Suite à sa saisine dans le cadre de l’affaire de l’ouverture de nuit du magasin Sephora des Champs-Elysées, le Conseil constitutionnel a été amené à assurer une conciliation entre d’une part, la liberté d’entreprendre et d’autre part, la protection de la santé et du droit au repos des salariés. La décision rendue le 4 avril dernier est une nouvelle illustration de la mise en balance par le Conseil constitutionnel des différents droits fondamentaux gravitant autour des relations de travail.
- Les contours juridiques de la QPC posée par la société Sephora
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 8 janvier 2014 par la chambre sociale de la Cour de cassation[1] d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Sephora relative à la conformité, des articles L. 3122-32, L. 3122-33 et L. 3122-36 du code du Travail, au regard des droits et libertés que la Constitution garantit. Plus spécifiquement, la société Sephora a soulevé l’atteinte à la liberté d’entreprendre par les dispositions précitées encadrant le recours par l’employeur au travail de nuit par ses salariés. L’article L. 3122-32 du code du Travail prévoit que : « le recours au travail de nuit est exceptionnel. Il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale ». Le recours au travail de nuit doit être prévu par une convention ou un accord collectif de branche étendu ou un accord d’entreprise ou d’établissement (L. 3122-33) ou, en cas d’échec des négociations, être autorisé par l’inspecteur du travail (L. 3122-36). La liberté d’entreprendre, qui se déduit du droit à la propriété, peut se définir comme la liberté de créer une activité économique et le libre exercice de cette activité[2]. Elle découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 mais aussi des dispositions de l’article 7 du décret d’Allarde du 2-17 mars 1791 et de la loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791. Le Conseil constitutionnel a octroyé une valeur constitutionnelle à cette liberté depuis une décision rendue le 16 janvier 1982[3]. De plus, la Cour de justice de l’Union européenne fait de la liberté d’entreprendre un principe fondateur directeur applicable dans le droit interne et qui prime sur les règles internes contraires. Enfin, la liberté d’entreprendre est érigée en liberté fondamentale par le droit international et européen par le biais de nombreux textes comme les articles 15 et 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne ou encore l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux de 1966. Toutefois, la liberté d’entreprendre n’est ni générale, ni absolue. Elle peut faire l’objet de limitations légales, jurisprudentielles et conventionnelles. Le Conseil constitutionnel rappelle qu’il est loisible au législateur d’apporter à cette liberté des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi[4]. La Cour de Justice de l’Union Européenne quant à elle, condamne toutes dispositions législatives portant atteinte à la liberté d’entreprendre si elle n’est pas justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général et si les restrictions qu’elle impose, ne sont pas disproportionnées au regard de l’objectif légitime[5].
- La conciliation entre la liberté d’entreprendre et la protection de la santé et du repos du salarié
Le Conseil constitutionnel a mis en balance et tenté de concilier d’une part, la liberté d’entreprendre, et d’autre part, les dispositions des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 qui assurent « à l’individu et à la famille les conditions nécessaire à leur développement » et garantissent « à tous … la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». C’est la raison pour laquelle les juges de la rue de Montpensier ont décidé qu’en encadrant le recours au travail de nuit en prévoyant que celui-ci est exceptionnel et doit être justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale, le législateur, compétent en application de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, a opéré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d’entreprendre et les exigences tant du dixième alinéa que du onzième alinéa du Préambule de 1946. Par conséquent, le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre, soutenu par la société Sephora, a été écarté.
- La défense de la liberté d’entreprendre à nouveau au secours d’un recours à l’encontre d’une disposition en droit du travail
Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion à de nombreuses reprises de se pencher sur la conformité de dispositions en droit du travail vis-à-vis de la liberté d’entreprendre. Dans sa décision du 12 janvier 2002 portant sur la conformité de l’article 107 de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002[6], le Conseil constitutionnel a censuré la modification apportée à la définition du licenciement économique en supprimant le célèbre adverse « notamment », réduisant ainsi considérablement les causes possibles de licenciement pour motif économique. Les juges avaient motivé leur décision sur le fait que le cumul des contraintes que cette modification de définition faisait peser sur la gestion de l’entreprise, avait pour effet de ne permettre à l’entreprise de licencier que si sa pérennité est en cause. Il a donc été jugé que le législateur avait porté à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement excessive au regard de l’objectif poursuivi du maintien de l’emploi. Le Conseil constitutionnel avait ainsi concilié le droit de licencier un salarié, composante essentielle à la liberté d’entreprendre en droit du travail, et le droit à l’emploi découlant de l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution de 1946. Retirer à l’employeur sa liberté de licencier s’analyse donc en une dénaturation de la liberté d’entreprendre[7]. Les lois dites Aubry I et II[8] étaient également passées au grill du contrôle du Conseil constitutionnel. La violation par le gouvernement de la liberté d’entreprendre avait été invoquée. Le raisonnement avancée était de dire qu’en contraignant les employeurs d’avoir recours, pour la même production, à un nombre supérieur de salariés, le législateur portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre au regard de l’objectif initial des lois Aubry résidant dans la réduction du chômage. Le Conseil constitutionnel n’avait cependant pas censuré sur ce grief les lois Aubry[9]. A noter que récemment, la Cour de cassation a fondé l’une de ses décisions sur la violation de la liberté d’entreprendre. Dans l’arrêt en date du 11 mars 2014[10], un site internet de presse accessible au public a été condamné pour avoir publié des données confidentielles relatives à un plan de sauvegarde de l’emploi au sein d’une entreprise. La Cour fonde sa décision sur le fait que ces publications avaient engendré de fortes perturbations dans les relations sociales de l’entreprise et compromettaient sa liberté d’entreprendre.
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Pour conclure, la liberté d’entreprendre, bien souvent invoquée en matière sociale, à l’appui d’un QPC, ne saurait être considérée comme une liberté générale et absolue. D’autres libertés et droits fondamentaux, également à valeur constitutionnelle, comme notamment le droit au repos et à la santé des salariés, tendent à atténuer la portée de la liberté d’entreprendre en droit du travail, dans une optique de juste équilibre entre les intérêts antagonistes des entreprises et des salariés.
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Romain TAFINI.
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Pour en savoir plus :
– « Les relations de travail à l’épreuve de la question prioritaire de constitutionnalité », Gilles Jolivet, La Semaine Juridique Social n°37, 14 septembre 2010, 1353
– « Le droit du travail et la liberté d’entreprendre », Antoine Lyon-Caen, Droit social 2002, p. 258
[1] Arrêt n°232 du 8 janvier 2014
[2] « Le conflit des droits fondamentaux lors de la rupture du contrat de travail », Elodie Ballot, La Semaine Juridique Social n°16, 16 avril 2013, 1168
[3] Décision n°81-132 portant sur la conformité de la loi de nationalisation
[4] Décision n°2000-439 DC du 16 janvier 2001 sur la loi relative à l’archéologie préventive
[5] CJCE « Ypourgos Engasias », 5 juin 1997, aff. C-398/95
[6] D. 12 janvier 2002, n°2001-455 DC
[7] « La liberté d’entreprendre », thèse de Véronique Devolvé, Paris 2 Panthéon-Assas, 2002
[8] Loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail et Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail
[9] Déc. Conseil Constitutionnel, n°98-401 DC du 14 juin 1998 ; n°99-423 DC du 13 janvier 2000
[10] Cass. Soc., 11 mars 2014, n°13-14349 ; 13-14350