Juger du religieux, un chemin de croix pour le juge administratif ?

     Ces dernières semaines, les décisions du Conseil d’État ont ravivé le débat : La justice administrative doit-elle se mêler du religieux, et si oui peut-elle être objective dans ce périlleux exercice d’équilibriste ?

Face à l’émoi créé par le retrait partiel d’une statue de Jean-Paul II, relayé sur Twitter via le hashtag #MontretaCroix, le Vice-président du Conseil d’État a rappelé la nécessité de se soumettre à la loi quitte à « heurter les consciences »[1].

I – La laïcité, protectrice de la liberté religieuse ?

 

     Si face au retour du religieux, le principe de laïcité, inscrit à l’article 1er de notre Constitution, se veut protecteur de notre modèle de société, il est aujourd’hui au cœur de la controverse. Ce principe exigeant, propre à la tradition française dans sa définition, est-il toujours légitime ? Ne va-t-il pas à l’encontre de la liberté religieuse ? Retour sur la conception française de la laïcité.

La loi de 1905, invoquée par les tenants d’une laïcité intransigeante, pose-t-elle seulement, comme il est souvent affirmé, le principe de séparation des Églises et de l’État au détriment de la liberté religieuse ? Si l’article 2 dispose que « la République ne reconnait, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », on oublie souvent que l’article 1er garantit « la liberté de conscience » mais également « le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées […] dans l’intérêt de l’ordre public ».

La laïcité à la française repose sur ces deux piliers indissociables s’inscrivant ainsi dans la continuité directe de la Déclaration de 1789 qui dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la loi » (art.10). La référence explicite à l’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle,[2] constitue une spécificité française[3]. Posée comme une limitation, définie par la loi, elle n’est pas exclusive à la liberté religieuse. Néanmoins, en la matière, « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception » [4].

Régulièrement accusé de promouvoir une conception antireligieuse, le Conseil d’État a pourtant trouvé un juste équilibre, notamment s’agissant de la liberté de culte. À titre d’exemple, dans son ordonnance de référé Commune de Saint-Gratien de 2011[5], il a jugé qu’une commune devait, lorsqu’elle dispose de locaux adéquats, les mettre à disposition, en l’espèce d’une association musulmane pour le Ramadan, sous réserve du bon fonctionnement du service public. Concernant l’expression des convictions religieuses à l’école, l’avis rendu le 27 novembre 1989 sur le port du foulard islamique illustre la conception modérée du Conseil d’État qui a estimé que seuls les signes « ostentatoires » devaient être interdits, alors que la loi a élargi en 2004 l’interdiction aux signes « ostensibles ». Comme l’a résumé D. Kessler, « l’enseignement est laïc non parce qu’il interdit l’expression des différentes fois, mais au contraire parce qu’il les tolère toutes » [6].

II – La neutralité, une obligation absolue pour l’État ?

 

     L’article 1er de la Constitution de 1958, dans la continuité de la loi de 1905, pose le principe selon lequel « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». En même temps qu’il rappelle le principe de neutralité de l’État[7], gage de la liberté religieuse, l’article 1er garantit le respect de toutes les croyances. Néanmoins, les traditions subsistent en dépit et au-delà du droit, comme le démontrent les deux décisions rendues par le Conseil d’État, les 25 octobre et 9 novembre 2017, illustrant les tensions persistantes, souvent au niveau local, entre la volonté des personnes publiques d’exalter la culture chrétienne et le principe de neutralité.

S’agissant de l’épineux sujet des crèches de Noël, le Conseil d’État semble avoir réussi son exercice d’équilibriste. L’Assemblée du contentieux a en effet posé une distinction entre les bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, et les autres emplacements publics[8]. Pour les premiers, l’installation d’une crèche de Noël est, par principe, interdite, sauf « circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif ». Au contraire, dans les autres lieux publics, l’installation est autorisée à moins qu’elle « ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse ».

Concernant la crèche installée en 2014 par R. Ménard dans sa mairie de Béziers, le sort en était donc jeté depuis un an jour pour jour[9]. Un juste équilibre a ainsi été trouvé entre la préservation d’une tradition d’origine chrétienne, et le respect du principe de neutralité. Cette jurisprudence casuistique permet d’éviter une sanction automatique, tout en ayant l’inconvénient de créer des différences d’application entre les juges du fond.

Néanmoins, l’arrêt rendu le 25 octobre 2017[10] s’écarte de cette logique conciliatrice. Tout a commencé par le généreux don de l’artiste russe Z. Tsereteli, connu pour sa statue d’Alexandre Le Grand à Moscou, à la commune de Ploërmel : une statue de Jean-Paul II. Plusieurs requérants, dont la Fédération de la libre pensée, ont demandé son retrait, requête à laquelle a fait droit le tribunal administratif. Le Conseil d’État a, quant à lui, jugé que seule la croix devait être retirée car contraire à l’article 28 de la loi de 1905 qui interdit d’ériger un signe religieux sur un emplacement public à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des musées ou des expositions.

L’arrêt repose en réalité sur un artifice juridique[11]. Le Conseil d’État a fait apparaître deux décisions, l’une publiée en 2006, l’autre implicite et donc attaquable sans délais. Si le maire a expressément accepté le don, la décision ne faisait pas état de l’existence d’une croix et d’une arche. Le juge a alors estimé que l’installation de ces dernières devait être regardée « comme révélant » une décision distincte, et ce « alors même que le monument aurait comporté ces deux éléments dès sa création par l’artiste ». Au contraire, la cour d’appel avait jugé la requête irrecevable ne voyant dans l’installation de l’ensemble de la structure qu’une seule décision.

Le Conseil d’État n’a alors pu statuer que sur l’arche et la croix, et non sur la statue dans son ensemble ! S’il a estimé que l’arche ne saurait « être regardée comme un signe ou emblème religieux […] il en va différemment, eu égard à ses caractéristiques, de la croix ». Aucune grille de lecture ne précisant les « caractéristiques » retenues- ce qui est regrettable pour la prévisibilité du droit- on peut penser que le juge s’est référé à la taille de la croix, « de grande dimension », afin de démontrer qu’elle constitue un acte de prosélytisme.

La décision conduit alors à décomposer ce qui est une œuvre d’art en trois parties : la statue, l’arche et la croix. Cela laisse d’ailleurs augurer de la difficulté d’exécuter la décision, la croix étant solidaire de l’arche. Évidemment, pris isolément le fait d’ériger une croix sur un emplacement public est contraire à la loi de 1905. Là n’est pas la question. Dans le cas des crèches de Noël, viendrait-il à l’idée d’en autoriser l’installation, en interdisant de placer l’enfant Jésus le 25 décembre ? Si le maire n’exclut pas de porter l’affaire devant la CEDH, celle-ci a développé une jurisprudence respectueuse des traditions des différents États membres, ce qui pourrait jouer en sa défaveur[12].

Le Conseil d’État a finalement rendu une décision qui ne satisfait personne : les tenants d’une laïcité intransigeante voyant en la personne du pape Jean-Paul II une marque religieuse incompatible avec la loi de 1905, les défenseurs de la culture chrétienne, une offense aux traditions. Mais peut-être était-ce le but recherché. Même si cela avait été possible, interdire la statue aurait conduit à imposer une conception extrêmement stricte du principe de neutralité en réduisant Jean-Paul II à l’émanation du religieux, alors que, comme l’a reconnu J.M. Sauvé dans son interview au journal La Croix (on ne manquera pas de relever l’ironie), il est pourvu d’une « dimension historique, politique et internationale ». D’un autre côté, le retrait de la croix peut apparaître comme la volonté de sélectionner la portée historique du personnage qui était avant tout pape.

 « Le rôle du Conseil d’État, en disant le droit, est d’aider à surmonter les divisions qui peuvent traverser notre pays » (J.M. Sauvé). Sur le point de savoir si ce vœu pieux a été réalisé, chacun se fera sa propre religion.

 

Laure MENA

Le Petit Juriste, Numéro 43, Décembre 2017

[1]Interview de J.M Sauvé, La Croix, 8 novembre 2017.

[2]CC, n° 82-141 DC, 27 juillet 1982.

[3]En comparaison avec les articles 9 de la CEDH et 10 de la Charte des droits fondamentaux.

[4]Conclusions de Corneille sur l’arrêt Baldy du 10 août 1917.

[5]CE, ord., n° 352106, 26 août 2011, Commune de Saint-Gratien.

[6]Conclusions sur l’arrêt Kherouaa du 2 novembre 1992.

[7]Exception du régime concordataire en Alsace-Moselle (CC, n° 2012-297 QPC, 21 février 2013).

[8]CE, Ass., n° 395122/395223, 9 novembre 2016.

[9]Décision non publiée.

[10]CE, n°396990, 25 octobre 2017.

[11]L’existence d’un acte administratif est déduite de la manifestation de ses effets juridiques : CE, n°76147, 12 mars 1986.

[12]CEDH, n° 30814/06, Lautsi c/ Italie.

 

Sur le même sujet : Pierrick Gardien, « Jean-Paul II face au Conseil d’Etat », 31 octobre 2017.

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