Le don du sang est une opération de plus en plus répandue. Ceci n’est pas sans conséquence juridique, puisque la responsabilité des professionnels de santé est très lourde lors des transfusions sanguines. C’est dans ce contexte que se discute une ouverture des dons aux homosexuels masculins, une population dite « à risque ».
Les opérations de transfusion sanguine jouent un rôle indispensable en médecine, souvent vital, que ce soit pour soigner des maladies dues à une mauvaise coagulation comme la leucémie, ou en cas de pertes de sang représentant un volume supérieur à deux litres. Ce qui a pu s’observer dans les cas d’urgence suite aux récents attentats ayant frappé un grand nombre de nos concitoyens à Paris le 13 novembre 2015, ainsi qu’à Bruxelles le 22 mars 2016.
Il a alors fallu obtenir une quantité maximum de sang en un minimum de temps pour sauver des vies. D’où l’importance d’un cadre juridique bien établi pour permettre à un maximum de donneurs d’offrir leur sang. Les nombreuses campagnes de communication autour du don du sang montrent les besoins des hôpitaux, ainsi que leurs difficultés à s’en procurer. Dans ce contexte, l’ouverture du don du sang aux homosexuels masculins est d’actualité.
En janvier 1670, un jeune médecin français tente la première transfusion sanguine avec du sang de veau, afin de soigner un malade mental par transfusion. Cette expérience entraîna le décès immédiat du patient et, en réaction, une longue interdiction de toute transfusion sanguine qui marqua l’histoire de la médecine française.
Il a fallu attendre le début du XXème siècle, avec la première guerre mondiale et les expériences menées sur les soldats blessés, pour obtenir des avancées scientifiques dans ce domaine. Le droit a alors suivi ce mouvement pour mieux correspondre à la nouvelle réalité sociale. Les premiers essais sont cependant très ponctuels, et la législation dans ce domaine est lacunaire. C’est à partir des années 1950 que le législateur a commencé à définir le cadre qui est celui que nous connaissons, avec la prohibition de conventions onéreuses portant sur les éléments du corps humain, dont le sang (1).
Mais le don du sang, tel que pratiqué aujourd’hui, est essentiellement régi par la loi du 4 janvier 1993 (2). Cette loi consacre une obligation de sécurité en matière de transfusion sanguine. Depuis, le don du sang est un acte qui doit être anonyme, gratuit et volontaire, et doit répondre à ladite obligation de sécurité. Si les trois premiers points posent peu de difficultés pratiques, le cadre relatif à l’obligation de sécurité pose davantage d’interrogations. Il semble alors pertinent de s’interroger sur le régime et les conséquences pratiques de cette obligation. Il s’agit d’une obligation de résultat pesant sur les centres de transfusion (I). Une telle obligation se discute aujourd’hui au regard du principe d’égalité, dans le cas particulier des homosexuels (II)
(I) Une obligation de résultat pesant sur les centres de transfusion sanguine
La mission des établissements de transfusion sanguine, telle qu’envisagée par le législateur, est de conserver, distribuer, ou délivrer des « produits sanguins labiles », c’est-à-dire issus du sang d’un donneur. Une telle mission nécessite une autorisation (3), qui relève de l’Etablissement Français du Sang (EFS). Cet établissement public administratif est chargé de coordonner ladite mission au niveau national, sous délégation du Ministère de la santé (4).
C’est alors sur ces établissements de transfusion sanguine que la jurisprudence fait peser l’obligation de sécurité relative aux transfusions. Si un établissement de santé reçoit un produit sanguin labile, il n’est tenu, lors de la transfusion, qu’à « une simple obligation de prudence et de diligence » selon la formule employée par la Cour de cassation (5). Cette solution semble cohérente, car un établissement de santé n’a pas les moyens de contrôler les poches de sang qu’il reçoit, ceci relève de la mission de l’établissement de transfusion sanguine. Une responsabilité du médecin peut alors être envisagée, mais seulement en cas de faute lors de la transfusion, selon la responsabilité médicale de droit commun (6).
Cependant, la responsabilité des établissements de transfusion sanguine est nettement plus lourde. Ces derniers sont responsables de tout dommage dû à la mauvaise qualité des produits fournis (7).Ils sont alors soumis à une obligation de résultat, ce qui implique que le patient souffrant d’un préjudice dû à la mauvaise qualité du sang transfusé pourra bénéficier de cette responsabilité de l’établissement et ce, même en l’absence de faute de celui-ci dès lors que le sang est vicié. La Cour de cassation est allée encore plus loin, puisqu’elle a créé une présomption de vice en faveur du patient souffrant d’un dommage (8). L’établissement de transfusion doit donc apporter la preuve que le sang était de bonne qualité, et le doute bénéficie au patient. Il s’agit ici d’une présomption classique en matière médicale, puisque l’établissement est un professionnel, il a donc plus de facilités que le patient pour mener les investigations nécessaires.
Il n’en demeure pas moins que cette responsabilité pesant sur les établissements chargés de la collecte du sang est très lourde. Une obligation de sécurité de résultat implique nécessairement beaucoup de prudence de ces établissements en amont lors de la collecte du sang. En outre, puisqu’ils doivent prouver, le cas échéant, que le sang est de bonne qualité, ils doivent avoir les informations nécessaires pour justifier de cette qualité. Il en résulte une obligation de renseignement de ces établissements dans le cadre du don du sang. Le questionnaire posé aux candidats souhaitant donner leur sang en est une illustration.
Ce questionnaire est appelé « questionnaire pré don ». Ce dernier n’a pas d’origine légale mais est un outil élaboré par l’EFS pour mieux répondre à la nécessaire obligation de sécurité résultant des opérations de transfusion. Ce dernier contient un certain nombre de questions posées aux donneurs volontaires, celles-ci illustrent bien l’importance de la sécurité dans la pratique des transfusions (9). Les premières questions sont relatives à l’état de santé général du patient, tel qu’il le ressent de manière subjective (le patient se sent-il en forme), avec des indices objectifs (le patient est-il en arrêt de travail). Des questions sont également posées sur les maladies rédhibitoires dont le donneur pourrait souffrir, comme le SIDA, l’hépatite ou la drépanocytose. Ces maladies ont la particularité de témoigner d’un sang de mauvaise qualité ou d’une contamination grave. Par exemple, le sang ne peut s’écouler correctement dans les organes dans le cas de la drépanocytose. S’agissant du SIDA ou de l’hépatite, la transfusion sanguine entraînerait la transmission au patient du virus. S’ensuit un nombre important de questions relatives à l’état de santé du patient au cours de sa vie. Par exemple, il est interrogé sur les voyages récents pouvant représenter un risque de contamination encore inconnu du donneur. De manière globale, il s’agit de connaître son état de santé récent selon un certain nombre de critères représentant des risques de maladie, comme la fièvre.
Cependant, une analyse du sang du patient est évidemment effectuée comme il est précisé à la fin du questionnaire.En effet, la seule parole du donneur ne répond pas à une obligation de sécurité suffisante. Des informations supplémentaires sur les activités sexuelles du donneur sont établies lors d’un entretien. En effet, certaines relations, notamment les rapports homosexuels masculins étaient jusqu’à très récemment incompatibles avec le don du sang. Ce sujet est actuellement vivement débattu par l’opinion publique.
II) L’ouverture du droit de donner son sang aux hommes homosexuels
Dans un entretien donné par la Ministre de la santé Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, au quotidien Le Monde, celle-ci évoquait sa volonté de mettre fin dès le printemps 2016 à la discrimination établie sur la base de l’orientation sexuelle des donneurs.
Ainsi, l’arrêté ministériel daté du 12 janvier 2009, fixant les critères de sélection des donneurs de sang, va s’en trouver modifié à partir du 1er juin 2016 (10). Il convient d’étudier dans quelles mesures ce changement va avoir vocation à affecter les conditions de don du sang pour les personnes homosexuelles.
Tout d’abord, il faut remarquer que seules les personnes homosexuelles de sexe masculin sont ici concernées. Cette restriction de champ d’application ratione personae était d’ores-et-déjà constatable sur le document de préparation à l’entretien médical préalable au don de sang de l’EFS. En effet, celui-ci pose une question finale à savoir : « Si vous avez eu des relations sexuelles entre hommes ». C’est donc uniquement pour les hommes ayant une orientation sexuelle homosexuelle que le régime du don du sang va changer. En ce qui concerne les femmes, elles étaient déjà soumises au même régime que les personnes hétérosexuelles.
Il semble opportun de se pencher sur les modifications qui vont prendre effet à partir de l’été 2016. En effet, ce changement de l’arrêté ministériel de 2009 ne va pas dans une libéralisation totale du don du sang pour les homosexuels, comme l’avaient désiré certains comités de soutien pour les personnes homosexuelles.
Or, les arguments en faveur de l’élargissement des droits des homosexuels tendent à faire valoir que cette restriction du don du sang est critiquable, dans la mesure où les besoins de produits sanguins sont de plus en plus conséquents. Il peut donc sembler inopportun de rejeter un potentiel donneur en se basant uniquement sur son orientation sexuelle. Les présomptions statistiques sur lesquelles se base notamment le comité d’éthique sont certes des données importantes mais dans le contexte de prévention, il est parfois soutenu que l’orientation sexuelle ne devrait plus être prise en compte. Ainsi, les personnes hétérosexuelles et homosexuelles devraient être mises sur le même pied d’égalité face à ce don de soi.
De plus, il est possible de remettre en question l’efficacité de ces formulaires dans la mesure où ils reposent principalement sur la bonne foi de ceux qui le remplissent.
La Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, s’est adressée au Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) dans le but de lui demander « un avis sur la pertinence, d’un point de vue éthique, de faire évoluer la pratique de contre-indication permanente du don du sang pour les hommes ayant déclaré́ avoir eu des relations sexuelles avec d’autres hommes. ».
Celui-ci évoque dans un premier temps le contexte législatif européen qui est mis en place par le biais de directives (11), et semble assimiler toute exclusion de donneur de sang que celle-ci soit temporaire ou permanente (12). En effet, il est notable que les définitions données de l’« exclusion temporaire » et de celle « permanente » semblent assez proches pour entraîner une confusion dans l’esprit du lecteur de la directive.
D’une part, l’exclusion temporaire est définie par une directive européenne comme étant le cas des personnes « dont le comportement sexuel ou l’activité professionnelle les expose au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang. » (13). D’autre part, l’exclusion permanente relève de l’hypothèse des « sujets dont le comportement sexuel les expose au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang.» (14)
Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, dans une résolution de 2013, dissipe le flou autour de la distinction. Il précise que les critères pris en compte seraient d’abord « l’existence d’un risque élevé de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang» puis, « un risque de contracter des maladies infectieuses transmissibles par le sang» (15).
Le résultat de la transposition de la directive dans le droit interne, par définition, laisse une marge de manœuvre aux Etats membres qui ne sont liés que par le résultat et non par les moyens à mettre en œuvre. Dès lors, la transposition a abouti à l’arrêté du 12 janvier 2009. Celui-ci a permis d’établir au sein de son annexe II-B « la contre-indication permanente pour le don du sang des hommes ayant eu des relations sexuelles avec un homme ».
Dans un second temps, le Comité s’appuie sur des données statistiques qu’il évoque sous le terme de modélisations, celles-ci auraient pour but de voir en moyenne quelle part de la population se trouve affectée par le virus du VIH. Il ne sera ici fait état que d’une seule étude (16). Celle-ci a été réalisée en 2008 sur un échantillonnage de population française représentant 41 millions d’individus (voir détail en note de bas de page), le résultat qui fait suite à cette étude est le suivant :
- « de 3% chez les hommes ayant eu, au cours des 12 derniers mois, des relations sexuelles avec des homme(s),
- de 0,3% chez les femmes et les hommes n’ayant eu, au cours de leur existence, que des relations hétérosexuelles et qui sont originaires de pays où la prévalence de l’infection par le VIH est importante (et où les modes de transmissions prédominants de l’infection sont les relations hétérosexuelles) ;
- de 0,03% chez les femmes et les hommes nées en France et n’ayant eu, au cours de leur existence, que des relations hétérosexuelles »(données extraites de l’avis du CCNE).
Il apparaît qu’après ces constatations le CCNE se prononce davantage en défaveur de l‘ouverture du don du sang en faveur des personnes homosexuelles, préconisant dans sa conclusion un maintien en l’état des mesures actuelles.
Néanmoins, une atténuation de cette interdiction entrera en vigueur dès l’été 2016. Il convient cependant de montrer les nuances de cette ouverture à travers les différents types de don. D’une part, en ce qui concerne le don de plasma par aphérèse et sécurisé par quarantaine, les conditions ont été alignées pour l’ensemble des donneurs. Ainsi, la condition préalable au don est de n’avoir eu qu’un seul (ou aucun) partenaire sexuel dans une période de quatre mois. D’autre part, pour ce qui est de l’ensemble des autres dons, une période d’abstinence de douze mois est exigée. L’EFS justifie cette mesure en faisant référence à des études de l’Institut de veille sanitaire et de procédures mises en place dans d’autres pays (notamment Royaume-Uni, Suède, Finlande, République Tchèque et Hongrie qui imposent le même délai d’un an). Le but premier avancé est la sécurité des patients qui bénéficieront des dons. Il apparaît ici toute l’importance qui est accordée à l’obligation de résultat qui incombe aux établissements fournisseurs de sang.
Enfin, il convient de s’intéresser à la pertinence de cette ouverture aux dons dans la mesure où il apparaît qu’une période d’abstinence de cette durée pourrait paraître longue voire irréalisable. De manière globale, l’ouverture du don du sang aux homosexuels s’inscrit dans un mouvement de fondamentalisation du droit, où le principe de non-discrimination vis-à-vis des homosexuels masculins est confronté à la nécessaire obligation de sécurité pesant sur le corps médical. Cependant, bien que les besoins en dons se fassent ressentir, le pouvoir réglementaire doit rester vigilant, car donner son sang n’est pas un droit fondamental, et la sécurité des receveurs doit rester la priorité. Si le délai d’un an semble assurer cette sécurité, la réforme en perd de son intérêt pratique et pourrait rester symbolique.
Le don du sang est donc soumis à des difficultés propres à de nombreux droits subjectifs. Il faut concilier la sécurité du receveur du don avec le droit de chacun à donner son sang. Le besoin d’efficacité de la médecine est également présent dans la balance puisque le besoin en produits sanguins, notamment pour les groupes sanguins rares, se fait de plus en plus ressentir. La réforme mise en place assure cet équilibre, mais l’intérêt en pratique demeure incertain à l’heure actuelle, avec des dons homosexuels masculins qui risquent de se révéler marginaux.
Maëva Atchiaman et Antoine Jarlot
(1) Article 16-1 du Code civil sur la prohibition de la patrimonialité du corps humain
(2) Loi n° 93-5 du 4 janvier 1993 relative à la sécurité en matière de transfusion sanguine et de médicament
(3) Article L1223-4 du Code de la santé publique
(4) Article L1222-1 du Code de la santé publique
(5) Civ.1ère 12/04/1995 n°92-11.950 et 92-11.975 Bull 1995 n°180
(6)Article L1142-1 du Code de la santé publique
(7) T.conflits 14 février 2000 n°02929 publié au recueil Lebon
(8) Civ.1ère 9 mai 2001 n°99-18.161 et 99-18.514 Bull 2001 n°130
(9) Document de préparation à l’entretien médical préalable au don de sang de l’EFS
(10) Arrêté du 12 janvier 2009 fixant les critères de sélection des donneurs de sang, en particulier son annexe II
(11) Article 288 paragraphe 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne.
(12) Directive 2004/33/CE de la Commission européenne du 22 mars 2004 portant application de la directive 2002/98/CE du Parlement européen et du Conseil
(13) Annexe III, 2.2.2 de la Directive de la Commission européenne 2004/33/CE
(14) Annexe III, 2.1 de la Directive de la Commission européenne 2004/33/CE
(15) Résolution CM / Res (2013)3 relative aux comportements sexuels chez les donneurs de sang ayant un impact sur la sécurité transfusionnelle (adoptée le 27 mars 2013 par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe)
(16) Extrait de l’avis du CCNE: [échantillon composé de] : « 330.000 hommes ayant eu, au cours des 12 derniers mois, des relations sexuelles avec des homme(s) ; 81.000 usagers de drogues injectables ; 3.500.000 femmes et hommes n’ayant eu, au cours de leur existence, que des relations hétérosexuelles et originaires de pays où la prévalence de l’infection par le VIH est importante ; et 37 millions de femmes et d’hommes nés en France et n’ayant eu, au cours de leur existence, que des relations hétérosexuelles (Le Vu S. et al. Population-based HIV-1 incidence in France, 2003-08 : a modelling analysis. The Lancet Infectious Diseases, 2010, 10:682-7). »