Par son arrêt du 25 juin 2014, l’assemblée plénière confirme le licenciement pour faute grave de la salariée voilée de la crèche Baby-loup. Se fondant sur les articles L 1121-1 et L 1321-3 du code du travail, la cour confirme le caractère justifié et proportionné de la restriction à la liberté religieuse prescrit par le règlement intérieur de l’entreprise.
Une éducatrice de jeunes enfants a été licenciée pour faute grave au motif notamment qu’en portant le voile islamique, elle avait contrevenu aux dispositions du règlement intérieur de l’association qui l’employait, la crèche Baby-Loup. S’estimant victime d’une discrimination au regard de ses convictions religieuses, la salariée a saisi la juridiction prud’homale pour obtenir la nullité de son licenciement.
Confirmant le jugement de première instance, la cour d’appel de Versailles [1] a rejeté la demande de la salariée. Selon les juges du fond, l’association s’efforçait de répondre à l’ensemble des besoins collectifs émanant des familles sans distinction d’opinion politique ou confessionnelle. De plus, il s’agissait de protéger les enfants contre toute manifestation ostentatoire d’appartenance religieuse. Dès lors, le règlement intérieur pouvait contenir la disposition controversée selon laquelle « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’ensemble des activités développées tant dans les locaux de la crèche et de ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ».
Toutefois, suite à un premier pourvoi en cassation, la chambre sociale [2] a affirmé que le principe de laïcité ne s’appliquait pas dans une entreprise privée ne gérant pas un service public ; et « que les restrictions à la liberté religieuse devaient être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle et déterminante, et proportionnées au but recherché ». Or, le règlement intérieur instaurant des restrictions générales et imprécises ne respectait pas ces conditions.
Après cassation, l’affaire a été renvoyée devant la Cour d’appel de Paris [3], laquelle a pris le contre-pied de cette décision en qualifiant l’association d’entreprise de conviction pouvant se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel dans l’exercice de ses tâches ; ceci ne consistant pas en une interdiction générale.
Ces solutions divergentes ont suscité de vifs débats opposant les partisans d’une laïcité qui aurait vocation à s’appliquer à toute entreprise, à ceux pour lesquels le droit positif permettrait déjà à l’employeur d’apporter des restrictions ponctuelles aux libertés des salariés. Une proposition de loi a notamment été présentée à l’Assemblée nationale, visant à autoriser l’employeur à restreindre le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse. [4]
Finalement, l’assemblée plénière [5] a décidé de suivre les préconisations de son procureur général et de confirmer le licenciement de la salariée, au motif que « la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché » (II). Cependant, la Cour de cassation réfute la qualification d’entreprise de conviction de l’association Baby-Loup avancée par la Cour d’appel (I).
I) Le refus de la qualification d’entreprise de conviction
La cour d’appel avait désigné la crèche comme étant une « entreprise de conviction » prévoyant une obligation de neutralité. Le choix de cette qualification a été critiqué, car selon une définition généralement admise, l’entreprise de conviction est « une entité reposant sur une identité politique (un parti politique), syndicale (une organisation syndicale) ou confessionnelle (une association religieuse) » [6]. Par conséquent, les statuts de l’association, en prônant la laïcité, ne répondent à aucun de ces critères.
Une telle appréciation aurait pourtant pu justifier, par exception, l’application de la laïcité au sein d’une entreprise privée ne gérant pas un service public ; bien que la chambre sociale l’ait exclue par principe [2]. En effet, il est admis que « l’employeur, dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur une croyance philosophique peut […] imposer à ses employés des obligations de loyauté spécifiques ». [7]
Cependant, on notera que l’assemblée plénière semble vouloir apaiser les tensions en acceptant implicitement que l’on applique le principe de laïcité dans l’entreprise, puisqu’elle cite expressément le règlement intérieur de l’association en ce qu’il affirme que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’ensemble des activités ».
Ainsi, elle s’accorde avec l’opinion majoritaire considérant qu’une telle restriction reste justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.
II) L’admission de la restriction à la liberté religieuse
La cour rejette le pourvoi de la salariée et confirme le caractère justifié et proportionné de la restriction à la liberté de manifester ses convictions religieuses, liberté notamment protégée par l’article 9 de la convention EDH. En ce sens, elle s’oppose à la première décision rendue par la chambre sociale [2], bien que se fondant sur les mêmes articles. Les articles L 1121-1 et L 1321-3 du code du travail disposent que l‘on ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.
Selon les juges, le caractère proportionné de la restriction trouve son fondement dans la taille réduite de l’association et dans la nature des activités concernées. Or, cette solution peut paraître surprenante car la limitation prescrite par le règlement intérieur de la crèche touche l’ensemble des activités en contact avec les enfants. La Cour de cassation reprend ici le raisonnement de la Cour d’appel de renvoi [3], qui semblait difficilement admissible pour certains [6].
Quid de la justification ? L’Assemblée plénière s’appuie sur les relations directes des éducateurs avec les enfants et leurs parents, rappelant ainsi les premières décisions des juges du fond. Cet argument fait débat. Tandis que certains auteurs déploraient que la cour de cassation ne soulève pas, à l’occasion de son premier arrêt, la vulnérabilité et la liberté de l’enfant [8] ; d’autres soutenaient que la prise en compte de la religion de la salariée, n’étant pas justifiée par une exigence professionnelle, essentielle et déterminante, était discriminatoire [9].
Cet arrêt peut apparaître en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui a condamné le licenciement d’une salariée portant une croix en pendentif au motif « qu’une saine société démocratique doit tolérer et encourager le pluralisme et la diversité » [10].
Sans doute d’autres développements sont-ils à prévoir, car cette décision ne marque pas la fin de la saga, la salariée ayant manifesté sa volonté de saisir la Cour européenne des droits des droits de l’Homme.
Marie Eliphe et Camille Mannier,
Paris II, Panthéon-Assas.
[1] : Cour d’appel de Versailles, 27 octobre 2011, n° 10/05642
[2] : Chambre sociale de la Cour de cassation, 19 mars 2013, n°11-28.845, http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/536_19_25762.html
[3] : Cour d’appel de Paris, 27 novembre 2013, n°13/02981
[4] : Proposition de loi relative au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations, 24 avril 2014, n° 998, http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion0998.asp
[5] : Assemblée Plénière de la Cour de cassation, 25 juin 2014 n° 13-28.369, http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/assemblee_pleniere_22/612_25_29566.html
[6] : Fleur Laronze, « Affaire Baby Loup : l’épuisement du droit dans sa recherche d’une vision apolitisée de la religion », Droit social 2014 p.100
[7] : CEDH, 23 sept. 2010, n° 1620/03, Schüth c/ Allemagne.
[8] : Félix Rome, « Baby Loup dans la bergerie », Recueil Dalloz 2013 p.761
[9] : Bernard Bossu, « Un employeur privé ne peut se prévaloir du principe de laïcité », La semaine Juridique Sociale n°14, 2 avril 2013.
[10] : CEDH, 15 janvier 2013, Eweida c/ Royaume Uni, n° 48420/10
Voir également :
Communiqué de l’observatoire de la laïcité, 25 juin 2014 : http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/fichiers/communique_25_juin_2014.pdf