Après avoir suscité de vifs débats depuis son entrée en vigueur, le barème des indemnités, lors d’un licenciement jugé sans cause réelle sérieuse, se retrouve face à une fronde des juges du fond par quatre décisions inédites. C’est le conseil des prud’hommes de Troyes [1] qui a ouvert le bal avec sa décision du 13 décembre 2018 ; puis ce fut au tour des conseiller d’Amiens [2] lors de leur décision du 19 décembre 2018 ; enfin, la juridiction de Lyon, par deux décisions du 21 décembre 2018 et du 7 janvier 2019, est venu s’ajouter à la résistance.
Nous reviendrons sur le contexte de ces décisions (I), pour nous pencher ensuite sur les motivations de ces oppositions (II) pour enfin nous poser la question des éventuelles suites à donner à ce conflit (III).
I- Contextualisation des décisions
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L’apparition mouvementée du barème d’indemnisation
Le principe d’un plafonnement des indemnisations fait son apparition en 2013, avec la création d’un barème lors du bureau de conciliation [4]. A l’époque, ce dernier n’était pas obligatoire.
La loi Macron [5] de 2015 avait tenté l’introduction d’un référentiel au sein de l’article 266. Toutefois, celui-ci fut censuré par le Conseil constitutionnel [6], le 5 août 2015. Le Conseil avait invalidé le dispositif en retenant qu’il y avait une rupture d’égalité devant la loi par le critère de l’effectif de l’entreprise qui avait été choisi pour la fixation des plafonds. En effet, il avait été considéré qu’il n’existait pas de lien entre le préjudice subi par le salarié du fait de la perte de l’emploi, et l’effectif de l’entreprise. C’est le barème indicatif qui avait alors été maintenu [7].
C’est lors des ordonnances du 22 septembre 2017 [8] qu’un barème, plafonnant les indemnités dans le cas d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, est adopté. Le barème de calcul devient obligatoire, à l’exception des licenciements entachés de nullité. Cette mesure, codifiée à l’article L. 1235-3 du Code du travail, prévoit un plancher entre 0 et 3 mois de salaire, et un plafond situé entre 1 et 20 mois de salaire en fonction de l’ancienneté. Pour les entreprises de moins de 11 salariés, le plafond reste le même, mais le plancher est inférieur.
Cette disposition a suscité de vives réactions. Les uns prônent la sécurité juridique pour les employeurs, notamment pour les petites et moyennes entreprises, et les autres la réparation intégrale du préjudice des salariés.
C’est donc dans un contexte d’opposition, bien particulier, que sont nées ces différentes décisions.
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Les premières oppositions
La CGT, opposée à l’institution d’un tel barème, a engagé un recours devant le Conseil d’Etat sur le fondement des dispositions de la convention n° 158 de l’OIT et de l’article 24 de la Charte sociale Européenne. Ces textes posent le principe selon lequel l’indemnité versée, en cas de licenciement injustifié, doit être adéquate ou prendre toute autre forme de réparation considérée comme appropriée. Le Conseil d’Etat a rejeté le recours du syndicat et validé le dispositif, dans une décision du 7 décembre 2017 [9].
Une seconde action a été menée devant le Conseil constitutionnel. Cependant, là encore ils n’ont pas eu gain de cause : le Conseil [10] n’a pas déclaré l’inconstitutionnalité du régime.
Le Syndicat des avocats de France ont, par ailleurs, construit un argumentaire pour contrer l’application du barème qui l’ont distribué à leurs adhérents et même au-delà. Les syndicats n’ont pas dit leur dernier mot, et la « saga » s’est visiblement poursuivie devant les juges du fond.
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La genèse prud’homale
Le 10 septembre 2018, le Conseil des prud’hommes de Saint Quentin ouvre le débat en invitant le salarié à saisir la « Cour européenne de Justice » de la conventionalité du barème. La décision est pour le moins étonnante, car le droit européen pouvant être appliqué directement par le juge français, rien n’empêchait le CPH d’écarter du litige une disposition interne qu’il estimerait contraire au droit européen, sans qu’il soit besoin de recourir à la question préjudicielle.
Quelques jours plus tard, le conseil des prud’hommes du Mans [11], lors d’une contestation du caractère réel et sérieux d’un licenciement pour motif disciplinaire d’une employée, déclare que le barème n’est pas contraire aux dispositions de l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT, et semblait alors trancher le débat naissant. En effet, une partie de la doctrine a alors cru à la fin de ce feuilleton, pensant probable la déclaration de l’inapplicabilité du barème par les juges [12].
Cette décision fut en réalité le point de départ d’une vague d’opposition des prud’hommes.
- Conseil des prud’hommes de Troyes
Dans cette affaire, il s’agissait d’une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur. Pour écarter l’application du barème, après avoir reconnu la validité de la résiliation judiciaire ayant pour conséquence d’analyser celle-ci comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse, les juges se sont appuyés sur la charte sociale européenne et la convention n° 158 de l’OIT. Jugeant que « ces barèmes sécurisent davantage les fautifs que les victimes et sont donc inéquitables », le Conseil déclare que le barème prévu à l’article L. 1235-3 du Code du travail est inconventionnel, au visa des textes précités.
- Conseil des prud’hommes d’Amiens
Peu de temps après, le CPH d’Amiens juge que l’indemnité versée à un salarié, dont l’ancienneté lui permettait de bénéficier que d’une indemnité plafonnée à un demi-mois de salaire, ne pouvait être « appropriée et réparatrice du licenciement sans cause réelle et sérieuse et ce dans le respect de la convention 158 de l’OIT ».
S’agissant d’une demande de requalification en CDI de l’ensemble des CDD d’un salarié, les juges n’ont pas suivi le barème pour verser l’indemnité de licenciement sans cause réelle sérieuse, ne la considérant pas « comme étant appropriée et réparatrice ». Pour rappel, la situation contractuelle étant requalifiée en CDI, le terme du CDD est, par conséquent, analysé comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
- Conseil des prud’hommes de Lyon
Et c’est enfin les juges lyonnais qui enfoncent le clou de cette fronde, en écartant l’application dudit barème, et ce, par deux fois.
La première affaire concernait l’indemnité d’un salarié dont le CDD avait été requalifié en CDI, pour lui accorder une somme équivalente à trois mois de salaire, au lieu d’un mois conformément au plafonnement du barème. Ici, le jugement se fonde sur l’article 24 de la Charte sociale européenne.
La seconde affaire visait la contestation de la part du demandeur du caractère réel et sérieux de son licenciement. Et considérant alors à l’aune de l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT, de l’article 24 de la Charte sociale européenne, du CEDS [13] que « les indemnités octroyées doivent être en rapport avec le préjudice subi et suffisamment dissuasives pour être conformes à la Charte sociale européenne du 3 mai 1996 ; […] Attendu qu’une ancienneté faible n’exclut pas la nécessité d’indemniser le salarié en fonction notamment :
- D’une situation personnelle suite à la perte d’emploi (âge, situation de famille, handicap de suspension …)
- Et/ou d’une situation professionnelle rendant la recherche d’un nouvel emploi plus difficile (éloignement géographique, spécialités rares …)
- Et/ou d’un préjudice professionnel réel, plus lourd que l’ancienneté. »
Les juges concluront en rappelant qu’il appartient au juge de fixer « une seule et unique indemnisation de tous les préjudices nés du licenciement ».
Il convient désormais de se pencher sur le raisonnement et les moyens de ces décisions.
II- Les fondements et moyens des décisions
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Que disent les textes ?
Pour mémoire, l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT prévoit le principe selon lequel l’indemnité versée en cas de licenciement injustifié, reconnu par les juges, doit être « adéquate » ou prendre « toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ».
L’article 24 de la Charte sociale européenne, qui prévoit des dispositions similaires, affiche l’objectif « d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement » en disposant que : « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître :
- le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ;
- le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée.
A cette fin les Parties s’engagent à assurer qu’un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement sans motif valable ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial. ».
Les juges du fond pouvaient tout à fait écarter la loi nationale pour faire prévaloir la convention de l’OIT, ce principe ayant été reconnu et confirmé par la chambre sociale de la Cour de cassation en 2008 [14]. La Charte sociale a également été reconnue d’applicabilité directe par les juridictions françaises [15].
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Droit comparé
La France est-elle la seule ? Nos voisins ont-ils eux aussi tenté de mettre en place de tel barème ? Dans l’affirmative, pour quel résultat ? Nous prendrons deux exemples : l’Italie et la Finlande (citée dans certains jugements).
Tout d’abord, en Italie, il a été mis en place un barème du même type que celui mis en place en France. Cependant, cette disposition fut censurée par la cour constitutionnelle italienne [16], en estimant qu’une indemnité croissante en raison de la seule ancienneté est contraire au principe d’égalité devant la loi. Certains auteurs y avaient vu un présage pour la France [17].
En outre, la loi finlandaise prévoyait que le juge fixe l’indemnité pour licenciement injustifié en fonction de l’ancienneté, de l’âge du salarié, de ses perspectives de retrouver un emploi équivalent, de la durée de son inactivité, et de la situation générale du salarié et de l’employeur avec un plancher à hauteur de 3 mois de salaire et un plafond à hauteur de 24 mois. Le Comité européen des droits sociaux avait été saisi sur le fondement de l’article 24 de la Charte sociale européenne.
A cette occasion, le Comité avait conclu que la loi était contraire à la charte précitée et avait précisé qu’une réparation appropriée supposait « le remboursement des pertes financières subies entre la date du licenciement et la décision de l’organe de recours, la possibilité de réintégration et des indemnités d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime. » [18], en outre « tout plafonnement qui aurait pour effet que les indemnités octroyées ne soient pas en rapport avec le préjudice subi et ne soient pas suffisamment dissuasives est en principe, contraire à la Charte » [19].
III- Quel avenir pour les barèmes d’indemnités prud’homales ?
Il convient de rappeler que nous sommes face à des jugements de première instance, qui sont donc susceptibles d’appel. Cette opposition est incertaine quant au résultat, bien que suffisamment inédite pour la relever. Ces décisions ont le mérite, ou le défaut, de rétablir l’« insécurité juridique », décriée par une partie des employeurs, que les ordonnances Macron entendaient résoudre. C’était sans compter sur la rébellion des juges.
A terme, ce sera sans nul doute à la Cour de cassation de trancher ce conflit d’application. Cela promet un débat juridique intéressant, vif et lourds de conséquences.
Pauline Prépin
Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines – Paris Saclay
Doctorante droit social – Laboratoire DANTE
[1] Cons. prud’h. Troyes, sect. activités diverses, 13 décembre 2018, n° 18/00036 [2] Cons. prud’h. Amiens, sect. commerce, 19 décembre 2018, n° 18/00040 [3] Cons. prud’h. Lyon, sect. activités diverses, 21 décembre 2018, n° 18/01238 ; 7 janvier 2019, n° 15/01398 [4] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi [5] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques [6] Cons. constit, 5 août 2015, n° 2015-715 DC [7] Décret n° 2016-1582 du 23 novembre 2016, JO 25 novembre 2018, texte n° 39 [8] Ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail [9] CE, 7 décembre 2017, n° 415243 [10] Cons. const., 21 mars 2018, n° 2018-761 DC [11] Cons. prud’h. Mans, 26 septembre 2018, n° 17/00538 [12] LAMOTHE Audrey et SAFAR Pierre, « Que va-t-il advenir du nouveau barème d’indemnisation prud’homale ? », Bulletin Joly Travail, novembre 2018, n° 03, p 163. [13] Comité Européen des Droits Sociaux (notamment avec la décision du 8 septembre 2016, n° 106/2014 Finnish Society of Social Rights c. Finlande). [14] Cass. Soc, 1er juillet 2008, n° 07-44.124 [15] Cass. Soc, 29 mars 2006, n° 04-46.499 ; Cass. Soc, 14 avril 2010, n° 09-60.426 [16] Arrêt n° 194, 26 septembre 2018 (censure de l’article 3 du décret législatif n° 23/2015). [17] ALESSI Cristina, SACHS Tatiana, « La fin annoncée du plafonnement de l’indemnisation du licenciement injustifié : l’Italie montre-t-elle la voie ? », Revue de droit du travail, 2018, p 802. [18] Comité européen des Droits sociaux, 8 septembre 2016, n° 106/2014 Finnish Society of Social Rights c. Finlande, op cit. https://www.coe.int/fr/web/turin-european-social-charter/processed-complaints/-/asset_publisher/5GEFkJmH2bYG/content/no-106-2014-finnish-society-of-social-rights-v-finland?inheritRedirect=false [19] RICHEVAUX Marc, « L’avenir incertain du barème d’indemnisation des licenciements », Les Petites affiches, novembre 2018, n° 240, p 8.