum les différents auteurs potentiels du dommage. À partir de ce postulat, la victime ne pouvait échapper au problème de la causalité alternative que dans certains cas très restrictifs, il s’agissait notamment des hypothèses où le dommage avait été causé par différentes choses gardées par la même personne ou différents agents engageant la responsabilité pour autrui de la même personne, ou encore des hypothèses où il y avait intervention d’un fond d’indemnisation.
Cette position jurisprudentielle était d’ailleurs approuvée par une grande partie de la doctrine à l’instar de H. et L. Mazeaud qui énonçaient clairement que « la punition collective est dans une ligne totalitaire, elle n’est pas dans les traditions françaises : il y a là une règle d’élémentaire justice » [8] . Le changement commença cependant à se faire sentir au milieu du XXème siècle avec l’apparition d’avis divergents à l’instar de Ripert qui considérait le rejet des prétentions de la victime comme une solution contraire à l’équité, notamment car cette indemnisation serait admise si une seule personne avait agi comme l’ont fait les différents auteurs potentiels du dommage. Cette opinion stoïcienne – Cicéron écrivait : « Sans l’équité le droit n’est pas le droit » [9] – semble avoir eu une grande influence sur la Haute juridiction puisque peu de temps après, un changement de jurisprudence s’opère. À partir de cette époque, la Cour de cassation adopte une position moins restrictive envers la possibilité de retenir la responsabilité des différents auteurs potentiels via l’obligation in solidum.
Depuis lors, la jurisprudence sur la causalité alternative est en perpétuelle mutation. Aujourd’hui encore, deux évolutions récentes portent à réflexion quant à l’avenir du concept. En effet, la Cour de cassation dans un arrêt du 5 février 2014 [10] semble étendre une fois de plus l’application de sa jurisprudence sur la causalité alternative. À tel point qu’on peut se demander si la jurisprudence ne tend pas vers la création d’un principe général de responsabilité collective en cas de dommage causé par une personne indéterminée au sein d’un groupe déterminé. Enfin, deuxième perspective d’évolution, le Tribunal de grande instance de Nanterre, par deux jugements du 10 avril 2014 [11], retient une contribution à la dette en fonction des parts de marchés. La jurisprudence, si elle suivait cette décision, irait alors dans le sens d’une plus grande équité.
Bien sûr, la Cour n’est pas arrivée en un jour à la jurisprudence que nous connaissons aujourd’hui, cette reconnaissance s’est faite au fil des ans via l’utilisation de divers moyens plus ou moins biaisés. C’est pourquoi, afin d’aborder notre thème de la façon la plus complète possible, nous étudierons dans une première partie les évolutions de la jurisprudence, le principe actuel et ses fondements (I) avant de nous pencher plus en détail sur la question de l’obligation et de la contribution à la dette dans une deuxième et dernière partie (II).
I. De l’extension du domaine d’application de la causalité alternative
La jurisprudence qui concerne la causalité alternative est passée par trois étapes marquantes que nous étudierons en deux sous-parties. La Cour a commencé par reconnaître la responsabilité des différents auteurs potentiels en passant par le biais de la faute collective ou connexe, lorsque le fait dommageable avait été réalisé en commun par ces auteurs, c’est la première étape. Elle l’a ensuite retenue en cas de fait non fautif mais permettant d’engager la responsabilité de l’article 1384 du code civil, en passant donc par la notion de garde collective ou commune. Nous étudierons ces deux étapes ensembles puisqu’elles ont un point commun, à savoir l’existence d’un lien unissant les différents auteurs potentiels (A).
Enfin, la haute juridiction en est arrivée à la jurisprudence actuelle qui, de l’existence d’une pluralité de faits générateurs similaires, déduit la responsabilité des différents auteurs potentiels, en dehors de toute action commune de leur part (B).
A. Les prémices d’un concept
Dans les années 1950, lorsque les tribunaux commencent à retenir la responsabilité in solidum de plusieurs personnes pour des cas que l’on peut considérer de « causalité alternative », ils ne le font que dans des circonstances très particulières et ponctuelles. Il s’agit par exemple de l’accident de chasse où il n’est pas possible de déterminer quel chasseur est l’auteur du tir dommageable [12], ou encore de l’hypothèse où un groupe d’enfants joue à un jeu dangereux et qu’un dommage est causé sans que l’on sache par qui, la cour retenant alors la responsabilité in solidum des parents [13].
Le fondement alors retenu pour mettre en œuvre les différentes responsabilités est dans un premier temps la « faute collective ». Les juges ne pouvant déterminer qui est l’auteur du dommage, remontent « dans le temps la chaîne des causalités pour retrouver un acte qui aurait été fait en commun » [14], en l’occurrence la faute. Pour plus de clarté, prenons l’exemple de notre groupe de chasseurs. Imaginons qu’ils aperçoivent du gibier se faufiler derrière une haie. Sans plus d’hésitation, ils ouvrent le feu en direction de la haie, où hélas se trouvait un pauvre ramasseur de champignon qui, soyons sympathique, est blessé à la jambe. Du point de vue de la responsabilité civile, il ne fait aucun doute que le dommage est dû à l’un des chasseurs, puisque notre victime est affublée d’un plomb dans la jambe. Cependant, comment savoir de quel fusil est parti le plomb l’ayant blessé ? On comprend bien la difficulté que risquerait de rencontrer le malchanceux dans sa quête de preuve concernant le lien de rattachement dommage/auteur. C’est pourquoi la Cour de cassation a admis dans ce cas, la responsabilité in solidum des auteurs, en l’espèce de nos chasseurs, considérant qu’ils ont commis une faute collective. Dans notre exemple, ce serait notamment d’avoir tiré alors qu’ils n’avaient pas une visibilité suffisante sur ce qui se trouvait derrière la haie.
D’autres fondements ont également été utilisés par la jurisprudence pour justifier la responsabilité in solidum des auteurs potentiels. C’est le cas, comme nous l’avons évoqué supra, de la garde collective. Les tribunaux ont pu retenir cette notion lorsque le dommage résulte de l’utilisation collective d’une chose. L’exemple le plus frappant étant celui du ballon, dans un sport collectif, que la jurisprudence considère sous la garde de tous les joueurs. Ainsi, s’ils causent un dommage, la responsabilité in solidum de ces derniers pourra être engagée. Plus étonnant cependant, ce concept de garde collective a également été utilisé dans le cas d’une partie de chasse [15], la cour considérant les chasseurs comme les gardiens collectifs de la balle ayant causé le dommage. C’est ce que l’on a appelé la théorie de la gerbe unique de plomb. La justification est ici plus discutable puisque « chacun des chasseurs exerce un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur son fusil, de telle sorte que chacun des chasseurs est gardien individuellement de son arme » [16]. Or, il apparaît que la jurisprudence refuse en principe d’appliquer cette théorie lorsque l’un des auteurs a eu un « pouvoir prépondérant » sur la chose [17]. Il paraît donc plus adéquat dans ce cas d’utiliser la notion de faute collective.
Quoi qu’il en soit, ces méthodes, si elles ont l’avantage de permettre l’indemnisation de la victime et donc de répondre à une certaine équité que réclamait Ripert, n’ont pas que des avantages. Elles conduisent notamment à enjoindre de réparer, une personne qui n’est pas l’auteur du dommage. Ce dernier point a conduit certains auteurs à émettre des réserves sur cette notion de faute collective, appelant notamment à la manier avec prudence [18]. De plus, et comme le démontre Paul Fauconnet, historiquement, la responsabilité était collective et pouvait s’étendre à la famille ou au clan [19]. Pour certains auteurs, la responsabilité collective telle que dégagée par la jurisprudence paraît comme un retour à cette « forme archaïque de responsabilité clanique » [20].
Enfin, une autre critique a pu être apportée concernant les fondements en eux-mêmes cette fois [21]. En effet, s’ils permettent bien de dégager un fait générateur de responsabilité, à savoir la faute ou la garde collective, ces derniers n’expliquent pas réellement en quoi ils permettent de faire abstraction du fait que l’auteur effectif n’est pas identifié. Ces fondements s’avèrent ici insuffisants puisque dans le cas inverse, si l’auteur est identifié, il sera seul responsable et ce peu importe la faute collective des chasseurs ou la garde en commun des joueurs de foot. Cette simple constatation nous permet également d’écarter la théorie de certains auteurs qui considèrent que l’explication est un prolongement de la théorie de la personnalité morale [22]. C’est pourquoi certains auteurs ont pu avancer que le véritable fondement de la responsabilité collective est une présomption [23]. C’est cette notion que la jurisprudence emploie d’ailleurs lorsqu’aucun lien n’existe entre les différents auteurs potentiels du dommage. On la retrouve notamment dans les arrêts plus récents concernant l’affaire du DES et les infections nosocomiales.
B. Une jurisprudence en expansion
C’est en 2009 avec l’affaire dite du « Distilbène » [24] que pour la première fois, la Cour de cassation semble créer une présomption de responsabilité lorsqu’un dommage est causé par un membre indéterminé d’un groupe déterminé.
Pour replacer les choses dans leur contexte, le diéthylstilbestrol (ou DES) plus communément appelé Distilbène, nom d’un des médicaments contenant cette molécule, est une molécule de synthèse qui durant les années 1950 à 1970 était couramment prescrite aux femmes enceintes dont le risque de connaître une fausse couche était particulièrement élevé. Quelques dizaines d’années plus tard, il a été prouvé scientifiquement que la prise de cette molécule par la mère entraînait souvent chez la fille des malformations de l’utérus, des problèmes de stérilité, des problèmes d’accouchement, voire parfois des tumeurs. Ces victimes, que l’on a appelé les « filles du DES » se sont alors tournées vers les tribunaux afin d’obtenir réparation de leur dommage, en engageant notamment la responsabilité des deux laboratoires ayant mis en circulation la molécule, à savoir la société UCB Pharma sous le nom de « Distilbène » et la société Novartis sous celui de « Stilboestrol Borne ». Le 24 septembre 2009, deux affaires arrivent devant la Cour de cassation. Dans la première, la victime n’arrivait pas à prouver son exposition in utero à la molécule de DES. En revanche, dans la seconde affaire, la preuve de l’exposition à la molécule ne faisait pas défaut, mais la victime ne parvenait pas à démontrer lequel du Distilbène ou du Stilboestrol Borne, avait été administré à sa mère.
La première ne faisant que rappeler la nécessité pour la victime d’établir le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur, c’est surtout la deuxième affaire qui va nous intéresser particulièrement. Dans cette affaire, la victime peut prouver que son dommage est dû au médicament d’un des deux laboratoires pharmaceutiques sans pouvoir déterminer lequel. Jusqu’alors, en cas d’impossibilité pour la victime de déterminer l’auteur effectif du dommage, les tribunaux la déboutaient de ses prétentions, sauf cas de faute collective ou de garde commune. C’est pourquoi, la requérante tentait de faire prévaloir que les deux laboratoires avaient ensemble et au même moment commercialisé l’hormone DES et qu’ils avaient donc tous deux concouru à son dommage. Le but étant clairement de faire valoir une faute collective de la part des laboratoires, ce que n’avait pas retenu la cour d’appel. La Cour de cassation n’a pas non plus accueilli la faute collective, mais elle a tout de même invité les juges du fond à retenir la responsabilité in solidum des deux laboratoires en considérant que la victime avait démontré que son préjudice était dû à l’administration de la molécule DES. Elle estime en effet qu’il « appartenait alors à chacun des laboratoires de prouver que son produit n’était pas à l’origine du dommage ».
On peut tout d’abord féliciter la Cour de cassation de ne pas avoir retenu la faute collective qui comme l’indique Philippe Le Tourneau « n’est pas l’addition de faute individuelle de divers participants à l’action commune » mais « une faute propre au groupe lui-même, pris en tant qu’ensemble » [25]. Or en l’espèce, on peut difficilement affirmer l’existence d’une faute propre au groupe lui-même. Certes les laboratoires ont tous deux commis une faute, puisqu’ils n’ont pris aucune mesure alors qu’il avait été démontré les risques liés à la prise de l’hormone DES. Toutefois, il n’y a manifestement pas cette « mentalité communautaire » qui semble constituer la pierre angulaire de la responsabilité collective [26]. C’est pourquoi la Cour de cassation, toujours dans le but de ne pas faire supporter à la victime les conséquences d’une multitude d’intervenants lorsque l’auteur n’est pas déterminé, a dû passer par un nouveau système, celui de la présomption, ou, selon certains [27], de la fiction.
Dans l’arrêt du 24 septembre 2009, la Cour de cassation effectue un renversement de la charge de la preuve. En effet, la victime n’a pas à démontrer quel médicament est effectivement à l’origine de son dommage, dès lors qu’elle a prouvé qu’il résulte de son exposition in utero à l’hormone de synthèse DES. La haute juridiction considère qu’il appartient aux laboratoires de prouver que leur produit n’est pas à l’origine du dommage. La doctrine n’est pas unanime sur le fondement de ce renversement. Certains pensent qu’il s’agit d’une présomption de causalité [28], la responsabilité des laboratoires étant présumée dès lors que le dommage est nécessairement imputable à l’un des deux médicaments. Cette idée est cependant combattue par certains auteurs, à l’image de M. Quezel-Ambrunaz qui considère qu’il ne peut s’agir d’une présomption, dans la mesure où la présomption correspond à une recherche de la vérité et est donc fondée sur ce qui se passe habituellement [29]. Pour lui, ce renversement de la charge de la preuve est fondé sur une fiction, un mensonge technique dicté par la nécessité de ne pas laisser les victimes sans indemnisation. D’autres auteurs comme Olivier Gout, considèrent à l’inverse qu’il ne peut s’agir d’une fiction qui sont du monopole de la loi et ne sont en principe pas « réfragables » [30]. On pourrait alors considérer qu’il s’agit d’une présomption justifiée non par la vraisemblance mais plutôt par un souci d’équité en faveur des victimes. Dans tous les cas, « il est permis de penser que l’existence d’un dommage de masse n’est pas indifférente à cet assouplissement de la causalité juridique » [31].
Ce qui est intéressant, c’est que cette position jurisprudentielle arrive peu de temps après la remise de l’avant-projet de réforme du droit des obligations faite par Pierre Catala et qui prévoit en son article 1348 que « lorsqu’un dommage est causé par un membre indéterminé d’un groupe, tous les membres identifiés en répondent solidairement sauf pour chacun d’eux à démontrer qu’il ne peut en être l’auteur » [32]. Cet article avait été jugé trop vague et dangereux par un rapport sénatorial de 2009 qui « sans souhaiter remettre en cause la jurisprudence relative aux dommages survenus lors d’une chasse ou d’une activité de sport collectif […] n'[était] pas favorable à l’affirmation de la responsabilité solidaire des membres identifiés d’un groupe pour un dommage causé par un membre indéterminé de ce groupe » [33]. La jurisprudence « Distilbène » va donc à l’encontre de ce rapport, en admettant une telle responsabilité en dehors des cadres jusqu’alors circonscrits. Le projet Terré est quant à lui plus restrictif et ne retient la responsabilité d’un membre indéterminé d’un groupe de personnes déterminé que dans le cas où ces personnes ont agi « de concert » [34]. Il semble par la même aller à contre-courant d’une jurisprudence qui, nous le verrons, tend vers la généralisation.
La jurisprudence est allée encore plus loin dans un arrêt du 17 juin 2010 [35], en appliquant la présomption de causalité créée dans l’affaire du Distilbène pour le cas d’une personne qui après avoir subi plusieurs opérations dans différents hôpitaux, décède des suites d’une infection nosocomiale. Ici encore, les ayants-droits du défunt pouvaient établir le dommage et le fait générateur (l’infection nosocomiale), sans pouvoir établir dans quel hôpital l’infection avait été contractée. Afin de contourner cette difficulté, la Cour de cassation a admis qu’il revenait aux différents établissements de prouver que l’infection n’avait pas pu être contractée chez eux. L’originalité de cette décision est qu’elle s’applique à un cas de responsabilité contractuelle, alors que cette jurisprudence restait jusqu’alors bornée à la responsabilité délictuelle. Pour certains auteurs, une telle application, basée non plus sur une faute commise par chacun des participants mais sur un fait générateur objectif de responsabilité (en l’espèce, l’obligation de résultat), paraît moins légitime. C’est ce que pense notamment Patrice Jourdain, indiquant que la Cour de cassation a « mis le doigt dans un engrenage qui peut la pousser fort loin » [36]. A l’inverse, certains auteurs comme Coralie Bonnin, considèrent que l’application de cette jurisprudence à un cas de responsabilité contractuelle, montre la porosité de la frontière entre responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle, et participe d’une unification des régimes de responsabilité [37]. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que la jurisprudence avait là aussi pour but premier l’indemnisation de la victime, l’article L 1142-1-1 du code de la santé publique n’existant pas à l’époque. Aujourd’hui, ce dernier permet une réparation via la solidarité nationale, des dommages résultant d’infections nosocomiales lorsque le préjudice correspond à une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieure à 25% ou au décès de la victime. Malgré l’entrée en vigueur de cet article, l’arrêt du 17 juin 2010 conserve toute sa portée, notamment lorsque l’atteinte est d’une plus faible gravité. On pourrait également se demander si la victime ou ses ayants-droits ne pourraient pas faire le choix même lorsque l’on entre dans le cadre de l’article L 1142-1-1, de préférer engager la responsabilité des hôpitaux. En effet, si l’on compare avec les accidents de chasse, l’extension du fond de garantie automobile à ces derniers en 1966 n’a pas empêché la Cour de cassation de continuer de les sanctionner au titre de la faute collective.
Finalement, qu’elle évolution de la jurisprudence concernant la causalité alternative ? Les différentes décisions jurisprudentielles présentées sont basées sur des fondements distincts et inspirent un sentiment d’opportunité et de casuistique. On pourrait se demander comme l’a fait François Rousseau, si l’on ne se dirige pas vers un principe d’imputation pour fait collectif [38], vers la création d’un principe général de responsabilité collective en cas de dommage causé par un membre indéterminé d’un groupe déterminé. En témoigne la grande publication dont a fait l’objet l’arrêt du 17 juin 2010 (P+B+I : publication au bulletin des arrêts, bulletin d’information et sur le site internet de la Cour de cassation) et l’absence de plus en plus marquée de bornage de cette responsabilité qui se fait de plus en plus généraliste. En effet, à la suite des arrêts Distilbène, Philippe Stoffel-Munck dégageait trois axes susceptibles de cadrer la jurisprudence : il s’agissait d’un médicament, chacun des défendeurs était en faute et le dommage était corporel. Dans l’arrêt du 17 juin 2010, seul le caractère corporel du dommage est présent. Ce caractère disparaît même dans un arrêt du 5 février 2014 [39], concernant la responsabilité du garagiste. Dans cette affaire, une difficulté probatoire se posait. En effet, le garage avait fait l’objet d’une cession concomitante aux travaux de réparation effectués sur le véhicule. La Cour de cassation a alors admis une présomption de causalité en faveur du propriétaire du véhicule qui ne parvenait pas à prouver qui du cédant ou du cessionnaire avait effectué les réparations et bénéficié de son paiement. L’application de la jurisprudence relative à la causalité alternative à cette espèce peut surprendre, comme le soulèvent certains auteurs [40]. En effet, les règles régissant la formation du contrat d’entreprise ou la théorie de l’apparence auraient pu résoudre ce problème. Il n’en reste pas moins qu’une telle application semble démontrer une certaine volonté de la part haute juridiction, de généraliser cette jurisprudence.
II. Pour une plus grande équité au stade de l’obligation et de la contribution à la dette
A. Obligation in solidum et dangers d’une contribution à parts égales
Après avoir reconnu la possibilité d’engager la responsabilité, en cas d’auteur indéterminé, de tous les membres d’un groupe déterminé, se pose la question de la répartition de la dette entre les auteurs alternatifs. Autrement dit, on s’interroge sur la personne qui devra réparer le dommage subi par la victime et ce, à quelle hauteur.
Christophe Quézel-Ambrunaz [41] émet trois hypothèses. On peut d’abord considérer que c’est à celui qui a le plus vraisemblablement causé le dommage de le réparer en intégralité. Cette hypothèse est à écarter puisqu’elle est contraire à l’idée même de causalité alternative. Le but de cette dernière n’est pas de déterminer et de condamner celui qui a le plus probablement causé le dommage mais d’engager la responsabilité de l’ensemble des auteurs éventuels d’un groupe déterminé dans le but de réparer le dommage causé à la victime. On peut ensuite considérer que chaque auteur alternatif doit être condamné proportionnellement en fonction de la probabilité de son rôle causal, c’est-à-dire en fonction de la gravité de la faute ou des parts du marché. C’est la solution défendue notamment par Philippe Stoffel Munk [42]. Enfin, on peut considérer enfin que tous les auteurs doivent être condamnés au tout c’est à dire in solidum avec la possibilité de s’exonérer en prouvant qu’ils n’ont eu aucun rôle à jouer dans la réalisation du dommage.
Il apparait que c’est la troisième hypothèse qui a été retenue par la Cour de cassation dans l’un des deux arrêts Distilbène rendu le 24 septembre 2009 [43] même si elle ne mentionne pas expressément l’obligation in solidum. À partir du moment où il est établi que la victime a été exposée à la molécule du Distilbène, sans que l’on connaisse l’identité du producteur l’ayant fourni, chaque laboratoire l’ayant commercialisé est tenu à la dette in solidum c’est-à-dire « pour le tout » [44]. La victime du Distilbène pourra donc demander l’intégralité de la réparation de son préjudice à l’un des deux laboratoires. Geneviève Viney [45] souligne la nécessité de cette obligation in solidum. Une obligation conjointe serait très pénalisante pour la victime qui serait contrainte, en plus du préjudice qu’elle subit, de multiplier les recours contre les différents auteurs alternatifs pour obtenir l’entière réparation de son préjudice. En cas de défaillance de l’un des auteurs alternatifs, elle ne pourrait pas voir son dommage intégralement réparé. L’obligation in solidum lui permettra d’agir contre l’un des auteurs alternatifs pour le tout. Ce n’est pas la victime qui aura à supporter la défaillance de l’un d’entre eux puisque les autres auteurs alternatifs en supporteront la charge. Cyril Bloch [46] défend également l’opportunité de cette obligation in solidum, plus protectrice pour la victime au regard du principe de réparation intégrale.
Dans l’arrêt rendu le 24 septembre 2009, la Cour de cassation se prononce sur l’obligation à la dette c’est-à-dire sur la relation entre la victime et les auteurs alternatifs, en revanche, elle ne se prononce pas sur la contribution à la dette c’est-à-dire sur le lien entre les auteurs alternatifs. Dès lors, une nouvelle question se pose : celle de savoir comment se répartit la charge de la dette entre les auteurs alternatifs. Celui qui a payé le tout peut-il se retourner contre les autres auteurs alternatifs et demander leur participation à la dette ? Si oui, à quelle hauteur ?
Si la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur la contribution à la dette. Les projets Terré et Catala restent également silencieux sur le sujet alors pourtant qu’ils envisagent l’obligation à la dette dans un article 12 pour le premier et 1348 pour le second. Il faudra attendre la décision de la cour d’appel de renvoi dans l’affaire du Distilbène pour obtenir des réponses quant à la contribution à la dette. Dans un arrêt du 26 octobre 2012 [47], la cour d’appel de Paris retient la responsabilité in solidum des deux laboratoires et ajoute, sans expliquer pourquoi, que cette charge se répartira à parts égales entre eux c’est-à-dire à hauteur de 50%.
Cette décision est relativement surprenante puisqu’en droit commun de la responsabilité civile, la contribution à la dette est, en principe, calculée en fonction de la part de responsabilité de chacun dans la réalisation du dommage [48]. La Cour de cassation n’impose pas aux juges du fond des critères spécifiques pour justifier la répartition de la charge de la dette. L’équité commande que l’obligation à la dette soit répartie, en fonction de la gravité des fautes. En présence de deux faits fautifs, la charge la plus importante de la dette incombera à celui qui a eu le comportement le plus répréhensible [49]. En l’absence de faute, le partage par parts viriles est généralement privilégié.
L’idée de justice distributive implique une réparation à proportion du mal causé, on recherche une égalité qui soit proportionnelle. Il parait plus équitable de faire supporter à l’auteur alternatif une charge égale à la part du risque qu’il a créé. On se trouve dans une situation très atypique puisque la responsabilité de plusieurs personnes sera engagée alors que l’on sait pertinemment qu’une seule d’entre elles a causé le dommage, il s’agirait en plus, pour celle qui aurait éventuellement joué un rôle dans la réalisation du dommage avec une part de risque moins importante, de réparer le préjudice dans sa moitié. Il paraitrait plus judicieux de revenir au droit commun de la responsabilité d’autant plus qu’en matière de perte de chance, la jurisprudence applique le raisonnement probabiliste [50]. La responsabilité du défendeur est modulée en fonction de la probabilité qu’il avait d’avoir causé le dommage. Par exemple, si un patient décède et qu’une négligence a été commise par le corps médical sans qu’il soit établi que ce dernier aurait survécu sans cette négligence, la jurisprudence considèrera que le médecin a fait perdre une chance de survie à son patient. Si le juge estime que le patient aurait eu 30% de chance de survivre sans la négligence du médecin, ce dernier sera condamné à hauteur de 30% du dommage constitué par le décès [51].
La charge de l’indemnisation du dommage se fait en fonction de la probabilité pour le défendeur de l’avoir causé, encore faut-il que tous les auteurs alternatifs aient été assignés. Pourtant, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 17 juin 2010, les requérants n’avaient assigné que deux cliniques alors que la victime avait été traitée dans six établissements différents. La Cour de cassation a pourtant reconnu le jeu de la présomption de causalité ce qui semble révéler que la mise en cause de tous les auteurs alternatifs serait préférable mais pas nécessaire. Une telle pratique est relativement dangereuse puisque celui qui a effectivement causé le dommage risque d’être épargné. Si cette solution venait à être confirmée, il faudrait, dans un souci d’égalité, que les auteurs alternatifs condamnés puissent se retourner contre les autres auteurs éventuels afin d’obtenir leur contribution à la dette et à la condition qu’ils soient subrogés dans les droits des victimes. Ainsi, tous les auteurs possibles seraient appelés à contribuer à la charge finale de la dette.
Les Principes du droit européen de la responsabilité sont également favorables à une répartition de la réparation du dommage en fonction du risque pour le défendeur de l’avoir causé [52], jugée plus équitable. La solution prononcée par la Cour de cassation parait d’autant plus injuste lorsqu’on sait que dans l’affaire du Distilbène, l’un des laboratoires possédait 97,7% de parts sur le marché alors que l’autre n’en possédait que 2,3%. Le premier avait 97,7% de chance en plus d’avoir été à l’origine du dommage. Il a créé à lui seul 97,7% du risque et pourtant, chacun devra supporter 50% de sa charge définitive, c’est pourquoi, un grand nombre d’auteurs se sont prononcés en faveur d’une répartition de la charge définitive de la dette en fonction des parts du marché.
B. Vers une contribution en fonction des parts de marché
Comme expliqué précédemment, la solution qui consiste à faire peser la charge de la dette à parts égales sur les auteurs alternatifs peut paraitre relativement injuste. C’est notamment le cas en l’espèce puisque si les deux auteurs assignés se partageaient le marché, l’un disposait de 97,7% des parts, l’autre de 2,3%. Une contribution à la dette divisée par moitié parait déséquilibrée au regard de la probabilité de chacun d’avoir causé le dommage. Un raisonnement économique semble être beaucoup plus rationnel. Les parts de marché fournissent des indications sur le nombre approximatif de patientes traitées par chaque laboratoire, et constituent alors un élément de mesure déterminant de la probabilité de chaque défendeur d’être l’auteur du dommage. Enfin, c’est à partir des parts de marché que l’on va tenter d’évaluer la probabilité qu’a eu chaque auteur alternatif de causer le dommage.
Samuel Ferey [53] défend l’idée selon laquelle on devrait s’éloigner de la fiction au stade de la contribution à la dette. La causalité alternative est une situation tout à fait atypique puisque le juge sait pertinemment qu’un seul des auteurs alternatifs poursuivis a causé le dommage et pourtant, tous vont voir leur responsabilité engagée. Nous sommes donc face à une présomption qui n’est pas vraisemblable. En effet, lorsque le juge se prononce sur la responsabilité sans connaitre effectivement l’auteur du dommage, il commet une erreur en répartissant la charge de la dette entre deux auteurs tout en sachant pertinemment que le dommage est imputable à un seul d’entre eux. Il va condamner un défendeur innocent à payer une partie du dommage et exonérer celui qui a effectivement causé le dommage d’une partie de sa responsabilité. Le but de la répartition de la charge de la dette en fonction des parts du marché, au stade de la contribution à la dette, est de limiter l’erreur du juge, de délaisser la fiction pour se rapprocher un peu de la réalité et de garantir l’équité entre les auteurs alternatifs. Faire payer 50 au défendeur qui n’a pas été impliqué causalement dans un préjudice de 100 constitue une erreur, tout comme le fait de ne faire payer que 50 au défendeur qui a causé l’entier préjudice. Partager à égalité amène à se tromper fortement à la hausse sur l’un et à la baisse sur l’autre. Déterminer la part contributive de chacun en fonction de la probabilité qu’il avait de causer le préjudice permet d’assurer une plus grande égalité entre les auteurs alternatifs [54].
Toutefois un problème se pose avec une répartition à parts égales entre les différents auteurs alternatifs : la répartition au stade de la contribution se fait non pas en fonction de l’activité du laboratoire mais en fonction du nombre de laboratoires sur le marché. Prenons un exemple, nous avons 4 laboratoires sur un marché qui commercialisent un médicament dont l’usage a eu des conséquences dommageables sur ses consommateurs, le premier laboratoire détient 2% des parts du marché, le deuxième en détient 3%, le troisième 15% et le dernier 80%. Avec une répartition à parts égales, chacun sera tenu à hauteur de 25% au stade de la contribution à la dette, ce qui parait relativement injuste lorsqu’on constate que le troisième laboratoire détient 5 fois plus de parts que le deuxième et a eu 5% de risque en plus d’avoir causé le dommage ou encore lorsqu’on constate que le dernier laboratoire détient 40 fois plus de parts que le premier et a eu 40% de risque en plus d’avoir causé le dommage. Pire, on peut imaginer le cas dans lequel un laboratoire dispose d’un monopole presque entier sur le marché avec 94% des parts alors que les trois autres détiennent des parts très minoritaires à hauteur de 2% chacun. Dans ce cas, en vertu de la solution donnée par la cour d’appel de Paris, chacun devrait être tenu à 25% de la dette ce qui parait relativement faible pour le laboratoire qui détient 94% des parts du marché et relativement sévère pour les autres qui n’en détiennent que 2%.
Avec cette solution, le laboratoire qui aurait le plus grand nombre de parts de marché serait toujours gagnant. On l’inciterait même à produire et à vendre de manière excessive puisqu’en cas de dommage, il ne sera tenu qu’à 25% de la dette au stade de la contribution, peu importe son activité sur le marché. Si, en revanche, le laboratoire devait réparer en fonction du risque qu’il a causé c’est-à-dire en fonction des parts de marché qu’il possède, cela l’obligerait à prendre en considération, dans ses choix économiques, l’intégralité des conséquences dommageables de son action [55]. Une telle solution favoriserait la responsabilisation des entreprises, on retrouve l’idée d’une fonction préventive de la responsabilité civile.
Le raisonnement de la contribution à la dette en fonction des parts du marché a été soutenu par une grande partie de la doctrine notamment Cyril Bloch [56], Geneviève Viney, Patrice Jourdain et Suzanne Carval [57] et par Christophe Quézel-Ambrunaz [58] notamment.
La jurisprudence a entendu ces critiques puisque dans deux arrêts rendus le 10 avril 2014 [59], le tribunal de grande instance de Nanterre a prononcé une responsabilité in solidum des deux laboratoires avec contribution à la dette en fonction des parts de marché dans une nouvelle affaire du Distilbène [60].
Le tribunal de grande instance de Nanterre a considéré que la contribution à la dette du laboratoire UCB Pharma qui commercialisait le Distilbène et de la société Novartis qui commercialisait le Stilboestrol devait être déterminée en fonction de la gravité leurs fautes respectives et de leur participation à la survenance du dommage. On considère ici que chacun des deux laboratoires ayant participé à la commercialisation de la molécule en France, les deux ont commis une faute de même nature, en l’espèce, un manquement à leur obligation de vigilance. Si ces fautes sont de même nature, leur degré d’intensité doit être pris en compte au regard du déséquilibre important dans les parts de marché qu’elles détiennent. Le tribunal de grande instance de Nanterre a considéré que le laboratoire UCB Pharma, se trouvant dans une situation de quasi-monopole sur le marché, était tenu à une obligation de vigilance et de surveillance renforcée. Le Distilbène représente des bénéfices importants pour le laboratoire qui auraient dû lui permettre de faire des travaux de recherche sur les effets du médicament qu’elle commercialisait. Le tribunal de grande instance a considéré que la gravité du manquement à l’obligation de vigilance de la société UCB pharma était plus importante que celui commis par la société Novartis compte tenu de sa présence majoritaire voire monopolistique sur le marché. La répartition de la charge du dommage entre les laboratoires doit s’opérer proportionnellement au risque pour chacun de l’avoir causé. Il est, au regard des parts de marché, beaucoup plus probable que la requérante ait été exposée au Distilbène c’est à dire à la molécule commercialisée par la société UCB pharma. Les statistiques établissent des parts de marché à hauteur de 95% pour le Distilbène et 5% pour le Stilboestrol. Il s’en déduit que la société UCB Pharma contribuera à la dette à hauteur de 95 % et que la société Novartis y contribuera à hauteur de 5 % [61].
UCB Pharma | Novartis | |
Obligation à la dette | 100% | 100% |
Contribution à la dette: Parts viriles | 50% | 50% |
Contribution à la dette: Parts de marché | 95% | 5% |
La doctrine a salué l’opportunité de cette décision mais a cependant formulé quelques critiques à son égard. Dans un premier temps, le tribunal de grande instance de Nanterre a considéré que la contribution à la dette devait être réglée en fonction de la gravité des fautes respectives. L’intensité de l’obligation de vigilance varie proportionnellement à leur présence sur le marché, plus le laboratoire détient des parts de marché conséquentes, plus son obligation est importante. Christophe Quézel-Ambrunaz [62] estime que cet argument établit une double corrélation entre les parts de marché et l’intensité de l’obligation de vigilance puis entre l’obligation de vigilance et l’intensité de la faute. L’auteur n’est pas convaincu de la solidité de « chaque maillon de cette chaine ». Se pose la question de savoir comment appréhender une situation de causalité alternative en l’absence de faute, doit-on renoncer aux parts de marché ? Le fait que la faute soit devenue le critère unique de répartition inégale de la dette est critiquable.
Le tribunal de grande instance de Nanterre fait ensuite référence à « la participation de chacun à la survenance du dommage » et considère que « la répartition de la charge du dommage entre les laboratoires doit s’opérer proportionnellement au risque pour chacun de l’avoir causé, risque qui ne peut s’évaluer qu’au regard de la part de marché de chacun des médicaments ». Christophe Quézel-Ambrunaz [63] critique l’usage de l’expression « participation de chacun » alors qu’il est certain que l’un des auteurs alternatifs assigné n’a pas participé, on ne connait juste pas son identité. La probabilité de la participation devient une participation partielle.
En dépit des critiques formulées par la doctrine, cette solution marque un pas en avant vers l’équité en matière de causalité alternative. L’application d’un raisonnement probabiliste rend plus juste la répartition de la charge de la dette entre les différents auteurs alternatifs. Des incertitudes demeurent cependant quant à sa portée. La contribution à la dette en fonction des parts de marché a-t-elle vocation à devenir une solution de principe ou fait-elle l’objet d’une jurisprudence isolée ? Une décision de la Cour de cassation est sérieusement attendue en la matière. On imagine qu’en considération des Principes du droit européen de la responsabilité civile, elle viendrait confirmer la jurisprudence du tribunal de grande instance de Nanterre mais rien n’est certain. Affaire à suivre.
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Fanny MARION
Matthieu FONTENILLE
Master 2 Droit pénal et sciences criminelles
Université Pierre Mendès France – Grenoble
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Notes:
[1] Philippe Malaurie, « Cause », dans Dictionnaire de la culture juridique, Sous la direction de Denis Alland et Stéphane Rials, Lamy – puf
[2] Grégory Maître, La causalité « renseignée » par l’analyse économique du Droit, Séance de restitution du rapport incertitude et causalité, Cour de cassation, jeudi 17 novembre 2005 www.courdecassation.fr/venements_23/colloques_activites_formation_4/2005_2033/intervention_m._maitre_9167.html
[3] Florence G’sell-Macrez, La preuve du lien de causalité : comparaison franco-américaine à propos des arrêts Distilbène, Petites affiches, 29 octobre 2010, n°216, p.6
[4] Christophe Quézel-Ambrunaz, La fiction de la causalité alternative, Recueil Dalloz 2010, p.1162
[5] Ibidem
[6] Ibidem
[7] Philippe Stoffel-Munck, Responsabilité civile, Chronique, JCP G n°16, 19 avril 2010, doctr. 456
[8] RTD civ. 1950, p. 191, obs. H. Et L. Mazeaud
[9] Cicéron, De Officiis, 2, 14, 42
[10] Civ. 1ère, 5 février 2014, n°12-23.467
[11] TGI Nanterre 10 avril 2014 n° 12/12349 et n° 12/13064
[12] Civ. 5 juin 1957, D. 1957, p. 493, note R. Savatier ; S. 1957, 1, p.430, JCP 1957, II, 10205, note P. Esmein ; RTD civ. 1957, p. 695, obs. H. Et L. Mazeaud
[13] Civ 2ème, 12 juillet 1971, D. 1972, p. 227
[14] Christophe Quézel-Ambrunaz, La fiction de la causalité alternative, op. cit.
[15] Civ. 2e , 15 déc. 1980, Bull. civ. II, n° 269.
[16] François Rousseau, De quelques réflexions sur la responsabilité collective, aspect de droit civil et de droit pénal, Recueil Dalloz 2011, p.1983
[17] Geneviève Viney, Patrice Jourdain, Suzanne Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 4ème édition, 2013
[18] Philippe Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Les obligations, Defrénois, 4ème éd., n° 210
[19] Paul Fauconnet, La responsabilité, étude de sociologie, F. Alcan, 2ème éd., 1920, http://socioethique.free.fr/Fauconnet_responsabilite_socio.pdf
[20] Philippe Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Les obligations, op. cit
[21] G.Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, op. cit
[22] A l’instar de H. Aberkane, D. Mayer, J. Carbonnier ou encore F. Rousseau
[23] A l’instar de B. Dejan de la Batie, G. Durry, Ph. Brun, G. Viney, P. Jourdain et S. Carval
[24] Civ. 1ère, 24 sept. 2009, n°08-10.081, Bull. Civ. I, n°186 et Civ. 1ère, 24 sept. 2009 n°08-16.305, Bull. Civ. I, n°187
[25] Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, 10 ème édition 2014/2015, Dalloz Action
[26] H. Aberkane, « Du dommage causé par une personne indéterminée dans un groupe déterminé de personnes », RTD civ. 1958, p.516 n°29
[27] Christophe Quézel-Ambrunaz, La fiction de la causalité alternative, op. cit.
[28] V. supra, note n°19
[29] Ibidem
[30] Olivier Gout, les avancées de la causalité juridique, JCP G n°36, 6 septembre 2010, 870
[31] Béatrice Parance, Affaire du distilbène : une avancée majeure, RLDC n°67, janvier 2010, p.15
[32] Pierre Catala, avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, rapport remis le 22 septembre 2005
[33] Alain Anziani et Laurent Béteille, Rapport d’information relatif à la responsabilité civile, Sénat, n° 558, 15 juillet 2009
[34] François Terré, Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, Thème et commentaire, 2011, article 12
[35] Civ. 1ère, 17 juin 2010, n°09-76.011, Bull. Civ. I, n° 137
[36] Patrice Jourdain, Auteur non identifié au sein d’une pluralité d’auteurs possibles : l’extension des présomptions de causalité aux infections nosocomiales, RTD civ. 2010, p.567
[37] Coralie Bonnin, la reconnaissance de la condamnation in solidum pour les infections nosocomiales, Recueil Dalloz, 2011, p. 283
[38] François Rousseau, De quelques réflexions sur la responsabilité collective, aspect de droit civil et de droit pénal, op. cit.
[39] Civ. 1ère, 5 février 2014, n°12-23.467, JCP G n°7, 17 février 2014, obs. S. Hocquet-Berg
[40] Voir notamment, Stéphane Guerry-Vernière, Chronique de jurisprudence de droit de la responsabilité civile, Responsabilité du garagiste et présomption de causalité, Gazette du Palais, 17 avril 2014 n°107, p. 8
[41] Christophe Quézel-Ambrunaz, La fiction de la causalité alternative, op. cit.
[42] Philippe Stoffel Munck, Responsabilité civile, op. Cit.
[43] Civ 1ère, 24 septembre 2009, 08-16.305
[44] Christophe Quézel-Ambrunaz, Causalité alternative : Contribution à la dette selon les parts du marché, Semaine Juridique Edition Générale n°20, 19 mai 2014, 575
[45] Geneviève Viney, Patrice Jourdan et Suzanne Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, op. cit.
[46] Cyril Bloch, Régime de la réparation, Semaine Juridique Edition Générale n°17, 22 avril 2013, doctr.484
[47] CA Paris, 26 septembre 2012, n°10/18297
[48] Samuel Ferey, Pour une prise en compte des parts de marché dans la détermination de la contribution à la dette de réparation, recueil dalloz 2013, p 2709
[49] Cyril Bloch, Régime de la réparation, op. cit.
[50] Samuel Ferey, Pour une prise en compte des parts de marché dans la détermination de la contribution à la dette de réparation, op. cit.
[51] Patrice Jourdain, La causalité, en ligne
[52] Geneviève Viney, Patrice Jourdan et Suzanne Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, op. cit.
[53] Samuel Ferey, Pour une prise en compte des parts de marché dans la détermination de la contribution à la dette de réparation, op. cit.
[54] Samuel Ferey, Pour une prise en compte des parts de marché dans la détermination de la contribution à la dette de réparation, op. cit.
[55] Ibidem
[56] Cyril Bloch, Régime de la réparation, op. cit.
[57] Geneviève Viney, Patrice Jourdain, Suzanne Carval, traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, op. cit.
[58] Christophe Quézel-Ambrunaz, Causalité alternative : Contribution à la dette selon les parts de marché, op. cit.
[59] Christophe Quézel-Ambrunaz, Causalité alternative : Contribution à la dette selon les parts de marché,
[60] TGI Nanterre, 10/04/2014, n°12/13064
[61] Jean-Sébastien Borghetti, Le tribunal de Nanterre consacre le Market share liability dans le contentieux du DES, Recueil Dalloz 2014 p1434
[62] Christophe Quézel-Ambrunaz, Causalité alternative : Contribution à la dette selon les parts de marché, op. cit.
[63] Ibidem