Par un arrêt du 10 juin 2015 publié au Recueil Lebon[i], le Conseil d’Etat précise les modalités de mise en œuvre de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme concernant l’intérêt à agir des personnes privées en annulation d’une autorisation d’urbanisme.
- Le nouvel article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme et le resserrement des conditions de l’intérêt à agir à l’encontre d’une décision d’urbanisme
Issu de l’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme, l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme dispose que : « Une personne autre que l’État, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n’est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager que si la construction, l’aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou occupe régulièrement […] ».
Adoptées dans une volonté d’endiguer la multiplication des recours à l’encontre des autorisations d’urbanisme, ces dispositions viennent restreindre l’intérêt à agir des personnes privées à l’encontre des décisions d’urbanisme.
Comme l’écrit le professeur Trémeau : « tandis que la jurisprudence, en contentieux général, exige « seulement que la lésion de l’intérêt ne soit, ni exagérément indirecte, ni exagérément incertaine » […] l’article L. 600-1-2 est beaucoup plus strict en imposant que le projet dont l’autorisation est contestée affecte directement le bien sur lequel le requérant détient des droits. »[ii].
D’ailleurs, le Conseil d’Etat juge que « s’agissant de dispositions nouvelles qui affectent la substance du droit de former un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative, elles sont, en l’absence de dispositions contraires expresses, applicables aux recours formés contre les décisions intervenues après leur entrée en vigueur »[iii].
- La définition prétorienne des modalités de mise en œuvre de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme
En l’espèce, par arrêté du 14 août 2014, le préfet du Pas-de-Calais a délivré à la société Eleclink Limited (la « société ») un permis de construire en vue de la réalisation d’une station de conversion électrique. Deux propriétaires de maisons d’habitation situées à environ 700 mètres du projet ont saisi le juge des référés du Tribunal administratif de Lille d’une demande de suspension du permis de construire. Par ordonnance du 12 novembre 2014, le Tribunal a déclaré les demandes des requérants irrecevables pour défaut d’intérêt à agir. Les requérants ont formé un pourvoi en cassation de cette ordonnance.
Après avoir annulé l’ordonnance du Tribunal pour insuffisance de motifs, le Conseil d’Etat se penche sur la demande de suspension des requérants, et examine en premier lieu leur intérêt à agir.
L’arrêté attaqué datant du 14 août 2014, les dispositions de l’article L. 600-1-2 étaient applicables.
Le Conseil d’Etat, dans un considérant de principe construit en trois temps, vient préciser les modalités de mise en œuvre de ces dispositions :
« 5. Considérant qu’il résulte de ces dispositions qu’il appartient, en particulier, à tout requérant qui saisit le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ; qu’il appartient au défendeur, s’il entend contester l’intérêt à agir du requérant, d’apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité ; qu’il appartient ensuite au juge de l’excès de pouvoir de former sa conviction sur la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l’auteur du recours qu’il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu’il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci ».
Ainsi, pour apprécier la recevabilité d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’une décision d’urbanisme, il appartient :
- En premier lieu, au requérant, de préciser la nature de l’atteinte (visuelle, sonore, olfactive, etc.) susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien, et d’établir en quoi cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ;
- En second lieu, au défendeur, au cas où celui-ci souhaiterait contester l’intérêt à agir du requérant, d’infirmer les atteintes alléguées par le requérant ;
- En troisième lieu, au juge, de se prononcer sur l’intérêt à agir du requérant au vu des éléments produits par les parties, et de déclarer recevable la demande du requérant dès lors que les atteintes alléguées paraissent suffisamment vraisemblables, sans pouvoir exiger la démonstration de leur caractère certain.
- Un examen poussé de l’intérêt à agir du requérant
- Une justification systématique de l’intérêt à agir du requérant
Comme rappelé plus haut, le Conseil d’Etat juge que « il appartient […] à tout requérant qui saisit le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien ».
Le demandeur à l’annulation d’une décision d’urbanisme doit donc systématiquement justifier a priori, à la fois :
- la nature des atteintes qu’est susceptible de lui causer la construction projetée, mais aussi,
- la réalité de l’affectation directe des conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien, même si celles-ci lui semblent caractérisées de façon évidente de prime abord.
L’absence de ces justifications semble devoir entrainer l’irrecevabilité de la requête. En ce sens, Alexandre Lallet écrit, dans ses conclusions sous l’arrêt commenté, que « le juge peut ainsi rejeter comme irrecevable une requête qui ne serait pas assortie d’allégations suffisamment sérieuses tendant à établir l’intérêt pour agir »[iv].
- Un examen subjectif et in concreto de l’intérêt à agir du requérant
La jurisprudence antérieure à l’entrée en vigueur de l’article L. 600-1-2 caractérisait l’intérêt à agir du requérant sollicitant l’annulation d’une décision d’urbanisme au vu d’une série de critères objectifs (proximité géographique, nature et importance du projet de construction, configuration des lieux) qui laissaient présumer que les intérêts du requérant pouvaient être affectés par la construction faisant l’objet de la décision d’urbanisme litigieuse[v].
Le recours à de telles présomptions est, depuis l’entrée en vigueur de l’article L. 600-1-2, insuffisant en lui-même à établir l’intérêt à agir du requérant. Celui-ci doit désormais, comme le confirme l’arrêt commenté, justifier la nature des atteintes qu’est susceptible de lui causer la construction projetée, ainsi que la réalité de l’affectation des conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien.
La mise en œuvre de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme implique donc, comme le prévoyaient ses rédacteurs[vi], une appréciation subjective et concrète de l’intérêt à agir du requérant. L’application par le Conseil d’Etat des principes qu’il a dégagé au cas d’espèce le montre.
Ainsi, en jugeant que « les circonstances, invoquées par les requérants, que leurs habitations respectives soient situées à environ 700 mètres de la station en projet et que celle-ci puisse être visible depuis ces habitations ne suffisent pas, par elles-mêmes, à faire regarder sa construction comme de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance des biens des requérants », le Conseil d’Etat indique que la proximité ou la visibilité de la construction projetée depuis les habitations des requérants ne sauraient, à elles seules, caractériser l’intérêt à agir des requérants.
Ceux-ci n’ayant précisé ou réussi à établir de façon suffisamment vraisemblable en quoi la seule visibilité ou proximité de la construction projetée seraient de nature à affecter directement les conditions d’occupation et de jouissance de leurs habitations, leur intérêt à agir ne peut être établi sur ce fondement.
Cette appréciation concrète de l’intérêt à agir du requérant est également illustrée par un arrêt ultérieur de la Cour administrative d’appel de Nantes du 24 juillet 2015 qui, faisant application des principes dégagés dans l’arrêt commenté, juge irrecevable le recours d’un particulier à l’encontre d’un permis de construire après avoir relevé que « la construction projetée n’aura aucune incidence directe » sur les terrains à usage agricole du requérant[vii].
- Un régime de la preuve qui ne déroge pas au droit commun
- Un régime de preuve objective
En jugeant « qu’il appartient […] au juge de l’excès de pouvoir de former sa conviction sur la recevabilité de la requête au vu des éléments […] versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l’auteur du recours qu’il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu’il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci », le Conseil d’Etat indique que, malgré les exigences élevées de l’article L. 600-1-2, ces dispositions ne dérogent pas au droit commun de la preuve devant le juge de l’excès de pouvoir : le juge forme sa conviction au vu de l’ensemble des éléments fournis par les parties au litige, sans pouvoir exiger du demandeur que celui-ci apporte la preuve des faits qu’il avance[viii].
Ce choix nous semble judicieux : dans bon nombre de cas, la décision d’urbanisme sera attaquée avant que la construction litigieuse n’ait été réalisée ou même avant que les travaux aient été commencés. Dans de telles circonstances, établir la certitude de l’atteinte alléguée aurait été très difficile, voire impossible pour le requérant d’un point de vue probatoire.
Il convient également de noter que, dans l’absolu, ce régime de preuve penche plutôt en faveur du demandeur. En effet, alors que le demandeur aura à établir des faits positifs (atteinte alléguée et affectation de ses conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance de son bien), le défendeur, quant à lui, aura à établir des faits négatifs (absence d’atteinte alléguée et/ou absence d’affectation des conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance du bien du demandeur), dont on sait qu’ils sont en principe beaucoup plus difficiles à établir.
Ce d’autant plus que, selon le rapporteur public, « le doute doit profiter au requérant », eu égard, notamment, à la valeur constitutionnelle et conventionnelle du droit au recours[ix].
- L’importance du débat contradictoire
En tout état de cause, en consacrant un régime de preuve objective en ce qui concerne la démonstration de l’intérêt à agir du demandeur en annulation d’une décision d’urbanisme, le Conseil d’Etat donne une importance majeure au débat contradictoire en la matière.
L’arrêt commenté le montre clairement. En l’espèce, les requérants alléguaient également que le projet de station de conversion leur causerait, outre les nuisances visuelles invoquées (cf. supra III.B), des nuisances sonores. Pour établir la pertinence de cette allégation, le Conseil d’Etat compare les éléments de preuve fournis par les deux parties.
Précisément, le Conseil d’Etat considère que la circonstance qu’une station de conversion électrique existante, située deux fois plus loin des habitations des requérants que la construction projetée, cause d’ores et déjà des nuisances sonores aux requérants, est de nature à établir que la station de conversion projetée générerait, selon toute vraisemblance, le même type de nuisances. Les simples affirmations du défendeur, apparemment non étayées (le Conseil d’Etat emploie le syntagme « se borne à affirmer »), qui prétend recourir à des procédés de construction et à des technologies qui permettront d’éviter ces nuisances, ne sont pas de nature, aux yeux du Conseil d’Etat, à remettre en cause le caractère vraisemblable des nuisances sonores alléguées.
En conséquence, le Conseil d’Etat déclare recevable la demande de suspension de l’arrêté de permis de construire du 14 août 2014.
Si le défendeur avait pris le soin de mieux étayer ses dires, la solution aurait sans aucun doute pu être différente. En effet, le Conseil d’Etat prend le soin de relever que ce n’est qu’« en l’état de l’instruction » que la station de conversion projetée doit « être regardée comme de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance des maisons d’habitation des requérants ». Il ainsi est possible que, admis en référé, l’intérêt à agir des requérants ne le soit plus, à la suite d’un examen plus approfondi des circonstances de l’espèce, au fond.
En conclusion, par son arrêt du 10 juin 2015, le Conseil d’Etat atteint un équilibre entre d’une part, la mise en œuvre d’un contrôle plus poussé de l’intérêt à agir à l’encontre d’une décision d’urbanisme voulu par les rédacteurs de l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme, et, d’autre part, le droit au recours des requérants potentiels, en n’imposant pas à ceux-ci des exigences probatoires déraisonnables.
Suite à cet arrêt, comme le remarque le professeur Soler-Couteaux, « si l’intérêt pour agir se trouve manifestement plus strictement encadré que par le passé, les difficultés liées à son appréciation n’en seront certainement pas diminuées »[x].
En tout état de cause, cet arrêt devrait inciter les requérants à justifier systématiquement, dès la requête introductive d’instance, leur intérêt à agir contre la décision d’urbanisme attaquée.
Quentin Frigard
[i] CE, 10 juin 2015, Brodelle et Gino, n° 386121, au Lebon
[ii] Jérôme Trémeau, La régulation de l’accès au prétoire : la redéfinition de l’intérêt à agir, AJDA 2013, p. 1901
[iii] cf. CE, avis, 18 juin 2014, n° 376113, SCI Mounou, au Lebon, et, pour un rappel récent de cette solution : CE, 8 juillet 2015, SARL Pompes Funèbres Lexoviennes, n° 385043, aux Tables
[iv] Alexandre Lallet, L’intérêt pour agir contre un permis de construire, conclusions sur CE, 10 juin 2015, Brodelle et Gino, RFDA 2015, p. 993
[v] cf., par exemple, CE, 27 octobre 2006, Dreysse, n° 286569, aux Tables : « par ces motifs, le juge des référés n’a pas jugé, contrairement à ce que soutiennent les requérants, que l’absence de visibilité de la construction projetée depuis leurs résidences respectives faisait à elle seule obstacle à ce que leur fût reconnue la qualité de voisins de celle-ci, mais a fondé son appréciation, à la fois, sur la distance entre le projet et leurs domiciles respectifs, sur sa nature et son importance, ainsi que sur la configuration des lieux, et n’a ce faisant commis aucune erreur de droit ».
[vi] Daniel Labetoulle, Une nouvelle réforme du droit du contentieux de l’urbanisme, RDI 2013, p. 508
[vii] CAA Nantes, 24 juillet 2015, n° 14NT02410
[viii] Ce régime, dit « régime de preuve objective » a été récemment systématisé par CE, 26 novembre 2012, Cordière, n° 354108, au Recueil : « considérant qu’il appartient au juge de l’excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties ; que s’il peut écarter des allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées, il ne saurait exiger de l’auteur du recours que ce dernier apporte la preuve des faits qu’il avance ».
[ix] Alexandre Lallet, L’intérêt pour agir contre un permis de construire, conclusions sur CE, 10 juin 2015, Brodelle et Gino, RFDA 2015, p. 993
[x] Pierre Soler-Couteaux, L’établissement de l’intérêt pour agir contre une autorisation d’urbanisme : mode d’emploi, RDI 2015, p. 434