L’actualité est chargée d’affaires de corruption et trafic d’influence. Même le sport n’est pas épargné. On pense au Qatargate qui ébranle la FIFA[1], mais encore au scandale du Médiator. Récemment, le patron de Fauchon a été mis en examen pour trafic d’influence dans une affaire de malversation dans des marchés publics. Du côté des lobbys, il est des domaines où ils ne se cachent plus. En France, le lobby bancaire est parfois dénoncé. À Bruxelles, il influence les décisions européennes[2]. Mais s’ils influencent les décisions, existe-t-il une limite entre l’activité d’un lobby et le trafic d’influence ?
C’est une question importante à se poser : les lobbies sont tellement puissants qu’ils influencent des gouvernements et des politiques.
Actuellement, le projet de séparation des banques est en discussion, et s’il est critiqué pour son manque de contenu, les plus vigoureux diront que le lobby bancaire a été efficace pour que sa rédaction ne les pénalise pas. Dans le même secteur, il n’est plus contesté que le lobby des banques a joué un rôle important dans l’adoption, et l’entrée en vigueur le 1er janvier 2006, de l’article L.650-1 du code de commerce qui pose un principe d’irresponsabilité (assorti de trois exceptions) du banquier en cas de concours octroyé au cours d’une procédure collective.
Si de tels avantages sont accordés, à la suite d’un travail de pression, n’est-ce pas plutôt du trafic d’influence ?
Trafic d’influence et lobbying, deux choses apparemment distinctes.
Formant le coeur des atteintes à la probité, avec la corruption, le trafic d’influence est une infraction réprimée par le code pénal aux articles 433-2 et 432-11.
C’est une forme de corruption consistant à recevoir des dons pour favoriser les intérêts d’une personne physique ou morale auprès des pouvoirs publics. Toute personne peut commettre le délit de trafic d’influence. L’importance de l’influence ne compte pas, mais le but doit être de faire obtenir à une tierce personne un avantage quelconque d’une autorité publique ou d’une administration publique (exemples : emplois, marchés publics).
Traditionnellement, un lobby est un groupe de pression[3]. L’encyclopédie Universalis le définit comme « l’attitude et l’action des groupes de pression (lobbies) qui cherchent à protéger leurs intérêts face aux décisions des pouvoirs publics. »
Ce sont en réalité de véritables structures, spécialisées, attachées à des entreprises ou qui vendent leurs services à des clients, au sein de cabinet de lobbying professionnel.
L’activité de lobbying naît aux Etats Unis, où la Constitution de 1791 autorisait les citoyens à défendre leurs intérêts auprès du gouvernement. Des groupes industriels ont donc défendu leurs intérêts, puis les syndicats protègent un pan de la population, et enfin les dernières décennies ont vu croitre le lobby écologiste. En France, il faut attendre la loi de 1901 sur la liberté d’association pour voir se développer une activité de lobbies.
Le lobbying s’exerce aujourd’hui de façon discrète (on ne voit pas de manifestation dans la rue de lobby au contraire des syndicats, qui cherchent pourtant à influencer des décisions et à défendre leurs intérêts). Cela passe par des relations au plus haut niveau, par la participation à des groupes d’études, et surtout par la constitution et le fonctionnement d’un réseau puissant. Il reste à déplorer que les lobbys soient en mesure non seulement de rédiger des amendements, mais aussi des projets de lois, qui seront ensuite adoptés pour certains d’entres eux.
On voit tout de suite que les deux activités sont bien différentes : l’activité de lobbying est autorisée, au contraire du trafic d’influence qui est réprimée. La limite se trouve sans doute là : si, en exagérant le trait, on considère que le trafic d’influence est du lobbying extrême, c’est quand la «ligne jaune» est franchie que le lobbying devient du trafic d’influence, et que la puissance publique réprime. Mais réprime-t-elle au bon moment ?
Une influence qui ne peut pourtant pas être ignorée
Lutter contre le trafic d’influence, c’est lutter contre une atteinte sociale. C’est l’objet même du droit pénal. Parce que c’est un comportement qui porte atteinte à tous, les pouvoirs publics le combattent et cherchent à en atténuer les effets. La crainte de la peine à laquelle s’expose le coupable a pour objectif de le dissuader.
Cette infraction vise alors à favoriser la concurrence, l’égalité, et à ce que l’avantage dont pourrait bénéficier un acteur économique ne le favorise pas.
Mais quand les membres d’un lobby vont jusqu’à écrire un texte de loi, ne sont-ils pas en train de se favoriser ? Or, si un avantage leur est octroyé, c’est sans doute au détriment d’autres. C’est tout d’abord au détriment de la démocratie : pourquoi élire une assemblée qui a pour rôle de légiférer, si le texte est confectionné par un groupe que l’on n’aurait pas élu pour cela ? Cet acteur économique est forcément privilégié car peut s’offrir les services de personnes puissantes, au détriment d’acteurs minoritaires. L’intérêt particulier prime alors sur l’intérêt général.
Paradoxalement, c’est justement la démocratie que les défenseurs des lobbies avancent pour justifier leur action.
Pourtant les scandales, nombreux, montrent qu’un problème existe : le 16 octobre 2012, par exemple, John Dalli, le commissaire européen en charge de la consommation et de la santé a du démissionner car il aurait été trop fortement de connivence avec des personnes rencontrées dans le cadre de consultation, exerçant dans le monde du tabac.
Au fond, si les lobbies sont aussi puissants, c’est aussi lié à la technicité des dossiers. Les élus, sans doute animés d’une bonne intention, et pour faire des arbitrages de qualité, doivent se rapprocher d’experts, de personnes concernées par les textes en question, afin de savoir quelles seront les conséquences d’une législation par exemple sur la personne concernée. Les lobbys contribueraient alors à une prise de décision éclairée, en fournissant des renseignements. C’est l’idée qu’il n’y a pas de bonnes décisions publiques sans prendre en considération les acteurs. C’est l’argument retenu par Jean Paul Charié dans son « Livre bleu du lobbying en France ». Mais l’objectif du lobbying sera bien évidement que son employeur ne soit pas lésé inutilement. C’est, selon moi, déjà le début du problème. À partir de ce moment, l’objectivité est perdue.
Une prise de conscience générale du problème
On ne peut pas nier que de nombreux acteurs publics sont conscients de cette problématique. J’en veux pour preuve la règlementation à laquelle sont assujettis les lobbies. On distingue ici l’activité de lobbies en France ou en Europe de l’exercice de cette activité aux Etats Unis[4]. Les Etats Unis ont encadré le lobbying dès 1946 par le Federal Regulation of Lobbying Act qui établit un registre pour tous les acteurs rémunérés pour influencer les membres du congrès. Ce dispositif a été complété tout d’abord par le Lobbying disclosure Act en 1995, puis par le Legislative Transparency and Accountabiliy Act, et ce après le scandale Abramoff.[5]
L’Union Européenne ne néglige pas le problème. Elle a lancé en novembre 2005 une initiative en matière de transparence qui fait suite au plan d’action relatif à l’amélioration de la communication sur l’Europe et au «Plan D». En février 2006 a été lancé un livre vert sur l’initiative européenne en matière de transparence, dont l’objectif est, pour Kim Kallas, de « recenser les domaines qui appellent les améliorations et de promouvoir un débat sur le thème de la transparence ». L’objectif est de contrôler l’activité des lobbies et ainsi de pouvoir sanctionner les abus. En 2009, la Commission des Affaires Constitutionnelles du Parlement Européen vote un projet de rapport sur la définition d’un cadre régissant les activités des lobbyistes auprès des institutions de l’Union Européenne. En 2008, un code de conduite concernant les relations entre la Commission Européenne et les lobbies est publié.
La France a, elle, proposé en 2008 que soit modifié le règlement de l’Assemblée Nationale afin que soit créé un registre national des lobbyistes. Cependant, ce ne sont pas des mesures de contrôle. Est en effet prévue une salle réservée aux lobbyistes proche de l’hémicycle, une mise à disposition des documents parlementaires et enfin, par exemple, une consultation préalable des lobbyistes par les rapporteurs.
L’idée d’un registre, si elle a le mérite d’essayer quelque chose (et d’instaurer de l’égalité entre les lobbies) n’est pas forcément utile : il est nécessaire d’avoir une législation plus poussée, plus stricte et précise qui appréhende l’activité en elle-même. Le lobby n’est pas celui qui sera inscrit sur le registre. Cette activité est plus discrète, et sera exercée par des conseils en communication publique, ou par des juristes. C’est là que pourrait intervenir l’infraction du trafic d’influence, mais seule une volonté de l’Etat d’appréhender ces comportements par une réponse législative appropriée peut le permettre.
À cette fin le bureau du Sénat a adopté le 7 octobre 2009 une règlementation applicable au 1er janvier 2010 concernant l’accès des représentants de groupes d’intérêts au Sénat[6]. L’objectif est de « renforcer l’encadrement de l’activité des groupes d’intérêt au regard d’une triple exigence de transparence, de déontologie et d’équité ».
Puis il y a eu la création de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique par un décret N° 2010-1072 du 10 septembre 2010. Celle-ci a été chargée de proposer toute mesure de nature à améliorer les règles déontologiques applicables aux « acteurs publics ». Son rapport a été rendu le 26 janvier 2011[7]. Sa proposition N° 15 vise les lobbies : « Inclure dans les codes et chartes de déontologie des recommandations de bonnes pratiques à l’adresse des responsables publics dans leurs relations avec les représentants d’intérêts (« lobbyistes ») ».
Le ministre de la fonction publique a ensuite présenté un projet de loi relatif à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêt dans la vie publique le 27 juillet 2011.
Donc s’il existe une limite, elle est si floue qu’impossible à percevoir.
Le législateur est d’ailleurs frileux à se frotter à cette limite : la loi n° 2007-1598 du 13 novembre 2007 incrimine spécialement le trafic d’influence d’agents d’une organisation internationale publique mais pas le trafic d’influence d’un agent public étranger dont la répression a été exclue par le législateur français notamment en raison de la difficulté à distinguer le trafic d’influence du lobbying[8].
Une approche a encore été tentée avec les lois LOPPSI, où il a fallu définir et réglementer l’activité d’intelligence économique. Le texte de loi visait les personnes qui exercent une activité ayant pour but de « favoriser leur activité en influant sur l’évolution des affaires ou les décisions de personnes publiques ou privées ». Les lobbyistes étaient clairement visés. Le Conseil constitutionnel a censuré ce texte, à cause de « l’imprécision de la définition des activités susceptibles de ressortir à l’intelligence économique »[9].
L’intérêt qui peut être trouvé dans ces tentatives législatives est au moins de reconnaitre le lobbying. Il est en effet impossible de contrôler un phénomène que l’on ne reconnait même pas. Dans une vision optimiste, on peut donc dire que c’est un premier pas.
Les réponses sont en conséquence inadaptées à la puissance d’un lobby, et il n’est pas possible de voir la limite entre le lobbying et le trafic d’influence. Il est évident que cette limite est à tracer par les autorités publiques, qui doivent, encadrer cette pratique, afin que les abus tombent sous le coup de la qualification de trafic d’influence. Demander aux représentants des groupes d’intérêts d’être sur un registre ou d’utiliser un badge pour pénétrer au sein de l’Assemblée nationale n’arrêtera pas les influences. Ces comportements sont cachés et sont nuisibles. Nuisibles à l’égalité et aux libertés fondamentales, mais tout simplement à l’économie et au monde des affaires, si on considère que la concurrence et l’égalité sont des valeurs essentielles à l’intérêt général.
David Edy
Pour aller plus loin
– Lobbying et Trafic d’influence : quelles limites, par Jean-Christophe Adler, revue l’exportateur.com, N°67
– Livre bleu du lobbying en France, Assemblée Nationale, Commission des affaires économiques, Jean-Paul Charié.
– Pour une chronologie des règlementations du lobbying en France et en Europe : http://www.adequations.org/spip.php?article781
– « Reconnaissance du lobbying en France », Pascal Deumier, Revue Trimestrielle de Droit civil 2010 Page 62.
[1] le Qatar se serait appuyé sur un nombre important de relais, et notamment des relais français pour obtenir la coupe du monde de 2022. Cette affaire de corruption massive risque d’accentuer l’impression que le business dirige le football.
[2] Il y aurait selon Wikipédia 15 000 lobbyistes auprès de la Commission Européenne.
[3] dictionnaire en ligne Larousse.
[4] pour plus d’information : «le lobbying aux USA», site internet www.adequations.org
[5] en 2005, Jack Abramoff, puissant lobbyiste proche du Parti républicain, est accusé d’escroquerie, de fraude fiscale, et de corruption de responsables politiques. Ses aveux ont fait trembler la classe politique et l’entourage du président. En dix ans, Jack Abramoff, militant républicain, était devenu l’un des plus puissants lobbyistes à Washington.
Source : «le lobbying aux USA», site internet www.adequations.org
[6] pour le texte intégral : http://www.senat.fr/presse/cp20091007.html
[7] rapport à ce lien : http://www.conflits-interets.fr/pdf/rapport-commission-conflits-interets-vie-publique.pdf
[8] André Vitu, Fasc. 10 : « CORRUPTION ACTIVE D’AGENTS PUBLICS NATIONAUX ET TRAFIC D’INFLUENCE, ACTIF OU PASSIF, COMMIS PAR DES PARTICULIERS », JurisClasseur Droit pénal des affaires, 15 mai 2008.
[9] JurisClasseur, Communication Commerce électronique N° 9, Septembre 2011, Alterte 68, «Intelligence économique, LOPPSI II, Conseil Constitutionnel et QPC », Thibault du Manoir de Juaye.