Article finaliste du concours « Décrochez la une » des éditions LexisNexis, publié dans La Semaine Juridique Administration et Collectivités Territoriales (JCP A).
Il est des domaines pour lesquels la doctrine universitaire est pleinement impliquée. L’intérêt présenté par la responsabilité, de surcroît civile, n’est plus à démontrer. L’affaire Kerviel en est une illustration récente avec l’arrêt de la chambre criminelle du 19/03 2014. Or, l’étude du fait de la victime, en droit public, fait partie des domaines qui ne semblent guère porter le moindre intérêt. Pourtant, celui-ci soulève des questions plus que fondamentales aussi bien d’un point de vue théorique que pratique, d’autant plus que les privatistes y ont consacré nombre d’études. Qualifié de cause d’exonération, ce fait de la victime permet de mieux comprendre ce qu’est la responsabilité civile et offre des pistes de réflexion au profit des praticiens du droit dans le cadre d’un procès. À ce titre, l’étude de la jurisprudence administrative est riche d’enseignements. Le fait de la victime mérite d’être mis en exergue.
1. Les attaques de requins à la Réunion, l’accident de Michaël Schumacher ou encore les inondations successives sont autant de nids à responsabilité. Aussi, la question qui se pose dans de telles situations est de savoir qui est responsable ou qui sont les responsables. Cette précision est plus que fondamentale et est d’autant plus justifiée quand elle est mise en perspective avec la conception de Francis-Paul Bénoît. En effet, la pluralité de responsables n’est pas incongrue à deux égards. D’une part, il est possible que plusieurs personnes aient commis le même fait dommageable – on parle alors de coauteurs – et, d’autre part, plusieurs personnes ont pu jouer un rôle causal différent dans le processus dommageable conduisant à un partage de responsabilité. C’est ce que mettait en exergue Francis-Paul Bénoit en distinguant les conditions de mises en œuvre de la responsabilité et le jeu des causes exonératoires.
2. Toujours selon cet auteur, les causes d’exonération ne soulèvent qu’un problème d’imputabilité. « Le problème porte sur le point de savoir dans quelle mesure le fait dommageable dont les conséquences ne sont donc nullement mises en doute, peut être considéré comme réellement imputable à la personne mise en cause ». De fait, le seul intérêt réside pour le défendeur à être totalement ou partiellement exonéré de sa responsabilité. Par exonération, il faut entendre une extinction a posteriori de la responsabilité du défendeur. Dans le cadre du procès, il n’est plus responsable, soit totalement, soit partiellement ; sachant que l’exonération doit être distinguée de l’absence de responsabilité, d’une part, et de l’atténuation du montant de la réparation, d’autre part.
3. C’est dire toute l’importance du fait de la victime, qui est la cause d’exonération la plus fréquemment invoquée, mais certainement la moins connue de toutes. Ainsi, à la manière de Paul Amselek, il est intéressant de poser la question de savoir s’il est utile d’écrire sur le fait de la victime dans la responsabilité civile extra-contractuelle des personnes publiques ? Il convient de répondre par la positive. En effet, l’étude de la jurisprudence administrative révèle une diversité de ce fait de la victime dans son identification (1) et dans son application par le juge (2).
1. Identification du fait de la victime
Si classiquement les auteurs dressent des inventaires d’un point de vue trop extensif, il n’en est pas ainsi pour le fait de la victime. Or, l’étude de la jurisprudence administrative permet de procéder à une réelle classification similaire dans le cadre de la responsabilité pour faute et de la responsabilité sans faute, si bien que des ambiguïtés noircissent le tableau. Ainsi, est-il intéressant d’identifier les cas de fait de la victime consacrés par le juge administratif (A), avant de s’essayer à une catégorisation (B).
A) Les cas de fait de la victime consacré par le juge administratif
L’étude de la jurisprudence administrative révèle, certes, une diversité du fait de la victime, mais soulève également quelques incertitudes quant à son identification. Ainsi, il est des cas qui sont incontestablement à inclure dans la catégorie de fait de la victime eu égard à leur simplicité (2°) et d’autres qui posent une difficulté sérieuse (1°).
1° Les cas complexes de fait de la victime : la distinction entre situation et comportement de la victime
4. Dans sa thèse, Jacques Moreau a distingué la situation de la victime du comportement de cette dernière. La distinction opérée par l’éminent auteur est plus qu’importante à deux égards. D’une part, la situation de la victime permet de renseigner sur le régime de responsabilité à retenir et, d’autre part, celle-ci met en exergue la distinction entre l’exonération de responsabilité et l’absence de responsabilité. En effet, la situation de la victime semble empêcher toute action en responsabilité. À ce titre, au-delà de la situation d’illégitimité et l’exception de précarité, c’est l’acceptation des risques qu’il faut mettre en avant. En effet, non seulement cette acceptation est fréquemment invoquée devant le juge administratif, mais également sa qualification ne fait pas l’unanimité. Pour certains, elle relève du fait de la victime, alors que pour la majorité des auteurs, il s’agit d’une situation de la victime. Pour René Chapus, « elle est aussi de nature à provoquer le refus du droit à réparation pour les dommages prévisibles auxquels une personne a, en connaissance de cause, pris le risque de s’exposer ». Or, cette approche est peu précise. D’une part, elle ne renseigne en aucun cas sur la nécessité d’un acte fautif de la victime en acceptant le risque et, d’autre part, sa dissociation d’autres faits de la victime est complexe. Ainsi, souvent le juge administratif reconnaît une imprudence fautive résultant d’une acceptation des risques. Que faut-il en déduire, sachant que l’imprudence est le fait de la victime le plus reconnu ? La réparation de la victime en fournit une réponse en ce sens où il s’agirait dès lors d’un fait de la victime. Ainsi, les surfeurs qui se sont mis à l’eau en fin d’après-midi malgré les recommandations suite aux attaques de requins ont-ils accepté un risque ou ont simplement commis une imprudence ? La même question peut se poser pour Mickaël Schumacher ou pour tous les propriétaires d’immeubles à proximité de cours d’eau ou qui se placent au plus près du danger pour voir la mer se déchaîner.
5. En outre, l’adage Nemo auditur complique davantage l’étude du fait de la victime. Il faut entendre une faute grave, souvent intentionnelle, qui exclut tout droit à réparation de la victime et toute responsabilité de la personne publique. « Dans le cas où joue la règle Nemo auditur, la faute de la victime est un obstacle absolu et total à la recevabilité du moyen fondé sur une prétendue faute de l’État ». Ainsi, une acceptation des risques pourrait-elle être considérée comme une faute intentionnelle ? L’étude de la jurisprudence permet de procéder à une dissociation entre les deux. Si l’acceptation des risques et la faute intentionnelle n’ouvrent pas droit à réparation, le juge, dans la rédaction de ses arrêts, semble bien les dissocier l’un de l’autre. Aussi, évoquera-t-il l’idée de risque pour se fonder sur l’acceptation des risques d’une part et, d’autre part, il insistera sur la gravité du fait empêchant la victime de se prévaloir des fautes, mêmes lourdes, de la personne publique. Si ces deux cas semblent être exclus de la catégorie du fait de la victime comme cause d’exonération, la palette de ce dernier est plus que fournie (2°).
2° Les cas simples de fait de la victime
6. « Le droit à indemnité de la victime n’est pas uniquement déterminé par la »situation » dans laquelle elle se trouve par rapport au service auteur du dommage ; il est, en outre, commandé par le propre »comportement » du particulier lésé ». La victime, comme toute personne juridique, n’est pas seulement titulaire de droits, mais est également assujettie à des obligations et des devoirs. À ce titre, tout rôle passif ou actif de la victime peut être qualifié de fait de la victime.
7. L’étude de la jurisprudence administrative révèle une pluralité de faits de la victime aussi bien fautifs que non fautifs dans le cadre de la responsabilité pour faute et sans faute. Pour s’essayer à une classification, quatre grandes catégories peuvent être mises en exergue. En premier lieu, l’imprudence et toute ses déclinaisons comme la faute d’imprudence ou/et d’inattention, la grave imprudence,…. En second lieu, les autres faits de la victime à la lumière de la carence, de la négligence, de l’attitude rétive ou encore de l’ignorance,… En troisième lieu, la faute de nature à et, en quatrième et dernier lieu, l’absence de qualification du moindre fait. Pour ce dernier cas, faut-il y voir un fait non fautif de la victime ?
B) Essai de systématisation du fait de la victime
Si les travaux doctrinaux n’ont guère été nombreux sur le fait de la victime, il y en a de célèbres. À cet égard, Jacques Moreau distinguait le fait concomittant au dommage (1°) et dissocié du dommage (2°). Jean-Paul Payre, quant à lui, distinguait le fait fautif de la victime et le fait non fautif. À la vérité, ces deux distinctions se confondent quelque peu, mais guère de manière absolue.
1°) Le fait concomitant au dommage
8. « Si l’on examine le comportement de la victime au moment de la réalisation du dommage, il est tentant d’assimiler faute de la victime et participation de celle-ci à la genèse de l’accident. Le problème à résoudre est donc relatif à l’étiologie du dommage ; c’est un problème de causalité ». Il faudrait rajouter, pour suivre Francis-Paul Bénoit (voir supra), un problème d’imputabilité. La victime, en ayant concouru directement à la réalisation du dommage, le juge fait peser sur elle une part de responsabilité justifiant la réduction de son droit à réparation. À noter que concourir directement au dommage ne renvoie qu’au fait dommageable et non au préjudice. Ainsi, la victime peut concourir directement au dommage soit par son propre fait matériel, soit en incitant le défendeur à agir.
2°) Le fait dissocié du dommage
9. « Si, au contraire, on étudie la conduite (fautive) de la victime, après la réalisation du dommage, il est bien certain que son comportement n’a pu contribuer à causer l’accident ; tout au plus, est-il de nature à en aggraver les conséquences dommageables. Le problème se situe donc au plan de l’évaluation du préjudice ; il concerne seulement la technique de la réparation ».
10. Dans cette hypothèse, trois catégories de faits sont unanimement identifiés. En premier lieu, l’acceptation des risques qui intervient en amont du fait dommageable en en constituant, sans doute, le point de départ. En second lieu, les prédispositions de la victime qui peuvent aggraver les conséquences dommageables, mais qui sont antérieures au dommage. Enfin, le fait postérieur au dommage emporte les mêmes conséquences, mais en intervenant a posteriori du fait dommageable. Ce dernier soulève la question de la reconnaissance d’une obligation de la victime de minimiser son dommage.
11. En reprenant la définition de Jacques Moreau, l’acceptation des risques est occultée. Il est vrai que, dans sa thèse, il n’évoque pas de manière indépendante l’acceptation des risques, comme s’il la considérait comme un fait de la victime traditionnel. De plus, comme il le précise et par rapport à la conception de Jean-Paul Payre, ce fait dissocié du dommage peut très bien être fautif, ce qui démontre bien la limite à la confusion des deux distinctions.
12. Par ailleurs, au-delà de l’identification pour le moins hétérogène, la question de sa prise en compte par le juge est toute aussi particulière (2).
2. La prise en compte par le juge administratif du fait de la victime
Appliqué pour la première fois dans l’arrêt Lepaire de 1813, le fait de la victime est aujourd’hui fréquemment invoqué par les défendeurs. Le juge administratif s’est donc adapté et a construit différentes démarches d’appréciation pour identifier l’existence du fait de la victime (A), avant d’en déterminer l’effet exonératoire (B)
A) La détermination de l’existence du fait de la victime
Sur le plan purement théorique, le juge administratif a le choix entre deux méthodes : l’appréciation in abstracto et l’appréciation in concreto (1°). Or en pratique, le juge procède à un cumul de ces deux méthodes (2°).
1° Le choix théorique entre l’appréciation in abstracto et in concreto
13. Classiquement, pour apprécier une faute, il faut se référer à la violation d’une obligation préexistente. Qu’il y ait un texte ou non la consacrant, c’est une obligation de se conduire avec prudence et diligence. Or, le fait de la victime n’est pas nécessairement fautif. Dès lors, ce raisonnement peut-il s’appliquer pour tout fait ? Les deux méthodes concevables dans les mains du juge semblent donner une ébauche de réponse. La méthode in abstracto consiste en la comparaison entre le comportement normal-type et le comportement réel de l’individu, alors que la méthode in concreto suppose une erreur de conduite apparaissant comme purement subjective. À cet égard, la première méthode semble être plus adéquate pour qualifier un comportement de fautif, alors que la seconde semble être plus à même de reconnaître un comportement non fautif.
14. Au regard de la difficulté de la méthode in concreto et de son éventuelle iniquité, le juge administratif privilégie la méthode in abstracto à titre principal. C’est ainsi qu’il a élaboré différents standards de comparaison : le professionnel idéal, le propriétaire idéal, l’administré idéal, l’usager idéal, le tiers idéal ou l’enfant idéal. Aussi, les surfeurs ayant été dans l’eau malgré les risques et à une heure dangereuse ont-ils adopté un comportement qui n’était pas diligent, de même que Mickaël Schumacher ? De plus, les riverains et propriétaires d’immeubles à proximité des cours d’eau malgré les précédents et sans avoir pris la moindre mesure se sont-ils détachés du comportement idéal, au même titre des personnes trop proches du rivage pour voire la tempête au plus près ?
2° Le cumul des deux méthodes en pratique
Cette méthode permet au juge d’apprécier la situation, mais cela n’est pas suffisant car elle ne permet pas de prendre en compte tous les éléments, d’où la nécessité du complément in concreto. D’ailleurs, le juge procède la plupart du temps à une combinaison de ces méthodes, malheureusement en défaveur pour la victime. En effet, l’introduction d’éléments subjectifs ne peut que renforcer le rôle causal ou la gravité du fait de la victime (B).
B) La détermination de l’effet exonératoire du fait de la victime
Après avoir identifié un fait de la victime, encore revient-il au juge de l’apprécier pour lui faire courir un effet exonératoire. Pour ce faire, deux méthodes sont à sa disposition : l’appréciation du rôle causal ou de la gravité du fait de la victime (1°). Par ce biais, il opère un partage de responsabilité de manière variée révélant clairement une politique jurisprudentielle revisitant les fonctions de la responsabilité (2°).
1° Le choix entre l’appréciation du rôle causal et de la gravité du fait de la victime
15. La méthode de l’appréciation du rôle causal proportionne la responsabilité de chaque auteur à la part qui lui revient dans la production du dommage, alors que l’appréciation de la gravité, limitée dans les hypothèses dans lesquelles l’Administration est conditionnée par la preuve d’une faute de service, fait état de la gravité respective des fautes.
16. Au premier abord, cette dichotomie pourrait surprendre en ce sens où la première méthode relève de la causalité et la seconde de l’imputabilité. Ainsi, le recours aux deux méthodes cumulativement semble être la manière la plus complète pour déterminer l’effet exonératoire. Or, la distinction entre les deux réside dans le rapport entre les faits. À cet égard, la première méthode s’appliquera en cas de conjonction des faits, alors que la seconde ne vaudra que lorsque les faits sont interdépendants l’un de l’autre. À ce titre, c’est comme si le fait concomitant au dommage relevait de la première méthode, alors que le fait dissocié du dommage était subordonné à la seconde. Quoi qu’il en soit, les méthodes du juge lui permettent de déterminer l’effet exonératoire qui lui semble le plus juste. C’est ainsi que cet effet est plus que varié selon les situations (2°).
2° Diversité de l’effet exonératoire du fait de la victime
17. Qu’il s’agisse d’une responsabilité pour faute ou sans faute d’une personne publique, l’étude de la jurisprudence administrative confirme la sévérité du juge à l’égard de la victime. À bien y regarder en effet, l’effet exonératoire qui revient le plus souvent est l’exonération totale et la répartition par moitié, peu importe les domaines. La répartition au quart est également fréquente en matière de responsabilité sans faute. Au-delà de ces effets fréquents, toute une palette s’est dessinée. Ainsi, on trouve une répartition aux 1/3, 2/3, ¾, 1/5, 2/5, 4/5, 1/10 et même 30% et 80% à la charge de l’Administration. En procédant de la sorte, le juge administratif est-il sévère ou est-il simplement juste ? Quoi qu’il en soit, son attitude révèle une réelle politique jurisprudentielle au profit d’un meilleur équilibre de la responsabilité. En tout cas, pour les avocats, axer la défense sur tel ou tel fait de la victime pourrait bien emporter l’issue du litige favorablement pour leur client.
BEYNEY Geoffrey