Dans une décision récente en date du 9 septembre 2014, l’Autorité de la concurrence a décidé que la société GDF-Suez devait partager avec ses concurrents les informations qu’elle détient sur ses clients. Ces informations étant le fruit de sa situation historiquement monopolistique, son refus de communiquer de telles informations est ainsi susceptible de constituer un abus de position dominante.
L’ouverture progressive à la concurrence des marchés de l’électricité et du gaz naturel date du début des années 2000 et s’est achevée en 2007. Depuis cette date, la société EDF pour l’électricité et la société GDF-Suez (anciennement Gaz de France) pour le gaz ne disposent plus d’un monopole dans la fourniture de ces énergies aux clients finals. Les clients, professionnels ou résidentiels, sont désormais libres de choisir le fournisseur de leur choix. Dès lors, plusieurs acteurs, étrangers ou nationaux, ont souhaité tenter leur chance dans ce secteur nouvellement libéralisé.
Les marchés français de l’électricité et du gaz sont particuliers en ce que les clients ont massivement choisi de rester à des offres aux tarifs réglementés de vente (TRV). En effet, depuis la libéralisation de ces deux secteurs, deux types d’offres coexistent :
– l’une dite offre de marché ou encore offre libre est proposée par l’ensemble des fournisseurs (fournisseurs historiques et alternatifs) et les prix sont fixés librement par ceux-ci ;
– l’autre dite offre aux tarifs réglementés de vente est proposée seulement par les fournisseurs historiques (EDF ; GDF-Suez essentiellement) et ces tarifs sont fixés par le Gouvernement après avis du régulateur, la Commission de régulation de l’énergie (CRE).
Ces deux types d’offres sont ainsi très proches étant donné qu’il s’agit du même produit (électricité ou gaz naturel), commercialisé auprès des mêmes clients ; seul le dispositif réglementaire applicable en matière de tarifs réglementés de vente diffère.
Depuis plusieurs années, ces tarifs réglementés de vente sont progressivement remis en cause par la Commission européenne qui y voit une entrave à l’instauration d’un marché véritablement concurrentiel. Après des recours en manquement pour transposition insuffisante des directives européennes à ce sujet ou entrave aux règles européennes régissant les aides d’Etat, la France, après de longues discussions, a accepté de supprimer progressivement les tarifs réglementés de vente de l’électricité et du gaz naturel à l’horizon 2016. Cette suppression est cependant limitée aux clients non résidentiels, les particuliers ayant été épargnés par la Commission européenne en raison d’une nécessaire protection du consommateur.
L’abandon des tarifs réglementés de vente est encadré par la loi afin d’éviter notamment que des demandes massives d’offres de marché n’arrivent auprès des fournisseurs dans des délais très courts. La procédure applicable vise également à garantir le respect d’une concurrence saine. En effet, la loi du 17 mars 2014, notamment en son article 25, dispose que les fournisseurs historiques doivent informer progressivement (à trois reprises) et de façon objective leurs clients de la date d’échéance du contrat.
C’est dans ce contexte que l’Autorité de la concurrence a été saisie à double titre le 16 avril 2014 par la société Direct Energie, fournisseur alternatif et concurrent de la société GDF-Suez. Une saisine au fond (non encore jugée) est complétée par une demande de mesures conservatoires.
Au titre de la saisine au fond, le plaignant soutient que « GDF SUEZ utilise les informations relatives aux clients bénéficiant d’un TRV (les « fichiers clients TRV ») qu’il possède en qualité d’ancien monopole légal afin de les cibler et tenter de les convertir à ses offres de marché, avant que ceux-ci n’aient choisi ou ne soient contraints de choisir de la mettre en concurrence avec les offres présentes sur le marché ». La société Direct Energie mentionne par ailleurs dans sa saisine qu’elle a demandé au préalable à la société GDF-Suez un accès à l’ensemble des données relatives aux clients bénéficiant d’une offre de fourniture de gaz aux tarifs réglementés de vente, en vain.
Quant aux mesures conservatoires, celles-ci tendent à obtenir que soit suspendue la commercialisation des offres de marché de la société GDF-Suez, sauf si « les moyens affectés aux activités de servir public et ceux affectés à la consommation des offres de marché auront été séparés et que les bases de données des clients aux TRV auront été mises à disposition des opérateurs alternatifs« .
Cette décision de l’Autorité de la concurrence est digne d’intérêt en ce qu’elle met en exergue la confusion et l’utilisation croisée des bases de clientèles reposant sur l’utilisation par une entreprise en position dominante d’actifs matériels et immatériels constitués dans le cadre de l’exploitation d’un monopole historique, afin de développer ses positions sur un marché ouvert à la concurrence. C’est une problématique usuelle que l’on retrouve dans d’autres secteurs anciennement monopolisés et dorénavant ouvert à la concurrence (ferroviaire, télécommunications, poste, énergie).
En l’espèce, ces bases de données regroupent des informations constituées tout au long de la vie économique de la société GDF-Suez sur la quasi totalité des clients consommant du gaz naturel. Ces fichiers sont composés d’informations relatives au client (nom, catégorie socio-professionnelle, forme juridique, numéro SIREN, SIRET, NAF, etc.), aux sites de consommation (type de comptage, informations sur les locaux, types d’équipements), aux contrats de fourniture (date de souscription, durée, informations techniques sur l’offre, capacité/débit) et enfin aux demandes des clients (interventions techniques, délais de paiement, etc.). Par conséquent, l’entreprise qui détient ces informations peut dresser un profil énergétique complet du client qu’elle souhaite viser par le biais d’une offre de marché.
Cette détention n’est pas répréhensible en soi ; seule son utilisation déraisonnable l’est. En effet, l’Autorité de la concurrence estime que la société GDF-Suez utilise ces fichiers constitués du fait de sa caractéristique de fournisseur historique pour proposer aux clients des offres commerciales. La société GDF-Suez profite ainsi des informations accumulées lors de ses activités du service public pour commercialiser des offres de marché de gaz.
Ces données n’étant pas facilement reproductibles par des concurrents, elles correspondent à des ressources essentielles dont le partage conditionne l’apparition d’une concurrence effective. Ainsi, « cet avantage est susceptible, en l’état de l’instruction, de créer un effet potentiel d’éviction des opérateurs alternatifs nouveaux entrants, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour prospecter la clientèle sur un pied d’égalité« . L’Autorité constate alors que le refus de la part de la société GDF-Suez de communiquer ces données est susceptible de constituer un abus de position dominante prohibé par les articles 102 du TFUE et L420-2 du Code de commerce.
Cependant, pour prononcer des mesures conservatoires, il convient d’apprécier le caractère grave et imminent de l’atteinte. Considérant que ces deux critères sont remplis concernant l’atteinte portée à l’encontre non seulement de l’entreprise plaignante (Direct Energie) mais également du secteur de la fourniture de gaz et des clients, l’Autorité de la concurrence identifie un lien de causalité entre les pratiques décriées et cette atteinte. La société GDF-Suez est donc enjointe, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, d’accorder, à ses frais, aux fournisseurs concurrents qui en feraient la demande, un accès à certaines données figurant dans les fichiers des clients ayant un contrat de fourniture au tarif réglementé de vente. Les informations concernées sont limitées à celles dont la communication au concurrent est strictement nécessaire afin qu’ils puissent être en mesure de formuler des offres encore aux TRV.
Cette injonction est d’autant plus forte qu’en cas de non-respect de celle-ci, l’Autorité de la concurrence prévoit de suspendre l’activité de commercialisation de la société GDF-Suez, l’empêchant ainsi de conclure de nouveaux contrats avec des clients.
La décision de l’Autorité de la concurrence, au moins à l’égard des mesures conservatoires qu’elle comporte, marque ainsi un pas en avant dans le processus de libéralisation du secteur : les anciens monopoles doivent créer un climat toujours plus propice à l’apparition d’une concurrence effective. Il faut encore noter que si la société GDF-Suez a l’intention de faire appel de cette décision auprès de la Cour d’appel de Paris, ce recours n’est toutefois pas suspensif.
Afin d’éviter un pareil contentieux, les sociétés EDF et Direct Energie s’entretiennent dans le but d’envisager la communication d’une partie des informations contenues dans les bases de données d’EDF.
Stéphane ANDRIEU
Magistère de Droit des Activités Economiques
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne