C’est une vaste question ! Il faudrait, pour vous répondre, des heures. Alors j’irai à l’essentiel : les juges qui la composent ne sont élus par personne et, allant au-delà de leurs prérogatives, prennent, en tous domaines, des décisions dont l’enjeu est considérable. C’est un gouvernement des juges, ce qui, par définition même, n’est pas supportable : n’a-t-on pas fait, un jour, la Révolution pour cette raison entre autres ? A cela s’ajoute que si, passant par-dessus cette question pourtant de principe (« nous sommes insupportables, comme les principes », disait Robespierre), on veut juger l’institution à ses seuls résultats (ce qui, pour un juriste, est curieux : le Droit est l’affirmation que la fin ne justifie pas les moyens), le bilan n’est pas aussi idyllique que les inconditionnels de la Cour européenne des droits de l’homme le serinent : parmi d’autres exemples, il y aurait beaucoup à dire du respect du principe de la légalité criminelle par la jurisprudence de Strasbourg – et je ne parle pas des décisions qui ont été rendues sur le fondement d’une interprétation erronée ou déformée de nos règles et principes juridiques nationaux (telle l’affirmation – avancée sans rire ? – selon laquelle nous aurions toujours reconnu un rôle créateur à la jurisprudence en matière pénale : on ne connaît pas Portalis à Strasbourg).
Comment jugez-vous la position de la CEDH sur le statut des juges du parquet français ?
Cette position n’est pas spécifique du parquet français : la cour européenne ne fait qu’appliquer, dans son cas, des positions qu’elle a affirmées il y a bien longtemps. L’article 5, § 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales exige qu’une personne privée de liberté soit « aussitôt » présentée à un « juge » ou à un « magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires » ; or, la cour ne reconnaît cette qualité qu’à un magistrat indépendant et impartial. Il est clair, alors, que le parquet français ne satisfait à aucune de ces exigences : d’une part, il est hiérarchiquement subordonné au pouvoir politique, par l’intermédiaire du garde des Sceaux, d’autre part, demandeur à l’action publique, il ne peut donc être que partial. Sur la question différente, mais très voisine, de l’autorité judiciaire, le Conseil constitutionnel qui avait toujours affirmé que le parquet en fait partie (position fort contestable) vient d’ailleurs de revenir partiellement sur cette position, en faisant mine de ne pas se déjuger, tandis que la Cour de cassation vient, elle, de se ranger à l’opinion de la cour européenne.
L’adoption du projet de loi relatif à la réforme de la procédure pénale mènera-t-elle selon vous à une nouvelle condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme ?
On dénonce souvent la « schizophrénie » du juge d’instruction, à la fois enquêteur et juge de sa propre enquête (Maigret et Salomon, selon le mot de M. Robert Badinter) : c’est un problème réel, mais quelle maladie évoquer, alors, pour un procureur de la République qui serait enquêteur, à certains égards juge, et partie ? L’argument d’une meilleure justice masque l’objectif réel : renforcer le contrôle du système pénal par le pouvoir, sur le modèle italien. C’est que bien des politiques de ce pays, de droite comme de gauche, n’ont pas supporté, à l’évidence, d’avoir à rendre des comptes aux « petits juges » – et l’opinion, à en croire les sondages, n’est pas dupe. D’ailleurs, si véritablement le but de tout cela est d’améliorer le fonctionnement de la justice pénale, pourquoi remet-on sans cesse à plus tard (à 2014 avec la dernière loi de finance !) l’instauration de l’instruction collégiale, présentée comme le remède à tous les problèmes (ce que je ne crois pas) après l’affaire d’Outreau ? Je l’ai écrit : cette réforme n’a aucun contenu technique, elle n’est que politique en visant à mettre la magistrature au pas. Bref, ce sont les principes républicains qui sont en cause.
Dans quelle mesure faut-il limiter les pouvoirs de coercition du parquet lors de la phase d’enquête préliminaire et assurer le contrôle de la garde à vue par un magistrat du siège comme le préconise l’arrêt Moulin c/ France ?
Avec le système actuel, ce sont environ 800 000 personnes qui sont, chaque année, placées en garde à vue : nous connaissons tous, ou presque, des personnes dans notre entourage qui ont été soumises à cette mesure, y compris dans des cas où elle n’avait aucune justification (je ne parle pas des statistiques). Au pays des droits de l’homme cette dérive est insupportable : on ne peut accepter que la liberté d’aller et de venir de chacun d’entre nous dépende de la seule décision d’un officier de police judiciaire (qualité que les réformes successives ont attribuée à un nombre croissant de policiers ou de gendarmes), sous la seule surveillance à distance du parquet. Il est donc urgent que l’on revienne aux règles d’un Etat de droit, notamment celle selon laquelle une police est aux ordres de la magistrature et sous son contrôle et, plus précisément, lorsqu’elle attente aux libertés individuelles, sous le contrôle d’un juge du siège. Il est regrettable que ce retour à l’ordre nous soit imposé depuis Strasbourg : en tant que républicain, j’aurais aimé que la décision vienne spontanément à l’esprit de nos dirigeants.
La précipitation qui préside à la réforme de la garde à vue est attristante. Et je suis au regret de constater que la Cour de cassation, elle-même, n’a pas toujours joué son rôle de gardienne des libertés – par exemple lorsqu’elle a refusé, de façon incompréhensible, aux juridictions de jugement le pouvoir d’examiner la régularité d’une garde à vue prononcée au cours de l’enquête ou de l’instruction qui a précédé leur saisine.
Selon vous, cette intervention doit-elle être assurée dès le début de la garde à vue ?
Il faut tenir compte des nécessités pratiques et des impératifs de la lutte contre la délinquance. D’ailleurs l’article 5 de la convention, en dépit de son « aussitôt », n’exige pas, selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’intervention immédiate d’un juge pour contrôler la légalité d’une privation de liberté. Que pendant deux ou trois jours, par exemple, le contrôle de la garde à vue soit assuré par le parquet est une solution raisonnable ; mais au-delà, un juge du siège doit intervenir. C’est d’ailleurs ce que vient d’affirmer le Conseil constitutionnel, en fixant ce seuil à 48 h.
L’attitude du gouvernement français à ce sujet n’est-elle pas contraire à l’exigence de mise en conformité du droit interne alors même que la Turquie s’est vite adaptée suite à ses diverses condamnations ?
Disons que s’il y met de l’empressement, il parvient assez bien à le cacher – et nous faisons, nous, déjà partie de l’Union… L’interprétation que le ministère de la justice a faite du second arrêt Medvedyev, par exemple, était telle que je me suis demandé si j’en avais la même version.
Dans quelle mesure l’application des principes dégagés par les arrêts Brusco (CEDH, 14 octobre 2010, Requête no 1466/07), Moulin (CEDH, 23 novembre 2010, requête n° 37104/06) et Medvedyev 2 (CEDH, Gde ch., 29 mars 2010, requête n° 3394/03) pourrait-elle remettre en cause les PV d’auditions obtenus en garde à vue ?
L’arrêt Brusco impose une intervention rapide et effective de l’avocat lors de la garde à vue. Le projet de loi de réforme de la procédure pénale vous parait-il adapté à cette exigence ?
Dans deux arrêt rendus par la CEDH le 21 décembre 2010 (Primagaz c/ France, requête no 29613/08 ; Société Canal + c/ France, requête n° 29408/08), la procédure concurrentielle française a fortement été remise en cause du fait de l’impossibilité pour une entreprise de faire appel de la décision du juge de la liberté et de la détention ayant autorisé une visite domiciliaire. Ces deux arrêts instaurent-ils un ‘’droit de faire appel’’ ?
Partagez-vous l’avis de certains syndicats de police qui voient dans la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue une mesure susceptible de compromettre l’efficacité de l’enquête ?
Antoine Bouzanquet