« Dans son acception la plus courante, l’expression « droit de la concurrence » désigne l’ensemble de ce qu’un usage unanimement suivi appelle « règles de concurrence », c’est-à-dire de celles qui ont pour objet le maintien de la libre concurrence entre entreprises sur le marché. Elles visent à sauvegarder des structures d’entreprises et à imposer des comportements qui sont de l’essence de l’économie de marché »[1]. C’est la définition du « droit antitrust », qui regroupe le droit des pratiques anticoncurrentielles et le droit des concentrations d’entreprises[2].
Quoi qu’il en soit, les liens entre le droit de la concurrence et les droits fondamentaux sont aussi récents que l’apparition de l’économie de marché et son encadrement par le droit antitrust. Le droit antitrust est né aux Etats-Unis avec l’adoption du Sherma Act le 2 juillet 1890, qui prohibe les collusions et les comportements de monopolisation[3]. Si le droit de la libre concurrence poursuit un but d’intérêt général[4], les acteurs de l’économie peuvent le percevoir comme un facteur de limitation des droits fondamentaux. En effet, ce dernier vient, d’une part, restreindre le droit de propriété et la liberté contractuelle des opérateurs économiques en position dominante (I) et, d’autre part, limiter l’évolution structurelle des entreprises (au travers notamment des fusions-acquisitions) par le biais des règles relatives au contrôle des concentrations économiques (II).
I – La théorie des facilités essentielles : une restriction au droit de propriété et à la liberté contractuelle
La théorie des facilités essentielles (ou infrastructures ou ressources essentielles) est d’origine américaine[5]. C’est un type particulier d’abus de position dominante. Cette théorie jurisprudentielle a fait son apparition pour la première fois en droit communautaire avec l’arrêt Commercial Solvents de 1974. Le Conseil de la concurrence[6], la Cour d’appel de Paris[7] et le Conseil d’Etat[8] l’ont ultérieurement intégré en droit interne. La notion d’essentialité est au cœur de cette théorie. La Commission a défini en 1993 cette notion comme « une installation ou infrastructure sans laquelle des concurrent ne peuvent pas fournir des services à leurs clients »[9] (c’est le critère vertical de l’essentialité[10]). Le Tribunal a précisé que les ressources essentielles pour l’accès au marché se caractérisaient par le fait qu’elles ne sont pas interchangeables et, qu’il ne doit pas exister « d’alternatives viables pour les concurrents potentiels »[11] (c’est le critère horizontal de l’essentialité[12]). Par exemple, ont été considérés comme essentiels la boucle locale de France Télécom[13], des droits d’auteurs de programme audiovisuel[14], des créneaux horaires[15], etc.
En réalité, dès lors que le caractère essentiel du bien ou du service est reconnu par l’autorité antitrust, la théorie des facilités essentielles fait peser une double obligation (positive et négative) sur le propriétaire de la facilité essentielle, qui doit contracter avec l’opérateur concurrent sur le marché aval de la facilité pour lui accorder l’accès à ladite facilité. Le refus d’accès ou une charge d’accès excessive est considéré par les autorités antitrust et les juridictions concurrentielles comme un abus de position dominante. En ce sens, le droit des abus de domination vient limiter le droit de propriété (et la liberté contractuelle qui lui est intrinsèquement liée). Plus précisément, la théorie des facilités essentielles vient limiter le droit d’exclusivité dont jouit normalement le propriétaire de la ressource. La Commission européenne dans sa décision concernant l’aéroport de Francfort a confirmé que « les règles de concurrence du traité peuvent être (…) être considérées comme des limites au droit de propriété, qui correspondent aux objectifs d’intérêt général poursuivis par la Communauté »[16].
II – Le contrôle des concentrations : une limitation à la liberté du commerce et de l’industrie
Le contrôle des concentrations « correspond au besoin de réguler les phénomènes de croissance économique et l’évolution structurelle des entreprises »[17]. Le contrôle des concentrations en France a été récemment modifiée par la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, qui confie le contrôle ex ante des concentrations à l’Autorité de la concurrence.
Ce contrôle a priori de l’autorité spéciale de concurrence reste soumis au contrôle juridictionnel du Conseil d’Etat, qui exerce un contrôle de proportionnalité quant à la décision relative au contrôle de l’opération de concentration. « Le contrôle de proportionnalité est par essence celui qui exercé en matière de police »[18] conformément à la jurisprudence Benjamin[19]. Tel que l’indique le commissaire du gouvernement STAHL sur l’arrêt Société The Coca-Cola Company, « les mesures prises à l’encontre des concentrations s’apparentent à des mesures de police économique, de police de la concurrence ; elles sont de nature à porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie ; elles doivent être guidées par l’objectif d’assurer une concurrence suffisante. Nous pensons que l’autorité administrative agissant dans ce cadre ne peut légalement prendre de mesure qui excède ce qui est nécessaire au rétablissement d’une concurrence suffisante »[20]. La qualification de mesures de police a été reprise par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’assemblée du 21 décembre 2012 : « lorsqu’elle se prononce sur une opération de concentration qui lui a été notifiée, l’Autorité de la concurrence (…) exerce un pouvoir de police »[21]. Le débat sur la qualification du droit de la concurrence de régulation générale est relancé[22].
Léo GENTY
Etudiant du Master 2 « Droit public des affaires » (Recherche) Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[1] – DECOCQ (A.), DECOCQ (G.), Droit de la concurrence. Droit interne et droit de l’Union européenne, LGDJ – Lextenso éditions, « Manuel », 6è éd., 2014, p. 17
[2] – J.-M. Cot, J.-P. de La Laurencie, Le contrôle français des concentrations, Paris, LGDJ, « Droit des affaires », 3e éd., 2003, p. 15, n°1
[3] – Sur la question, v. COMBE (E.), Economie et politique de la concurrence, Dalloz, « Précis », 2005, p. 3 et s.
[4] – V. CLAMOUR (G.), Intérêt général et concurrence. Essai sur la pérennité du droit public en économie de marché, Dalloz, « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2006, 1044 p.
[5] – United States v/ Terminal Railroad Association, 224 US 383 (1912)
[6] – V. Cons. conc., déc. n° 96-D-51, 3 sept. 1996, SARL Héli-Inter Assistance, Rapport au Conseil de la concurrence 1996, annexe 58, p. 495
[7] – CA Paris, 9 sept. 1997, SARL Héli-Inter Assistance, BOCC 7 oct. 1997
[8] – CE, 29 juill. 2002, Société Cegedim, Rec. 280 ; CJEG 2003.16, concl. Maugüé ; AJDA 2002.1072, note Nicinski ; D. 2003.901, obs. Gonzalez ; DA 2002, n° 173, note Bazex et Blazy
[9] – Décision 94/19/CE de la Commission du 21 décembre 1993, Sea Containers/Stena Sealink, JOCE n° L 15 du 18 janvier 1994, p. 8
[10] – V. DEZOBRY (G.), La théorie des facilités essentielles. Essentialité et droit communautaire de la concurrence, LGDJ, « Bibliothèque de droit international et droit communautaire », 2009, p. 35
[11] – TPICE, 15 sept. 1998, European Night Services, Eurostar Ltd et SNCF c/ Commission, aff. T-374/94, Rec. II-03141
[12] – DEZOBRY (G.), La théorie des facilités essentielles. Essentialité et droit communautaire de la concurrence, op. cit, p. 35
[13] – Cons. conc., 7 nov. 2005, n° 05-D-59 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l’Internet haut débit
[14] – CJCE, 6 avr. 1995, Maggil, aff. C-241/91 et C-242/91, Rec. I-743
[15] – Décision de la Commission du 20 juillet 1995, Swissair/Sabena (II) (aff. IV/M.616), JOCE n° C 200 du 4 août 1995, p. 10
[16] – Décision de la Commission du 14 janvier 1998, FAG – Flughafen Frankfurt/Main AG, JOCE L72/30 du 11 mars 1998
[17] – ARHEL (P.), « Concentration », Rép. com. Dalloz, mai 2009, p. 3
[18] – COURREGES (A.), DAEL (S.), Contentieux administratif, PUF, « Thémis droit », 4è éd., 2013, p. 252
[19] – CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. 541 ; S. 1934.3.1, concl. Michel, note Mestre ; D. 1933.3.354, concl. Michel
[20] – Concl. STAHL (J.-H.) sur CE, Sect., 9 avr. 1999, Société The Coca-Cola Company, RFDA 1999.786
[21] – CE, 21 déc. 2012, n° 362347, 363542 et 363703, Société Groupe Canal Plus et autres : JurisData n° 2012-030180 ; AJDA 2013.215, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; DA n° 4, Avril 2013, comm. 27, note M. Bazex ; RJEP n° 707, Avril 2013, étude 7, P. Idoux
[22] – V. RAMBAUD (R.), L’institution juridique de la régulation.. Recherches sur les rapports entre droit administratif et théorie économique, L’Harmattan, « Logiques juridiques », 2012, p. 526 et s.