En principe, la vie professionnelle d’un salarié se limite au temps et au lieu du travail. Seulement, et c’est là le cœur de la réflexion qui va suivre, il est des situations dans lesquelles le salarié sans être ni au temps ni sur le lieu de travail, va être amené à exécuter des taches de nature professionnelle.
Cette situation est de plus en plus fréquente chez les cadres notamment en raison de l’utilisation accrue des technologies de l’information et de la communication (I). Cette exportation du travail dans la sphère privée exacerbe les risques psychosociaux (II) et l’efficacité des solutions proposées par les entreprises et les pouvoirs publics est actuellement discutable (III).
I.Les cadres, catégorie la plus touchée par des problématiques de porosité entre vie privée et vie professionnelle
Il ressort d’un sondage mené par l’institut Ifop en mai 2016[1] que la majorité des cadres sont hyperconnectés. En effet, 71 % d’entre eux consultent leurs communications professionnelles (mails, SMS, appels) pendant leur temps de loisir. Parmi eux, près d’un tiers (31 %) déclare le faire « souvent ».
Les cadres consultent avant tout leurs communications professionnelles pendant leurs congés et leurs temps de repos simplement pour s’assurer qu’il n’y a pas de problème en leur absence (80 %), cette raison démontre une large difficulté des cadres à déléguer leurs taches professionnelles pendant leurs absences. En outre, 21 % des cadres de moins de 35 ans disent consulter davantage leurs communications professionnelles pour éviter d’éventuelles remarques de la part d’un supérieur hiérarchique.
En tout état de cause, l’hyperconnexion est un facteur de stress pour 48 % des cadres interrogés et 34 % d’entre eux admettent que leurs proches sont affectés voire « agacés » par cette omniprésence du travail dans la vie privée. Au total, 82 % des cadres mettent en avant une perception anxiogène ; moins d’un cadre sur cinq considère au contraire que l’hyperconnexion est source d’apaisement. Paradoxalement, ce sont les plus jeunes qui sont les plus stressés par le fait d’avoir en permanence un accès aux communications professionnelles (50 % des moins de 35 ans).
II.L’hyperconnexion, vecteur d’exacerbation des risques psychosociaux chez les cadres
L’hyperconnexion contribue à l’augmentation des risques psychosociaux des cadres parmi lesquels le burn-out, également appelé syndrome d’épuisement, occupe une place centrale. Cependant, le burn-out n’est toujours pas reconnu comme maladie professionnelle[2] : cela s’explique sans doute par le fait que la commission chargée de l’élaboration du tableau des maladies professionnelles est une commission paritaire. Selon Morane Keim-Bagot[3], « le patronat n’acceptera jamais de fixer par tableau les conditions d’une reconnaissance automatique d’une pathologie multifactorielle, dont beaucoup considèrent qu’elle est due à une fragilité personnelle. »
L’épuisement professionnel n’est certes pas une maladie professionnelle mais peut être à l’origine d’un accident du travail caractérisé, dans les cas les plus dramatiques, par un suicide[4]. Dès lors, l’employeur peut se voir reprocher une faute inexcusable[5] et sa responsabilité pénale pourra également être engagée : les entreprises ont donc intérêt à prévenir la survenance de telles pathologies psychiques.
Le lien entre burn-out et risque de suicide a été démontré par le passé : le Technocentre du groupe Renault est tristement célèbre pour ses affaires de suicide chez les cadres[6]. Les entreprises ne doivent donc pas attendre que survienne un accident pour prendre des mesures préventives.
III.Des solutions de rééquilibrage vie privée/vie professionnelle peu efficaces
Les solutions mises en œuvre par les entreprises comme l’octroi de journées de télétravail, l’organisation de journées de team building ou les casual friday, ainsi que les dispositions législatives comme le congé parental d’éducation ne suffisent manifestement pas. Dès 2010, Nigel Marsh[7] pointait du doigt l’importance de l’équilibre vie privée/vie professionnelle. Cet équilibre est, selon lui, trop important pour être laissé entre les mains de l’employeur et des pouvoirs publics. Il remarque que certains choix de carrière impliquent inéluctablement une pénétration importante de la vie professionnelle dans la vie privée, c’est le cas d’une grande partie des cadres ayant des responsabilités, tous dotés d’un smartphone et d’un ordinateur portable[8].
En France, le législateur est intervenu dans le but de clarifier les frontières vie privée/vie professionnelle : la loi Travail[9] a instauré en 2016 une notion nouvelle : le droit à la déconnexion dont le but est clairement de bénéficier aux cadres. En effet, dès lors que l’entreprise dispose de cadres au forfait dans ses effectifs, elle est soumise à l’obligation de négocier sur les modalités du droit à la déconnexion. Seulement, le code du travail n’impose rien quant au contenu des accords, certaines grandes entreprises ont conclu des accords relatifs à la déconnexion répondant à des logiques différentes, ainsi il est possible de prévoir par accord :
- que les smartphones et ordinateurs « doivent être utilisés à bon escient, dans le respect des personnes et de leur vie privée »[10] ;
- une simple mention dans les signatures automatiques des mails, indiquant l’absence d’obligation de répondre aux mails hors des horaires de travail[11] ;
- un système de blocage des boites mails entre 18 heures et 7 heures[12] ;
- que l’usage de la boite mail ou du smartphone professionnel, en dehors des heures de travail, doit être justifié par un motif d’urgence[13].
À défaut d’accord, l’article L. 2242-17, 7° du code du travail[14] précise que l’employeur élabore une charte relative au droit à la déconnexion après avis du comité social et économique. Il résulte de ces différents accords qu’imposer totalement la déconnexion, sous peine de sanctions disciplinaires pourrait nuire à certains salariés. Cela empêcherait les cadres de réguler leur charge de travail le week-end par exemple, se retrouvant le lundi matin avec une boite mail surchargée…générant ainsi un stress supplémentaire.
En tout état de cause, le droit à la déconnexion tel que prévu par la loi Travail n’est pas très contraignant pour les entreprises, certaines seront tentées de négocier des accords comportant des formules creuses, limitant ainsi la portée obligatoire. Également, les chartes de l’employeur n’ont pas, en principe, de force obligatoire[15].
Comme en matière de télétravail, il est important que le salarié puisse choisir : un droit à la déconnexion subi, à l’instar de ce qui est prévu au sein de la société Volkswagen France, peut porter atteinte à la vie professionnelle du salarié, au même titre que l’absence de droit à la déconnexion peut porter atteinte à la vie privée du salarié. L’adage in medio stat virtus[16] trouve ici un sens significatif.
Cédric Tomé
M2 Droit social et relations sociales dans l’entreprise, Université Paris 13
[1] Sondage Ifop pour Securex, « Les cadres et l’hyperconnexion », mai 2016
[2] Burn-out : « Sa reconnaissance comme maladie professionnelle est quasiment impossible en l’état actuel de la législation », Le Monde, 28 octobre 2017
[3] Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[4] Cass. civ. 2e., 22 févr. 2007, 05-13.771 : « le suicide, même commis en dehors du lieu de travail, peut constituer un accident du travail dès lors qu’il est établi qu’il est survenu par le fait du travail »
[5] Article L. 452-1 du code de la sécurité sociale
[6] La mort tragique d’un ingénieur au Technocentre Renault à Guyancourt, Le Parisien, 25 juillet 2017
[7] Nigel Marsh est consultant en management, spécialiste en communication, entrepreneur et auteur de plusieurs ouvrages sur l’équilibre vie privée/vie professionnelle
[8] Intervention de Nigel Marsh lors d’une conférence pour TED, Sydney, mai 2010
[9] Loi n° 2016-1088 du 6 août 2016, article 55
[10] Accord sur le droit à la déconnexion, La Poste
[11] Accord sur le droit à la déconnexion, Banque Populaire
[12] Accord sur le droit à la déconnexion, Volkswagen France
[13] Accord sur le droit à la déconnexion, Régime général de la Sécurité sociale
[14] Issu de l’ordonnance n° 2017/1385 du 22 septembre 2017 relative au renforcement de la négociation collective
[15] Circulaire DGT 2008/22 du 19 novembre 2008 relative aux chartes éthiques
[16] La vertu/raison est éloignée des extrêmes