Alors que Harvey Weinstein est accusé de viol par plusieurs actrices, la présidence de la République française souhaite que la Grande chancellerie de la Légion d’honneur statue sur le cas du producteur hollywoodien décoré le 7 mars 2012, par le Président Nicolas Sarkozy.
L’Ordre et sa structure
La Légion d’honneur est une décoration, matériellement représentée par le port d’une médaille au ruban rouge, mais elle avant tout un ordre, hérité de l’Ancien Régime. Ceux qui y sont admis, lorsqu’ils reçoivent leur décoration, intègrent une structure hiérarchisée et régie par un code : le code de la Légion d’honneur et de la Médaille militaire.
L’Ordre de la Légion d’honneur est administré par la Grande chancellerie, logée dans le palais de Salm, en face du musée d’Orsay. À sa tête l’on retrouve le Grand chancelier choisi parmi les Grand’croix – la plus haute dignité de l’ordre – et par tradition général d’armée. Le Grand chancelier est aidé dans sa tâche par un conseil, composé de 17 membres, représentant toutes les composantes de la nation (magistrats, médecins, haut-fonctionnaires, syndicalistes, militaires…).
Toutes les décisions de l’Ordre, qu’il s’agisse des nominations ou des promotions, de même que les sanctions disciplinaires, sont prises par le Conseil de l’ordre et soumises pour approbation au Grand maître, c’est-à-dire au Président de la République.
Il est à noter que le Conseil d’État a toujours opposé une fin de non-recevoir aux tentatives d’annulation d’un décret du Président concernant l’attribution de la Légion d’honneur[1], pour défaut d’intérêt à agir des tiers, notamment des associations[2].
Par ailleurs, les juges du Palais-Royal ont estimé, dans le cadre d’un recours formé par un individu s’étant vu refuser la Légion d’honneur, que « l’appréciation, à laquelle se livre l’administration, de l’éminence des mérites d’un postulant à la légion d’honneur […] ne saurait, dès lors qu’elle ne repose pas sur des faits matériellement inexacts et n’est entachée ni d’erreur de droit, ni de détournement de pouvoir, être utilement discutée devant le juge de l’excès de pouvoir »[3].
Le pouvoir de sanction disciplinaire du Conseil de l’ordre
Le code la Légion d’honneur, code à valeur réglementaire créé en 1962 à la demande du général de Gaulle, prévoit des « peines disciplinaires »[4]. Ces peines sont de trois ordres : la censure, la suspension totale ou partielle des prérogatives attachées à la qualité de membres de l’Ordre (par exemple, l’interdiction de porter la décoration) et l’exclusion[5].
L’exclusion est possible sur avis du Conseil de l’Ordre lorsque le membre de l’ordre perd sa nationalité française[6] ou est condamné à une peine correctionnelle[7]. Elle est automatique dans le cas d’une condamnation pour un crime ou d’une peine d’emprisonnement supérieure à un an[8].
En tout état de cause, l’intéressé doit être averti par le Grand chancelier de l’ouverture d’une procédure disciplinaire à son encontre et avoir accès à son dossier. Le non-respect des droits de la Défense pourra être sanctionné par le juge administratif.[9]
Un cas d’exclusion mémorable : l’Affaire Maurice Papon
L’affaire Maurice Papon restera dans les annales judiciaires d’abord du fait de la gravité des crimes imputés à l’ancien préfet de la Gironde et ensuite par l’abondance de décisions à laquelle elle a donné lieu. En plus de la procédure pénale, une procédure administrative a été engagée aux fins de faire reconnaître la responsabilité conjointe de l’État[10]. Mais à ces deux procédures a été jointe une troisième, opposant M. Papon à la Grande chancellerie de la Légion d’honneur.
Lorsqu’il est inculpé pour crime contre l’humanité, la Grande chancellerie a prononcé à l’encontre de M. Papon, commandeur de la légion d’honneur depuis 1961, la suspension de son droit à porter non seulement sa médaille, mais aussi la rosette rouge ornant la boutonnière des décorés. Le but d’une telle sanction provisoire était d’éviter que l’accusé se rende dans les salles d’audience – en particulier devant une cour d’assises – en arborant ses décorations, ce qui n’aurait pas manqué d’entacher la réputation de l’ordre.
Cette sanction a été automatiquement transformée en exclusion après la condamnation pénale de M. Papon pour crime contre l’humanité, intervenue en 1998. Cependant, l’intéressé refusa de se plier à la sanction de la Grande chancellerie et continua de porter sa décoration. Il a alors été condamné en 2004 à 2 500 € d’amende sur le fondement de l’article 433-14 alinéa 1 du code pénal, sanctionnant le port illégal d’une décoration règlementée par l’autorité publique.
À titre d’anecdote, M. Papon demeure aujourd’hui enterré avec sa Légion d’honneur, ce qui n’avait pas manqué de raviver la polémique en 2007 lors de ses funérailles, polémique à laquelle son avocat Francis Vuillemin avait rétorqué cette phrase désormais ancrée dans les mémoires : « Les symboles sont plus forts que le droit ».
Le cas particulier des étrangers
Il n’est pas nouveau que des étrangers soient décorés de la Légion d’honneur. Seulement, à la différence des Français, les étrangers n’intègrent pas l’Ordre à proprement parler, puisqu’ils n’en sont juridiquement pas membres. La médaille au ruban rouge leur est simplement remise en reconnaissance de leurs talents, de leur bravoure ou de leur concours à la diffusion des valeurs de la République. Aussi, alors que les nationaux et les étrangers vivant habituellement en France, ne peuvent entrer dans l’ordre que par son grade le plus bas – c’est-à-dire chevalier (à quelques exceptions près) – les étrangers résidant hors du territoire national, puisqu’ils n’intègrent pas la structure hiérarchisée, peuvent recevoir la décoration de n’importe quel grade ou dignité.
Alors, en considérant l’article R. 96 du code de la Légion d’honneur qui énonce « les peines disciplinaires prévues au présent chapitre peuvent être prises contre tout membre de l’ordre… », les étrangers peuvent-ils effectivement faire l’objet d’une mesure disciplinaire ?
De fait, en tant qu’ils ne sont pas admis dans l’ordre, les étrangers ne peuvent en être exclus. Cependant, la Grande chancellerie peut leur retirer le droit de porter la décoration de façon temporaire ou définitive. À ce titre on trouve ces dernières années les cas de Lance Armstrong ou encore de John Galliano.
Cette solution est cohérente dans la mesure où l’article R. 102 fait obligation aux agents diplomatiques et consulaires de rendre compte au Grand chancelier des faits de cette nature commis en pays étranger, notamment par les « légionnaires étrangers ». Par ailleurs, dans le cas contraire, cela reviendrait à placer les membres français de l’Ordre dans une situation moins favorable que les membres étrangers, et ce sans motif légitime.
L’exécution de cette sanction reste soumise à la bonne volonté de l’ex-décoré qui, s’il ne s’y plie pas et continue de porter sa décoration et ses attributs, commet alors une faute pénale pour laquelle il sera poursuivi.
Pour ce qui concerne Harvey Weinstein, la présomption d’innocence imposerait que la Grande chancellerie réserve sa sanction jusqu’au prononcé du jugement de la juridiction à laquelle sera confié le cas du producteur. Cependant, d’ici là, rien n’interdit que soit prise une mesure de suspension provisoire[11] ou qu’un blâme soit prononcé à son égard[12].
Alexis ANTOIS
[1] CE, 7ème ss., 2 mars 2007, Reporter sans frontière, concernant la décoration de Vladimir Poutine.
[2] CE, n° 179611, 23 mars 1998, Ligue française des droits de l’animal : Le Conseil d’État a jugé que le décret par lequel un toréro est nommé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur ne peut être regardé comme faisant par lui-même grief à la ligue française des droits de l’animal.
[3] CE, n° 78376, 10 décembre 1986.
[4] Art. R.96 du code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire.
[5] Art. R.89.
[6] Art. R.90
[7] Art. R.92
[8] Art R.91
[9] CE, n° 255211, 10 novembre 2004, M. O.
[10] CE, Ass., 12 avril 2002, M. Papon.
[11] Article R. 105 du code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire : « Lorsque, devant la gravité des faits reprochés au légionnaire, le grand chancelier estime que celui-ci ne saurait profiter des délais que nécessite l’instruction normale de sa cause pour continuer à se prévaloir de son titre de membre de la Légion d’honneur et des prérogatives qui s’y rattachent, il propose au grand maître, après avis du conseil de l’ordre, la suspension provisoire immédiate du légionnaire en cause, sans préjudice de la décision définitive qui sera prise à l’issue de la procédure normale ».
[12] Article R. 106 alinéa 2 du code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire.