L’article R. 421-5 du code de justice administrative (CJA) pose le principe selon lequel les délais de recours contre les décisions, qui font l’objet d’une notification, ne sont opposables au requérant que s’ils ont été mentionnés avec les voies et délais de recours. A contrario, l’absence de notification des voies et délais de recours permettait au requérant de disposer d’un recours perpétuel contre la décision de l’administration.
Néanmoins, cette possibilité ne semble plus en concordance avec la politique jurisprudentielle du Conseil d’État, comme le démontre l’arrêt Czabaj rendu le 13 juillet 2016[1].
I- La consécration du droit au recours comme protection effective des administrés
L’arrêt du 13 juillet 2016, Czabaj, marque un renouveau dans le contentieux administratif. Mais pour saisir l’enjeu de cette jurisprudence, et dans un but purement pédagogique, il est essentiel de se remémorer les principes qui gouvernent les voies et délais de recours, une condition de recevabilité en contentieux administratif.
Le délai de recours contentieux est le résultat d’un compromis pour assurer le bon fonctionnement de l’administration tout en garantissant le respect du principe de sécurité juridique[2]. Au terme de ce délai, fixé à deux mois, la règle de droit, ou la décision individuelle, n’est plus contestable, et elle devient définitive lorsqu’elle ne peut plus faire l’objet d’un retrait[3].
C’est un délai court qui doit cependant permettre d’encourager les administrés à être diligents dans la sauvegarde de leurs intérêts. Pour autant, ce délai est considéré comme raisonnable et ne portant pas atteinte au droit au recours effectif dès lors que la notification de l’administration est complète. Ainsi, lorsqu’une décision est notifiée à son destinataire, le délai de recours commence à courir. Quid de son inexistence ou d’une notification incomplète ? C’est à la législation qu’il faut s’en remettre pour répondre à cette question.
L’article L. 421-5 du CJA dispose que « les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision ». En vertu de cette disposition, deux conditions cumulatives sont nécessaires afin que le délai de recours commence à courir : une notification à son destinataire doit être faite, mais au-delà de celle-ci, les voies et délais de recours doivent être expressément mentionnés. Au surplus, ces derniers doivent être exacts.
L’absence de ces mentions entraînait, jusqu’à la décision du 13 juillet 2016, une conséquence non négligeable, à la fois pour l’administration et les administrés. En effet, l’administration s’exposait à un contentieux perpétuel, l’administré pouvant, quant à lui, exercer son recours sans être enfermé dans un quelconque délai.
Cette situation était favorable à l’administré qui, bien que nul n’est censé ignorer la loi, disposait de ce recours illimité dans le temps. Cette ligne jurisprudentielle révélait certainement la volonté pour le Conseil d’État de s’affirmer comme protecteur des libertés des administrés, afin de ne pas être exclusivement perçu comme le grand défenseur de l’administration.
À ces règles générales, il faut combiner une construction jurisprudentielle : la théorie de la connaissance acquise. Le juge ne pourra pas opposer une irrecevabilité pour recours tardif alors même qu’il n’existe aucune preuve de la date de notification. Il n’est donc pas en mesure de calculer si le recours en question a été exercé dans le délai deux mois encadrant le délai de recours contentieux. Le juge va ainsi déterminer une date à laquelle le délai de recours peut commencer à courir au moyen d’un faisceau d’indices.
Il existe trois circonstances dans lesquelles le juge va déceler une connaissance acquise de la notification de la décision. Il s’agit, tout d’abord, du cas où les membres des assemblées délibérantes ont connaissance des décisions délibérées, et par conséquent de la date de celles-ci. De même, cette théorie s’applique également lorsque le destinataire a déjà fait un recours administratif préalable, ou lorsqu’un recours administratif ou contentieux contre cette décision a été formé.
Si cette théorie est peu utilisée par le juge, c’est qu’elle possède un périmètre réduit. En effet, la jurisprudence du 13 mars 1998, Madame Mauline[4], précise que la connaissance acquise d’une décision administrative ne vaut pas connaissance des voies et délais de recours. En d’autres termes, cela ne rend pas opposable les voies et délais de recours qui doivent être mentionnés dans une décision administrative.
Ceci étant, le cadre du fonctionnement contentieux posé, il est désormais possible de saisir les contours de cette jurisprudence.
II- Le principe de sécurité juridique, un principe dorénavant protecteur des intérêts de l’administration
« Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci en a eu connaissance »[5].
Le premier élément marquant dans cette décision est la référence au principe de sécurité juridique. Aujourd’hui, si un tel principe est largement consacré dans la jurisprudence du Conseil d’État, pour autant il ne l’a jamais élevé au rang de principe général du droit.
La première référence en tant que telle date de la décision KPMG du 24 mars 2006[6]. Par la suite, cette sécurité juridique a affecté ses décisions sans que celle-ci ne soit employée expressis verbis. Les précédents de la jurisprudence KPMG datent de 2004 avec la décision Association AC ![7], dans laquelle le Conseil d’État avait admis la possibilité de moduler dans le temps les effets d’une annulation contentieuse. Cette jurisprudence visait ainsi à éviter les conséquences manifestement excessives induites par le caractère rétroactif des décisions de justice.
Dans la continuité, il est possible de citer les jurisprudences Danthony[8], Bézier I[9], ou encore Département du Tarn-et-Garonne[10], dans lesquelles la stabilité des relations contractuelles a motivé la recherche d’un équilibre entre légalité et sécurité juridique. C’est ainsi qu’une irrégularité dans la procédure d’adoption d’un contrat n’entraine pas ispo facto l’annulation de celui-ci, si ce vice n’est pas d’une particulière gravité.
Autant d’éléments qui laissent croire que la sécurité juridique est omniprésente dans les décisions du Conseil d’État. Cette décision intervient à un moment où il aurait été opportun d’éclaircir la jurisprudence en consacrant la sécurité juridique comme un principe général du droit. Sachant que ce principe est consacré comme tel, et de longue date, dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme comme le démontrent les arrêts Bosch[11] et Marckx c. Belgique[12] rendus respectivement les 6 avril 1962 et 13 juin 1979.
Pour justifier son recours au principe de sécurité juridique, le Conseil d’État fait cette fois-ci référence aux « situations consolidées par l’effet du temps » Il est utile de préciser les faits qui ont commandé cette solution. Le requérant en question s’était vu attribuer une pension de retraite dont il avait reçu une notification le 26 septembre 1991, celle-ci contenait les délais de recours contentieux, mais aucune indication sur les juridictions devant être saisies. L’une des deux conditions manquant, le requérant disposait à cet égard d’un recours perpétuel contre cette décision. Il a donc introduit un recours contre l’arrêté fixant sa pension de retraite en 2014 au motif que celle-ci ne prenait pas en compte la bonification pour enfant. Le Conseil d’État a saisi l’occasion pour encadrer ce recours perpétuel.
Surtout, et c’est peut-être l’un des enjeux majeurs de cet arrêt, le Conseil d’État applique expressément le principe de sécurité juridique à l’administration. C’est un moyen de réaffirmer son application dans un contexte plus large. Effectivement, pendant longtemps ce principe a été perçu comme protecteur des administrés à l’encontre de l’administration. Pourtant, comme l’ont souligné les professeurs Auby et Dero-Bugny le principe de sécurité juridique « est un instrument de protection contre l’instabilité du droit et il ne joue pas nécessairement en faveur des particuliers »[13].
De même, Olivier Henrard, rapporteur public, dans ses conclusions sur cette affaire, insiste sur le fait que le principe de sécurité juridique est une composante essentielle du contrat social. Il est donc objectif et bénéficie à la société dans son ensemble. Le Conseil d’État a déjà évoqué ce principe de sécurité juridique comme étant applicable à l’administration dans la décision Mme Tassius[14]du 5 décembre 2005. À cette occasion il rappelait que le délai de prescription quadriennale avait été édicté « dans un but d’intérêt général, en vue notamment de garantir la sécurité juridique des collectivités publiques ».
Il n’est pas exclusivement question de la sécurité juridique de la personne publique, car cela touche également les tiers. Il s’agit de consolider une situation de droit et de fait complexe qui se cristallise autour de l’acte par l’écoulement du temps. À propos des tiers, la jurisprudence administrative a neutralisé l’obligation de mentionner les voies et délais de recours aux décisions prises à la suite de recours administratifs formés par des tiers contre une autorisation individuelle créant des droits au profit de son bénéficiaire[15]. Le Conseil d’État fait prévaloir la sécurité juridique du destinataire de la décision initiale, sur l’information des tiers quant à leurs droits de recours juridictionnel contre la seconde décision.
Dans la présente affaire, le rapporteur public dans ses conclusions souhaitait, au même titre que l’avis Époux Damon, ne pas accorder aux tiers une faculté de recours indéfini, et ce afin de ne pas exposer les autorisations à une insécurité juridique excessive. En effet, cela reviendrait à accorder plus de droits aux tiers qu’aux destinataires de la décision eux-mêmes.
En tout état de cause, le Conseil d’État semble opérer un changement de paradigme, tout au moins quand il étend la sécurité juridique au profit de l’administration. Comme évoqué précédemment, le Conseil d’État ne voulait pas être perçu comme le protecteur de l’administration. Cela s’illustre d’ailleurs avec tous les principes généraux du droit que le juge administratif a dégagé au cours du XXème siècle. Il est possible de citer l’arrêt d’Assemblée Aramu et autres [16] du 26 octobre 1945, qui se réfère au principe du respect des droits de la défense dans le cadre d’un litige entre l’administration et un fonctionnaire. Afin de protéger les fonctionnaires contre l’administration auteur d’une sanction disciplinaire, celui-ci doit se voir communiquer son dossier.
Il est également possible d’évoquer la disparition progressive de la faute lourde en matière de responsabilité administrative. À ce jour, l’exigence de cette faute lourde n’est plus que résiduelle dans la jurisprudence du Conseil d’État, c’est un changement favorable aux administrés. Une des évolutions les plus caractéristiques de la jurisprudence concerne l’abandon de l’exigence de la faute lourde pour la mise en jeu de la responsabilité des services hospitaliers du fait des actes médicaux et chirurgicaux[17]. La faute simple sera donc suffisante dans tous les cas.
En élargissant le principe de sécurité juridique, l’administration pouvant désormais s’en prévaloir, le juge protège autant les administrés que l’administration elle-même. C’est l’intérêt général qui semble orienter le juge administratif vers de tels choix jurisprudentiels. Il s’agit aussi de trouver un nouvel équilibre dans les rapports administrés/administration. Et à l’heure où le Conseil d’État intègre une certaine proportionnalité dans ses décisions, notamment lorsqu’il juge que toute irrégularité affectant la procédure d’élaboration d’un acte administratif n’entraîne pas systématiquement et nécessairement son annulation[18], il semble ajouter une certaine proportionnalité là encore. En effet, il juge que l’administration ne doit pas s’exposer à un contentieux indéfini, il admet que la sanction venant condamner l’administration soit proportionnelle à son erreur.
Ce faisant, le Conseil d’État fait référence à un délai raisonnable, effectivement vingt-deux ans est une durée considérable, et le requérant a pu apparaître comme n’étant pas diligent dans ses droits, d’où l’effet sévère de la décision. Cette sévérité aurait pu être fondée s’il s’agissait d’un cas d’espèce, toutefois il semble pourtant que celle-ci soit une décision de principe. Le Conseil d’État poursuit sa justification en invoquant des motifs comme la mise « en péril des situations juridiques et de la bonne administration de la justice ». Ceci étant, consacrer une date butoir peut sembler être contestable.
III- Une date butoir consacrée de manière prétorienne par le Conseil d’État
Le Conseil d’État a fait le choix d’imposer une date butoir qu’il a lui-même dégagé de manière prétorienne. Pour autant, si cette date est sérieusement contestable, et nous y reviendrons, il faut nuancer sa portée.
En application de cette date dite « butoir », il ne saurait « excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance »[19]. Ce délai qui était perpétuel jusqu’ici, est désormais d’un an uniquement.
Le juge administratif ne qualifie pas expressément cette date de « butoir », il relève simplement qu’il s’agit d’un moyen « de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours »[20]. L’objectif est donc d’encadrer l’action d’un requérant dans une limite temporelle. Pour se faire, le Conseil d’État utilise la notion de délai raisonnable pour exercer un recours administratif.
Le délai raisonnable est un moyen de borner dans le temps un recours sans utiliser un régime propre au droit privé. Il existe deux types de garanties pour permettre la sécurité juridique et la bonne administration de la justice : la forclusion et la prescription extinctive. Le Vocabulaire juridique du doyen G. Cornu[21] définit la forclusion comme une « sanction qui frappe le titulaire d’un droit ou d’une action pour défaut d’accomplissement, dans le délai légal (…), d’une formalité, lui interdisant d’accomplir désormais cette formalité ». La prescription tient à « l’extinction du droit par non usage de ce droit pendant un laps de temps déterminé ».
La forclusion a été d’emblée exclue car elle sanctionne un requérant pour défaut d’accomplissement d’une formalité dans un délai, ce qui revient à superposer un second délai de même nature que celui prévu à l’article R. 421-1 du CJA[22].
Quant à la prescription extinctive, elle ne s’applique aujourd’hui qu’à des obligations en droit administratif comme en droit civil. Il s’avère, dans le cas présent, qu’il ne s’agit pas de l’extinction d’une obligation de faire un recours, mais uniquement de l’extinction de la possibilité d’exercer un tel recours sans condition de délai. Cette hypothèse n’était pas envisageable sauf à consacrer un droit subjectif d’agir en justice. De plus, en droit administratif, la logique est différente, puisque l’usager va demander un avantage prévu par la législation et l’administration va ensuite exercer ses pouvoirs discrétionnaires. Il n’y a donc rien à prescrire.
En effet, les droits et les prérogatives sont rarement acquis comme des droits que l’on peut faire valoir tant qu’ils ne sont pas prescrits. Lorsque l’administré bénéficie de droits, suite à une décision administrative, la situation ne se fige pas au terme d’un délai de prescription, mais au terme des délais de retrait et de recours. Au-delà de ces délais, la décision conférant des droits devient définitive, et il n’y a plus lieu de faire jouer un délai de prescription.
Ces difficultés ont orienté la décision du Conseil d’État, puisqu’en dégageant le principe du délai raisonnable, il n’a pas eu à créer de toute pièce un régime de prescription extinctive. Il dispose à cet égard d’un instrument juridique permettant d’atteindre les objectifs de sécurité juridique et de bonne administration de la justice. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’État, dans la présente décision, n’évoque pas la nature de ce délai, et qu’il rejette la requête comme tardive.
Ainsi, et en tout état de cause, il fallait imposer une durée, puisque c’est le propre d’un délai que d’imposer une durée. Celui-ci sera prétoriennement enfermé par le juge administratif dans une durée d’un an seulement. Ce délai peut être perçu comme une sanction puisque l’on passe d’un délai perpétuel à un délai d’un an.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le professeur Fréderic Rolin a adressé une lettre au président de la République, intitulée « Demande d’abrogation de la norme contenue dans la décision du Conseil d’État rendue le 13 juillet 2016 ». En effet, ce délai est contestable, ainsi que la décision dans son ensemble, et ce dans la mesure où le Conseil d’État inverse sa ligne jurisprudentielle. Jusqu’à présent, il se plaçait du côté des administrés, il les protégeait de l’administration, et ce dans la mesure où, par nature, les relations administration-administrés sont placées sous le sceau de l’inégalité et de l’asymétrie.
IV- Une décision emplie de nuances et de dissonances
Pourtant, si cette solution est contestable, elle ne se semble pas aller à l’encontre du droit au recours effectif. C’est, en effet, ce que juge le Conseil d’État en précisant que cela « ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours, mais tend seulement à éviter que son exercice, au-delà d’un délai raisonnable, ne mette en péril la stabilité des relations juridiques et la bonne administration de la justice »[23].
L’application de ce délai ne va concerner que les décisions administratives individuelles, ce qui amène à nuancer le fait qu’il ne soit pas porté atteinte au recours effectif. En effet, cette précision a un impact notamment en matière de contentieux. S’il s’agit d’une décision administrative, cela impose la liaison du contentieux. En vertu de l’article R. 421-1 du code de justice administrative, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision. Autrement dit, il faudra faire un recours contre la décision afin de lier le contentieux, mais cela dans un délai raisonnable car le droit ne doit pas être prescrit. C’est une contrainte supplémentaire qui ne semble pas aller en faveur des requérants.
Pourtant, la portée de cette décision n’est pas si considérable. En effet, ce délai d’un an ne s’appliquera que lorsque la décision en question sera mal notifiée. Certes, celle-ci ne contient pas tous les éléments obligatoires en matière de voies et délais de recours, mais le destinataire a connaissance de cette décision. Ainsi, s’il s’estime vraiment lésé par cette décision, le requérant dispose d’un délai d’un an pour s’informer des voies et délais de recours.
Il s’agit pour le destinataire d’être davantage diligent dans ses intérêts, autrement dit il devra l’être dans un délai raisonnable. De même, l’administration sera soumise, au même titre que les administrés, à une obligation de diligence. Elle aura tout intérêt à améliorer son organisation, ses procédures, afin d’être plus efficace, plus transparente vis-à-vis des administrés. Comme l’illustre la présente décision, un recours après vingt-deux ans de silence est considéré, et à juste titre, comme un recours excessivement tardif.
Quant au délai lui-même, bien qu’il semble court, mis en parallèle avec certains délais en matière pénale par exemple, il est à relativiser. En effet, le délai de prescription d’une infraction pénale est d’un an en matière de contravention, 3 ans en matière de délit, et enfin de 10 ans en matière de crimes. Ce sont des délais qui, finalement, sont courts au regard de l’importance des actes commis.
Il est également possible de citer les infractions en matière de presse. Ainsi, l’action en diffamation commise sur Internet ou dans la presse écrite, courra à compter de la première mise en ligne de l’écrit jugé diffamatoire, donc de sa mise à disposition du public, et se prescrira par 3 mois. C’est un délai d’autant plus court qu’il est facile de publier des informations sur Internet sans qu’il n’y ait de contrôle a priori, et sans que sa connaissance soit forcément immédiate.
Cette jurisprudence est aussi l’occasion pour le Conseil d’État de mettre fin à l’effet d’aubaine engendré par la jurisprudence Griesmar[24]. Aux termes de cette jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’article L.12b du code des pensions civiles et militaires qui excluait de la bonification pour le calcul des pensions des fonctionnaires masculins, qui étaient à même de prouver avoir assumé l’éducation de leurs enfants, était contraire au principe d’égalité des rémunérations.
Le requérant dans l’affaire Czabaj souhaitait bénéficier de cette règle pour obtenir une bonification d’ancienneté d’un an au titre de chacun de ses enfants. L’effet d’aubaine est réel dans la mesure où les pratiques administratives n’étaient pas aussi contraignantes qu’aujourd’hui. Ainsi, la notification des voies et délais de recours n’était pas systématique.
Ce faisant, il existait un contexte favorable à un développement du contentieux des pensions. L’inconvénient du caractère perpétuellement contestable des actes administratifs est ici mis en évidence dans ce contentieux notamment au regard de la jurisprudence Griesmar. C’est la raison pour laquelle le juge administratif, dans la jurisprudence Toquet[25], dont les faits sont similaires à ceux de l’espèce, a accepté de déclarer recevable la requête, et a fait droit aux prétentions du requérant.
C’est ainsi que le juge démultipliait, en appliquant la jurisprudence Griesmar, les effets d’aubaine. Pourtant, depuis 2002, le législateur n’est jamais intervenu pour encadrer ce vide juridique, et notamment opposer un délai. Le Conseil d’État a saisi cette occasion pour combler ce vide juridique et consacrer cette date butoir, et par conséquent rejeter le recours comme tardif.
Pourtant, s’il était temps de mettre fin à l’effet d’aubaine suite aux jurisprudences susmentionnées, les effets pervers de la décision sont déjà mis en avant. En effet, en posant un délai de recours, la question des recours contre les décisions illégales reste pertinente. Ainsi, l’arrêté pris à l’égard du requérant fixant sa pension de retraite, pourtant illégal, ne sera jamais remis en question. En tout état de cause, le Conseil d’État a privilégié la sécurité juridique aux dépens de la légalité. Il est possible d’affirmer qu’existe une tension entre ces deux notions centrales du contentieux administratif.
De plus, la décision laisse percevoir un renouveau de la théorie de la connaissance acquise. La jurisprudence Mme Mauline précisait que la connaissance de la décision ne valait pas connaissance des voies et délais de recours. Désormais, dès lors qu’il est établi que le destinataire a eu connaissance de la décision, le délai de recours d’un an commencera à courir. En somme, en l’absence de preuve qu’une décision a été notifiée, il sera impossible de faire débuter ce nouveau délai de recours, et l’on pourra continuer à considérer que le recours est perpétuel.
Enfin, le Conseil d’État semble apporter une certaine souplesse à sa décision. En effet, en arguant « qu’en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant… », le juge prend en compte les cas particuliers. Il est des contentieux dans lesquels ce nouveau délai ne s’appliquerait pas. Il est, par exemple, possible d’évoquer la matière fiscale, ou le délai de réclamation est en principe de deux années civiles après l’année du paiement de l’impôt.
La principale critique qu’il est possible de faire à cette précision est le manque de clarté du Droit. En admettant des circonstances particulières, dont il n’est pas possible de saisir les contours, le juge administratif ne va pas dans le sens de la simplification du droit, et ce alors même que la présente décision semble aller dans le sens d’une bonne administration de la justice.
V- La bonne administration de la justice : un enjeu majeur pour la juridiction administrative
Pour conclure, il est possible de considérer que cette décision va dans le sens d’une bonne administration de la justice. À cette occasion il est possible d’évoquer le déplacement au tribunal administratif de Grenoble du vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, le 12 septembre 2016, pour présenter les progrès et les chantiers de la juridiction administrative.
Lors de cette intervention, il est revenu sur les « nouveau défis » de la justice administrative. Effectivement, un décret relatif à « la justice administrative de demain » devrait entrer en vigueur le 1er janvier 2017. Celui-ci portera notamment sur la réorientation des « demandes pour lesquelles la saisine du juge ne présente pas de caractère réellement utile », la « capacité de répondre rapidement aux demandes dont l’issue est certaine ».
La présente décision s’inscrit clairement dans cette dynamique. Il s’agit d’évacuer les recours excessivement tardifs dont l’issue est compromise. Mais surtout en posant un délai d’un an, l’un des objectifs sous-jacents sera surement le désengorgement des juridictions administratives, et ce afin de garantir leur célérité dans le traitement des dossiers en respectant l’impératif tenant au délai raisonnable de jugement.
Ce dernier élément n’est pas sans rappeler les condamnations fréquentes de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation du délai déraisonnable de procédure[26]. Devant tant de demandes de condamnations, la Cour s’est délestée de tous ces recours en imposant un nouvel épuisement des voies à faire valoir, tant devant la juridiction civile qu’administrative.
En matière administrative le Conseil d’État, dans l’arrêt de 2002, Magiera[27], avait admis le recours en responsabilité contre l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, permettant ainsi d’obtenir réparation du préjudice né de la violation du délai raisonnable. La Cour EDH avait d’ailleurs considéré qu’était un recours nécessaire à sa saisine, afin que soit respectée la règle tendant à l’épuisement des voies de recours internes, la demande devant la juridiction administrative en vue d’obtenir la condamnation de l’État [28]. Cette logique s’applique également en matière civile.
Malgré la décision rendue par le Conseil d’État, l’intervention du législateur reste souhaitable pour instaurer un régime complet en matière de recours contentieux. À ce titre, cet arrêt peut être perçu comme un appel à légiférer comme l’avait été l’arrêt Tomino[29] en matière d’urbanisme. Le juge avait imposé une reconstruction à l’identique de la construction démolie par un sinistre dans un délai raisonnable. Le législateur est intervenu pour fixer ce délai raisonnable à 10 ans. Reste à voir si la jurisprudence M. Czabaj créera un tel précédent.
Amandine BELLOIR
[1] CE, n° 387763, 13 juillet 2016, M. Czabaj.
[2] CE, n°288460, 24 mars 2006, KPMG.
[3] Voir notamment L. 243-3 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) : « L’administration ne peut retirer un acte réglementaire ou un acte non réglementaire non créateur de droits que s’il est illégal et si le retrait intervient dans le délai de quatre mois suivant son édiction ».
[4] CE, Section, n° 120079, 13 mars 1998, Mme Mauline, publié au recueil.
[5] CE, n° 387763, 13 juillet 2016, M. Czabaj, considérant 5.
[6] CE, Assemblée, n° 288460 et s, 24 mars 2006, Sté KPMG et autres, publié au recueil.
[7] CE, Assemblée, n°255886, 11 mai 2004, Association AC ! et autres, publié au recueil.
[8] CE, Assemblée, n° 335033, 23 décembre 2011, Danthony, publié au recueil.
[9] CE, Assemblée, n°304802, 28 décembre 2009, Commune de Béziers (Béziers I), publié au recueil.
[10] CE, Assemblée, n°358994, 4 avril 2014, Département du Tarn-et-Garonne, publié au recueil.
[11] CJCE, n°13/11, 6 avril 1962, Bosch.
[12] CEDH, n°6833/74, 13 juin 1979, Marckx c. Belgique.
[13] J.-B. Auby, D. Dero-Bugny, « Les principes de sécurité juridique et de confiance légitime », in Droit administratif européen, Bruylant, Bruxelles, 2007.
[14] CE, Section, n° 278183, 5 décembre 2005, Mme Tassius.
[15] CE, Avis n° 266479, 15 juillet 2004, Époux Damon.
[16] CE, Assemblée, n° 77.726, 26 octobre 1945, Aramu et a.
[17] CE, Assemblée, n° 79027, 10 avril 1992, Époux V.
[18] CE, Assemblée, n°335033, 23 décembre 2011, Danthony.
[19] CE, n° 387763, 13 juillet 2016, M. Czabaj, considérant 5.
[20] CE, n° 387763, 13 juillet 2016, M. Czabaj, considérant 6.
[21] Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 9ème édition, 2011.
[22] Olivier Henrard, Maître des requêtes au Conseil d’État, conclusions sur l’arrêt M. Czabaj.
[23] CE, n° 387763, 13 juillet 2016, M. Czabaj, considérant 6.
[24] CJUE, n°366/99, 29 novembre 2001, Griesmar.
[25] CE, n°264636, 15 novembre 2006, Toquet.
[26] CEDH, n° 25444/94, 25 mars 1999, Pélissier et Sassi c/ France.
[27] CE, Assemblée, n°239575, 28 juin 2002 Ministre de la justice c/ Magiera.
[28] CEDH, n°27928/02 et 31694/02, 21 octobre 2013, Broca et Texier-Micault c/ France.
[29] CE, n°341259, 9 mai 2012, Commune de Tomino.