Avec près de 450 victimes, un nouveau scandale sanitaire semble à nouveau émerger, celui de la Dépakine. L’inaction des autorités sanitaires et de pharmacovigilance, malgré les signaux d’alerte, est fortement pointée par l’opinion publique. L’Etat, désormais conscient de ces carences, semble aujourd’hui essayer de redorer son image en réfléchissant à la mise en œuvre d’un fonds d’indemnisation qui permettrait d’indemniser au mieux les victimes de ce médicament.
Selon l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)[1], la Dépakine serait à l’origine d’au moins 450 malformations à la naissance (malformations physiques, troubles du comportement tel que l’autisme) chez les enfants dont la mère a pris le médicament pendant la grossesse.
A la lumière des éléments connus, la question posée à la justice est aujourd’hui la suivante : à partir de quand, le laboratoire Sanofi et les autorités sanitaires françaises auraient dû informer les patientes de ces éventuels risques. Est-ce qu’en l’espèce, l’information a trop tardé comme le dénonce l’IGAS ? Doit-on y voir un manquement aux obligations de vigilance et d’information des uns et des autres ?
S’il en ressort une réponse positive, les conséquences tant pour les victimes, le laboratoire que les autorités publiques seront nombreuses. Si la réponse est négative, les victimes devront passer leur chemin pour ce qui est d’une procédure individuelle. Mais pourquoi ne pas tenter la nouvelle procédure de l’action de groupe en santé.
Question du régime de responsabilité applicable
Le régime de l’action en responsabilité du fait des produits défectueux est divisé en deux.
D’une part, on trouve le droit commun interprété à la lumière de la directive du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux pour les produits mis en circulation avant le 21 mai 1998 (articles 1382 et suivant du Code civil). La mise en œuvre de cette forme de responsabilité nécessite la preuve d’une faute, d’un préjudice, et d’un lien de causalité entre les deux éléments.
Et d’autre part, on retrouve le droit spécial issu de la loi du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux pour les produits mis en circulation après son entrée en vigueur, le 21 mai 1998 (articles 1386-1 et suivants du Code civil). Le régime de responsabilité des produits défectueux met en place un régime « objectif » où il n’est pas nécessaire de prouver la faute, le préjudice et le lien de causalité. Il est uniquement nécessaire de prouver que le médicament et défectueux et donc n’apporte pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, le préjudice et le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage. Ce régime est bien plus en faveur des victimes car beaucoup plus facile à démontrer.
En l’espèce, la Dépakine fut mise en circulation en 1967 donc avant l’entrée en vigueur de la loi de mai 1998. Le régime « protecteur » issu de la loi 1998 n’est pas applicable. Ainsi, sera engagée la responsabilité délictuelle du laboratoire pharmaceutique sur le fondement du régime de droit commun des articles 1382 et suivants du Code civil.
Ainsi, pour démontrer le lien de causalité entre la pathologie invoquée et la Dépakine, les victimes devront d’abord, apporter la preuve de l’absorption du produit par la mère pendant la grossesse, puis de démontrer le rôle causal de la Dépakine dans la survenance de la pathologie et enfin, de prouver le rattachement du produit aux laboratoires attaqués.
Et l’indemnisation du dommage ?
Du fait notamment du régime de responsabilité applicable, elle sera très compliquée, il faudra être patient. Comme très souvent dans ce type de contentieux, la preuve du lien de causalité et surtout de celle de l’origine du dommage ne sera pas simple. Les expertises médicales devront au cas par cas mettre à la lumière du jour des présomptions claires et précises et concordantes et montrer l’imputabilité de la Dépakine dans le développement de la pathologie invoquée.
La création d’un fonds d’indemnisation serait alors la bienvenue pour les victimes de la Dépakine et essayera de pallier à l’insécurité juridique créée par l’application du régime « objectif » de responsabilité (et cela pour une simple question de date de mise en circulation du produit). Néanmoins, il n’est pas encore précisé si ce dispositif concernera l’ensemble des victimes ou seulement, comme dans le cadre du Fonds public Médiator[2] (géré par l’ONIAM), uniquement celles n’ayant pas pu mettre en jeu la responsabilité d’un professionnel de santé (compétence de substitution) et présentant des séquelles liées à la prise de ce médicament.
L’indemnisation, par le biais d’un fonds, serait ainsi facilitée car plus certaine (réparation intégrale des préjudices), plus rapide (encadrée par des délais posés par le législateur) et moins coûteuse (notamment du fait de la gratuité des expertises).
A noter que rien n’empêcherait une victime de la Dépakine de saisir en complément d’un recours devant les juridictions de droit commun, la Commission de conciliation et d’indemnisation (CCI). Encore faudra-t-il que la date d’administration du produit soit postérieure au 4 septembre 2001, ce qui exclut arbitrairement de nombreuses victimes. D’où là encore, l’importance de la création d’un « Fonds Dépakine ».
Et le principe de précaution ?
Il est définit par la jurisprudence comme l’obligation « pesant sur le décideur public ou privé de s’astreindre à une action ou de s’y refuser en fonction du risque possible. Il doit en outre, apporter la preuve, compte tenu de l’état actuel de la science, de l’absence de risque [3]». Il est différent du principe de prévention, s’appliquant à un risque potentiel, mais incertain. Le principe de précaution fait quant à lui référence à un risque avéré. Il reste déplorable que ce dernier ne soit pas applicable au domaine de la santé. Néanmoins, le concept de « sécurité sanitaire » semble tendre vers un même objectif. Il est définit par Didier Tabuteau comme « la sécurité contre les risques liés au fonctionnement du système de santé, elle est désormais conçue comme la protection de la santé de l’homme contre les risques induits par le fonctionnement de la société, qu’ils soient alimentaires, environnementaux ou sanitaires au sens strict [4]».
Dans le cadre de la responsabilité civile médicale, les juges exigent la preuve de l’absence de risque, en plus de celle d’une faute et d’un risque. Pour certains auteurs, l’ « éthique de précaution » se pose comme une alternative à la démonstration d’une causalité certaine et directe [5]. Il faudra alors prouver une « faute de précaution », une sorte de « faute éthique ».
La faute de précaution consiste à avoir fait courir aux victimes des risques d’ores et déjà certains et de ne pas avoir pris des mesures de précaution propres à les anticiper, c’est-à-dire un manquement à l’obligation de vigilance, d’information ou de suivi.
En l’espèce, il apparait bien que le laboratoire Sanofi connaissait l’existence d’un risque depuis 1982. La multiplication et le rapprochement des signaux d’alerte aurait dû impacter sa prise de décision d’informer les patientes de ces risques.
Par ailleurs, il semble également apparaitre que l’ANSM n’ait pas agit avec diligence. Dans ce type d’affaire, précisément, il faut se demander si l’administration française a joué son rôle en matière de recherche scientifique, d’alerte et d’élaboration de mesures réglementaires de prévention (concept de « sécurité sanitaire »). L’interrogation semble identique dans le cadre de nombreuses affaires de santé publique telles que celles du Distilbène, Médiator. Pourquoi avoir autorisé et laissé la Dépakine sur le marché alors que ses effets néfastes auraient été mis en évidence dès 1982 et que ces risques étaient progressivement connus depuis cette date? Il aurait été préférable, au vue de la gravité des risques pour l’enfant à naître, que la patiente soit dûment informée dès 1982 des conséquences d’une grossesse avec maintien d’un traitement sous Dépakine.
Pourquoi l’ASNM a refusé de reconnaître les risques de développement en 2003, comme l’ont fait d’autres pays européens et a attendu 2006 pour le faire ?
Petit rappel des faits :
1967 : Le valproate de sodium, un anti-épileptique, est commercialisé en France sous le nom de Dépakine par le laboratoire Sanofi, puis par les génériqueurs.
1982 : Une étude publiée dans The Lancet montre un premier effet tératogène (c’est-à-dire créant des malformations génitales sur le fœtus que porte la femme enceinte à qui il est prescrit) chez l’Homme. Selon elle, les enfants de femmes traitées au premier trimestre de la gestation présentent un risque de spina bifida (malformation de la colonne vertébrale) multiplié par 30.
1994 : De nouvelles publications décrivent les premiers troubles du développement de l’enfant (malformations congénitales, …), ce qui sera réaffirmé en 1997.
2000 : Modification de la notice à destination des patients qui désormais indiquera qu’en cas de grossesse ou d’allaitement, il conviendra de consulter son médecin. Elle n’évoque toujours pas pour autant les risques encourus par le fœtus.
2003 : Proposition du laboratoire Sanofi non retenue en France de modification du RCP (Résumé des caractéristiques du produit, destiné aux professionnels), avec la mention des retards de développement, ce qui sera le cas dans d’autres pays européens comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Irlande.
2006 : Prise de position en France avec la modification du RCP et de la notice. Mention des risques propres au valproate et retard de développement dans le RCP. La notice, quant à elle, déconseille elle-même l’utilisation de la Dépakine chez la femme enceinte, mais sans pour autant mentionner les risques de malformation et de troubles du développement. S’en suivront d’autres modifications du RCP et de la notice en 2010, 2013 et 2015 (version actuelle).
Avril 2015 : Les autorités sanitaires décident que ce médicament ne doit plus en principe être prescrit aux femmes en âge d’avoir des enfants, sauf s’il n’existe pas d’alternative. Les patientes devant alors signer un formulaire de consentement, et le présenter au pharmacien avec l’ordonnance.
Mai 2015 : Une première plainte est déposée par les parents d’une jeune fille de 16 ans. Les expertises sont en cours (TGI Paris).
Juillet 2015 : La Ministre de la Santé, Marisol Touraine, demande à l’IGAS d’ouvrir une enquête concernant la prise de cet anti-épileptique pendant la grossesse, dont les effets indésirables liés au valproate de sodium sur le fœtus ont entraîné des malformations physiques et des troubles graves du comportement chez les enfants.
L’objectif de la lettre de mission est alors de « reconstituer la succession des événements » et « d’analyser les mécanismes de prise de décision en tenant compte de l’évolution des connaissances scientifiques, des éléments issus de la pharmacovigilance, des décisions intervenues dans d’autres pays, notamment européens, et des conditions d’utilisation de ce médicament ».
L’Agence du médicament (ANSM) et à la Caisse nationale de l’Assurance-maladie sont quant à eux missionnés de recenser tous les enfants exposés in utero à la Dépakine.
Septembre 2015 : Le parquet de Paris ouvre une enquête sur les conditions d’autorisation et de commercialisation des anti-épileptiques dont la Dépakine.
Février 2016 : Remise de l’IGAS d’un rapport de 70 pages. Il estime entre 425 et 450 naissances entre 2006 et 2014 de bébés présentant une malformation, ainsi exposés in utero à cette molécule. Le constat est sans appel. Il critique le manque de réactivité du laboratoire ainsi que des autorités sanitaires. Le système de pharmacovigilance a été défaillant. « Le traitement du valproate par les autorités sanitaire interroge l’organisation du système de pharmacovigilance en France […] À compter de 1988, un certain nombre de cas marquants de pharmacovigilance sont examinés (en effet, à cette période, l’IGAS avait étudié 14 cas de malformations congénitales dont au moins 7 de spina bifida) […]. De la mise sur le marché en 1967 au début des années 2000, les décisions administratives ont consisté en des modifications limitées du résumé des caractéristiques du produit. […] Ces signaux ne sont pas pris en compte dans l’information des prescripteurs et des patients. […] On peut considérer qu’en 2004 l’accumulation des signaux d’alerte justifiait des mesures d’information à l’attention des prescripteurs et des patients ». En réponse, le Ministère de la Santé a très rapidement annoncé réfléchir à la mise en place d’un fonds d’indemnisation pour les victimes de la Dépakine.
Elodie GUILBAUD
[1] Organisme chargé d’enregistrer et d’évaluer les effets secondaires des médicaments
[2] Article 57 de la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011 (JO 30 juill. 2011, p. 12969)
[3] Rapport annuel du Conseil d’état de 1998, Réflexions sur le droit de la santé
[4] La sécurité sanitaire, D. Tabuteau, Ed. Berger-Levrault, 1994
[5] JOURDAIN P., « Principe de précaution et responsabilité civile », LPA., 30 novembre 2000, n°239, spé.p.56 ; MAZEAUD D., art. précit., pp.73 et 74
POUR EN SAVOIR PLUS
Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium, IGAS, Rapport de février 2016, n° 2015-094R (igas.gouv.fr)