Gilets jaunes : quand le Parquet voit rouge

Une note du 12 janvier 2019 adressée aux magistrats du parquet détaille la conduite à tenir quant aux procédures judiciaires relatives aux rassemblements des Gilets jaunes. En effet, cette note préconise de prononcer la mainlevée des gardes à vue « le samedi soir ou [le] dimanche matin, afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de troubles », ensuite « d’éviter de faire reconvoquer les policiers » et de contacter par téléphone les effectifs ayant procédé à l’interpellation en cas d’imprécision de cette dernière ; d’exploiter les vidéos-surveillance de la préfecture de police « seulement pour les faits les plus graves et/ou contestés car très chronophage » ; de maintenir l’inscription des personnes gardées à vue dans le fichier TAJ (Traitement des antécédents judiciaires) dans le cas d’un classement sans suite « lorsque les faits ne sont pas constitués » ; et enfin d’ordonner la présentation de la personne devant un délégué du procureur de la République dans le cadre d’un rappel à la loi « lorsque les faits sont établis mais que la procédure reste trop lacunaire pour un renvoi devant une juridiction ». Or, cette note interroge le juriste quant aux préconisations qui ont été faites.

Du détournement de la garde à vue

S’agissant de la mainlevée des gardes à vue, la garde à vue semble ici avoir été détournée de son objet. En effet, l’article 62-2 du code de procédure pénale issu de la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 donne une définition légale de la garde à vue et pose un critère de nécessité de la mesure qui doit permettre d’atteindre au moins l’un des objectifs légaux définis par le texte. En effet, cet article dispose que « La garde à vue est une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, par laquelle une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs » et qu’elle doit être l’unique moyen d’atteindre au moins un des six objectifs énumérés par la loi [1]. Autrement dit, la garde à vue est une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, à l’encontre d’un suspect et doit être à la fois proportionnée aux faits reprochés et nécessaire au regard d’un ou de plusieurs objectifs définis par la loi.

Or, les consignes données aux magistrats du parquet ne semblent pas respecter ces dispositions. En effet, l’officier de police judiciaire ne saurait placer en garde à vue une personne au seul motif qu’elle pourrait commettre une infraction, alors que les dispositions de l’article 62-2 du code de procédure pénale conditionnent le recours à cette mesure notamment à « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». En outre, de telles gardes à vue ne poursuivent aucun des six objectifs prévu par la loi. En d’autres termes, ces procédures ne sont pas justifiées quant aux faits reprochés et à la nécessité de recourir à la garde à vue, portant de ce fait une atteinte à la liberté individuelle de personnes n’ayant pas commis d’infraction et qui ne seront pas poursuivies.

L’inscription des personnes gardées à vue dans le fichier TAJ

S’agissant de l’inscription de ces personnes dans le fichier TAJ [2] en qualité de mis en cause, là encore il est permis de s’interroger sur cette préconisation. Créé par l’article 11 de la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 [3], le TAJ est un traitement automatisé de données à caractère personnel recueillies notamment au cours des enquêtes de police ou sur commission rogatoire portant sur tout crime ou délit et les contraventions de la cinquième classe, au cours de certaines procédures prévues par les articles 74 et 74-1 du code de procédure pénale [4] ainsi qu’au cours des enquêtes administratives notamment dans le cadre du recrutement pour certains emplois publics ou sensibles. Les personnes concernées sont notamment celles, sans limitation d’âge, à l’encontre desquelles existent des indices graves ou concordants rendant vraisemblable leur participation, comme auteur ou complice, à un trouble à la sécurité ou à la tranquillité publiques ou à une atteinte aux personnes, aux biens ou à l’autorité de l’État [5]. Enfin, la durée de conservation de ces données, comprise entre cinq ans et quarante ans, est variable selon l’âge de la personne et la nature de l’infraction [6]. Ce dispositif a été validé par le Conseil constitutionnel [7] qui l’avait entretemps partiellement censuré [8]. Or, cette mesure décidée à l’encontre des personnes gardées à vue n’ayant pas commis d’infraction et ne faisant pas l’objet de poursuites pourrait potentiellement porter atteinte à leur droit à la vie privée au regard des exigences européennes [9], et ce d’autant plus que la procédure d’effacement des données personnelles inscrites au TAJ est souvent longue.

Enquêtons… ou pas

S’agissant de la reconvocation des policiers, de la précision des conditions d’interpellation par téléphone et de l’exploitation des vidéos-surveillances seulement pour des faits graves ou contestés, cette note exclut de tels actes d’investigation pourtant nécessaires afin de déterminer les circonstances exactes de la commission de l’infraction reprochée censée justifier les gardes à vue de personnes interpellées lors des rassemblements des Gilets jaunes.

Pas de poursuites possibles donc un rappel à la loi

S’agissant enfin du rappel à la loi [10], cette note préconise de procéder à une présentation devant le délégué du procureur de la République si les faits sont établis mais que la procédure ne peut donner lieu au renvoi devant une juridiction. Toutefois, si le recours à la garde à vue n’est pas justifié, procéder à un rappel à la loi à l’issue de la mesure de contrainte pour éviter des poursuites mal fondées interroge tout de même.

Récemment, des experts de l’ONU ont dénoncé des restrictions aux droits et un usage excessif de la force lors de ces rassemblements [11]. Selon eux, ces restrictions ont notamment « entraîné un nombre élevé d’interpellations et de gardes à vue (…) ». Conscients du caractère violent de certaines manifestations ayant occasionné des débordements, ils craignent que « la réponse disproportionnée à ces excès puisse dissuader la population de continuer à exercer ses libertés fondamentales », notamment celle de manifester. La loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations [12] qui projette d’encadrer cette liberté constitutionnellement consacrée [13] a été toutefois partiellement censurée par le Conseil constitutionnel [14]. Une loi de plus dont la constitutionnalité n’était pas certaine, ni même peut-être l’efficacité.

Hicham EL MAANNI

Notes de bas de page :

[1] C. proc. pén., art. 62-2. Ces objectifs sont les suivants :

« 1° Permettre l’exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne;

2° Garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l’enquête;

3° Empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices matériels;

4° Empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ou leurs proches;

5° Empêcher que la personne ne se concerte avec d’autres personnes susceptibles d’être ses coauteurs ou complices;

6° Garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit ».

[2] Le régime de ce traitement automatisé des données à caractère personnel est prévu par les articles 230-6 à 230-11 du code de procédure pénale.

[3] Loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, art. 11.

[4] C. proc. pén., art. 230-6.

[5] C. proc. pén., art. 230-7.

[6] C. proc. pén., art. R. 40-27.

[7] Cons. const., déc. n° 2011-625 QPC, 10 mars 2011, consid. n° 13 ; Cons. const., déc. n° 2018-765 QPC, 12 juin 2018, consid. n° 82.

[8] Cons. const., déc. n° 2017-670 QPC, 27 octobre 2017, consid. n° 14. Le Conseil constitutionnel avait en effet censuré l’impossibilité de procéder à l’effacement des données personnelles inscrites au TAJ des personnes mises en cause dans une procédure pénale autre que celles ayant été acquittées ou relaxées ou ayant bénéficié d’un non-lieu ou d’un classement sans suite.

[9] CEDH, 22 juin 2017, req n° 8806/12, Aycaguer c/ France, § 47.

[10] C. proc. pén., art. 41-1.

[11] Communiqué de presse de l’ONU du 14 février 2019, disponible sur https://www.ohchr.org/

[12] Sénat, Proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, 12 mars 2019, texte adopté n° 77, disponible sur http://www.senat.fr/petite-loi-ameli/2018-2019/364.html

[13] Cons. const., déc. n° 94-352 DC, 18 janvier 1995, consid. n° 16. Le Conseil constitutionnel fait ici référence au « droit d’expression collective des idées et des opinions ».

[14] Cons. const., déc. n° 2019-780 DC, 4 avril 2019, consid. n° 26.

Pour en savoir + :

Résolution du Parlement européen du 14 février 2019 sur le droit à manifester et l’usage proportionné de la force

Site europarl.europa.eu – > Rubrique Séance plénière – > Textes adoptés – > Rechercher Procédure 2019/0127/RSP

http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//NONSGML+TA+P8-TA-2019-0127+0+DOC+PDF+V0//FR

Proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations

Site assemblee-nationale.fr – > Rubrique Dossiers législatifs – > P – > Dossier « Police et Sécurité : maintien de l’ordre public lors des manifestations »

http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/prevention_sanction_violences_manifestations

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