L’adoption en première lecture à l’Assemblée nationale, le mardi 14 avril 2015, du projet de loi « Santé » annoncé par l’actuelle ministre des Affaires sociales, de la Santé, et du Droit des femmes, Marisol Touraine, va permettre au Gouvernement, sur le fondement de son article 53, de transposer par ordonnance la directive 2014/40/UE sur les produits du tabac. Malgré l’opposition résolue des fervents défenseurs de la cigarette électronique et le flot de pétitions[1] contre ledit article, l’adoption accélérée de cette mesure phare du projet de loi permettra la transposition de l’article 20 de la directive portant sur l’encadrement de la cigarette électronique.
Un bref retour sur le régime juridique applicable à ce produit controversé s’impose à la lumière de l’état actuel du droit positif et de la publication, sur décision du Gouvernement, de l’avis du Conseil d’État rendu le 17 octobre 2013, relayée par son communiqué du 8 octobre 2014.
1. La cigarette électronique : un objet juridique difficile à cerner
Actuellement, la réglementation française[2] n’interdit pas de faire usage d’une cigarette électronique dans les lieux publics, contrairement à d’autres pays européens tels que la Belgique ou Malte, qui ont aligné leur règlementation sur celle du tabac. D’ailleurs, aucun pays n’a véritablement adopté de législation propre à cette dernière.
La difficulté d’appréhender juridiquement la cigarette électronique résulte de son caractère tant ambivalent que plurifonctionnel. « Ambivalent »[3], car ce produit relève d’une « forme de tabagisme apparent », mais « revendique parallèlement une originalité conceptuelle et fonctionnelle, en se prévalant de son caractère quasi-inoffensif pour le consommateur ». « Plurifonctionnel », car ce produit permettrait à la fois de guérir de la dépendance tabagique, tout en séduisant d’autres personnes par « l’attrait de la gestuelle et sa similarité avec la cigarette ».
Ainsi, la cigarette électronique reçoit une double définition. En l’état actuel du droit positif, cette dernière est considérée soit comme un produit de consommation courante, devant répondre à des obligations générales de sécurité et aux normes particulières applicables aux substances dont elle est composée, soit comme un médicament soumis à une procédure d’autorisation de mise sur le marché au sens de l’article L. 5121-5 du code de la santé publique. En tant que produit assimilé à un produit de consommation courante ordinaire, certaines limites ont pourtant été fixées, notamment depuis la loi Hamon[4] qui interdit la vente de cigarettes électroniques aux mineurs ou encore l’interdiction pour ces produits de revendiquer un effet bénéfique sur la santé.
Concernant l’interdiction de vapoter dans les lieux publics, la première difficulté est de savoir si la cigarette électronique présente suffisamment de similarités avec la cigarette traditionnelle pour se voir imposer les mêmes règles restrictives. C’est à cette question qu’a permis de répondre l’avis rendu par la section sociale du Conseil d’État en Assemblée le 17 octobre 2013.
2. « Fumer » et « vapoter » : une différence terminologique justifiant une réglementation différente
Le Conseil d’État, dans l’avis susvisé, rappelle que l’interdiction énoncée à l’article L. 3511-7 du code de la santé publique ne vise pas uniquement le tabac mais plus généralement le fait de « fumer dans les lieux affectés à un usage collectif ». Pour autant, la législation actuelle, qui établit une interdiction générale, peut-elle s’appliquer de manière indifférenciée à la cigarette électronique ? Les juges du Palais-Royal semblent y avoir répondu en précisant « qu’il n’est pas possible, en l’état actuel de la législation, de considérer, sans risque juridique, que les textes relatifs à l’interdiction de fumer peuvent s’appliquer à la cigarette électronique ». Vapoter ne revient en effet pas strictement à fumer. Néanmoins, le pouvoir législatif ne pourrait-il pas simplement étendre explicitement un tel régime à la cigarette électronique ?
Tout d’abord, le Conseil d’État relève que le pouvoir législatif ne pourra étendre la législation existante sur le tabac à la cigarette électronique sur le fondement de « l’atteinte directe à la santé publique », dans la mesure où le principe de prévention ne trouve application que si les risques sont avérés et connus par les autorités publiques. La section sociale rappelle, en effet, que l’impératif de prévention des risques impose aux autorités publiques, ayant connaissance d’un risque avéré pour la santé humaine, de prendre les mesures nécessaires à la protection de la population, sous peine de voir engagée la responsabilité de l’État pour ne pas avoir pris, dès lors qu’il en avait connaissance, des mesures suffisantes[5]. Or, selon l’avis du 17 octobre 2013, « [en] l’état, les données acquises de la science ne permettent pas de considérer que l’usage de la cigarette électronique représente un risque avéré pour la santé de l’usager ou d’autrui et de justifier des mesures d’interdiction aussi générale que celles prévues par la loi Evin ». Les juges, en précisant que cette situation ne vaut qu’ « en l’état », attirent ici l’attention du Gouvernement sur la nécessité de poursuivre les études relatives aux effets de la cigarette électronique, en maintenant une vigilance constante et une surveillance des produits qui circulent sur le marché. La directive 2014/40/UE se place dans la même mouvance, l’article 20 alinéa 11 disposant que « lorsqu’une autorité compétente constate ou a des motifs raisonnables de croire qu’une cigarette électroniques (…) pourrait présenter un risque grave pour la santé humaine, elle peut prendre les mesures provisoires appropriées ».
Ensuite, il est possible de considérer que l’utilisation de la cigarette électronique porte indirectement atteinte à la santé publique. En effet, la convention-cadre de l’OMS du 21 mai 2003 insiste sur le fait qu’elle risque, de par son utilisation quotidienne, de nuire à l’efficience des mesures prises pour lutter contre le tabagisme, en affaiblissement « la politique visant à marginaliser le fumeur et sa conduite ». Cependant, un tel fondement semble fragile dans la mesure où aucune étude n’apporte à ce jour la preuve que vapoter serait la première étape vers le tabagisme. D’ailleurs, la lecture de l’article 20 alinéa 7 de la directive 2014/40/UE rejoint cette incertitude doublée de prudence en ajoutant que « les États membres surveillent l’évolution du marché en ce qui concerne les cigarettes électroniques (…) et notamment tous les éléments indiquant que l’utilisation de ces produits est un point d’entrée, pour les jeunes et non-fumeurs, d’une dépendance à la nicotine et finalement à la consommation traditionnelle de tabac ». Par ailleurs, et comme le souligne avec logique le Conseil d’État, « il est délicat de considérer que le fait de « vapoter » incite à consommer du tabac », compte tenu du caractère plurifonctionnel de la cigarette électronique, et il « serait en outre pour le moins paradoxal d’interdire à toute la population et dans tous les lieux collectifs et fermés [son usage] sur le fondement de son caractère incitatif à consommer du tabac, alors que de nombreux usagers l’utilisent, à tort ou à raison, non pour s’en rapprocher mais, au contraire, pour s’en détacher ».
Enfin, il semble que le législateur ne pourrait pas plus se fonder sur le risque de trouble à l’ordre public pour interdire l’utilisation de la cigarette électronique. En effet, s’il revient au législateur d’assurer la conciliation entre l’objet de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public[6] et le respect des libertés, il n’apparaît pas que l’atteinte causée par la cigarette électronique sur les différentes composantes de l’ordre public puisse justifier, à elle seule, une extension de la législation sur le tabac. Concernant en premier lieu la tranquillité publique, l’argument selon lequel il faudrait aligner les deux régimes juridiques pour éviter tout mécontentement est insuffisant pour justifier une restriction générale à la liberté de vapoter. En effet, un bref regard sur la jurisprudence constitutionnelle permet d’observer que le Conseil se fonde le plus souvent sur les atteintes cumulées, tant à l’encontre de la tranquillité publique qu’à l’égard de la sécurité publique, comme ce fût le cas pour la décision relative à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public rendue le 7 octobre 2010[7]. Il en résulte ainsi que la simple gêne suscitée par l’utilisation de la cigarette électronique dans les lieux publics[8] ne peut suffire à justifier un alignement des deux régimes juridiques. En effet, comme le souligne la section sociale du Conseil d’État, « [le] savoir-vivre ne saurait, à lui seul, être assimilé à l’ordre public ».
Il en résulte « qu’aucun des fondements susceptibles de justifier l’alignement de l’interdiction de « vapoter » sur celle de fumer ne suffit, à ce stade, à permettre une telle extension sans risque juridique ». Par conséquent, l’extension pure et simple du régime issu du code de la santé publique ne pourrait se faire sans craindre une censure du Conseil constitutionnel.
3. Les prémices d’un encadrement de la cigarette électronique guidé par l’avis rendu par le Conseil d’État
Malgré l’impossibilité de généraliser l’interdiction de la cigarette électronique à tous les lieux publics, il est néanmoins tout à fait loisible au législateur français d’apporter certaines restrictions à la liberté de vapoter. Toutefois, ces dernières devront être nécessaires, proportionnées et justifiées par des raisons tenant à la protection de la santé publique, à la tranquillité publique ou à la sécurité publique. En effet, au même titre que la liberté de fumer, celle de vapoter « n’est pas, en soi, une liberté constitutionnellement garantie, [mais] ce comportement ou mode de consommation constitue une manifestation des libres choix de la personne qui sont garantis dans leur ensemble par le Conseil constitutionnel au titre de la liberté personnelle qui découle des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 »[9].
Dans le cadre du contentieux portant sur la constitutionnalité des dispositions de la loi Evin[10] interdisant la publicité directe ou indirecte du tabac, les auteurs de la saisine avaient invoqué le fait que « l’interdiction absolue de propagande ou publicité concernant le tabac [avait] un caractère de gravité qui [dénaturait] le sens et la portée du droit de propriété ». Pour autant, par une décision du 8 janvier 1991[11], le Conseil Constitutionnel avait estimé que l’atteinte portée au droit de propriété était pleinement justifiée sur le fondement du « principe constitutionnel de protection de la santé publique » inspiré, sans doute, de l’alinéa 11 du préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « la Nation garantit à tous (…) la protection de la santé ». Il est à noter que la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), s’est ralliée à cette position[12] en estimant que l’interdiction de la publicité en faveur du tabac se justifiait « compte tenu de l’importance de la protection de la santé publique, de la nécessité de lutter contre le fléau social que constitue, dans nos sociétés, le tabagisme, du besoin social impérieux d’agir dans ce domaine, et de l’existence d’un consensus européen ». Par conséquent, le législateur national dispose d’une importante marge de manœuvre pour apporter des limitations à la liberté personnelle de vapoter, dès lors qu’il opère une conciliation équilibrée entre les différents objectifs.
Ainsi, et conformément à l’avis du Conseil d’État, le projet de loi « Santé », dont l’examen au Sénat est prévu pour la mi-septembre, prévoit de renforcer les mesures d’interdictions applicables à la cigarette électronique, et notamment d’interdire son usage dans certains lieux publics, tels que les établissements accueillant des mineurs (les écoles, par exemple), les transports collectifs et les espaces clos collectifs de travail. De plus, le communiqué de presse du ministère[13] du 24 février 2015 précise que « la transposition par la France de la directive européenne « tabac » permettra l’application de mesures telles que […] l’interdiction totale de publicité pour les cigarettes électroniques (sauf sur lieux de vente et dans les publications destinées aux professionnels de la vente du tabac et des cigarettes électroniques) ». La publicité pour les cigarettes électroniques sera limitée, puis interdite définitivement d’ici le 20 mai 2016[14].
Au final, le principe de précaution semble guider et influencer l’écriture de la future législation sur les cigarettes combustibles, électroniques et autres additifs issus du tabac. Bien qu’à l’origine il ne trouve pas directement application dans le domaine de la santé (à l’inverse du principe de prévention, lequel suppose que les risques soient avérés – ce qui n’est pas le cas ici), l’avis du Conseil d’État renforce son applicabilité, tandis que la ministre de la Santé, à travers sa mise en œuvre, tente de « dénormaliser » la consommation de tabac, dans la mesure où celle-ci n’est pas un comportement banal et tue chaque année un consommateur sur deux.
Laetitia Marant
Pour en savoir plus :
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[1] Pétition de l’Association Indépendante Des Utilisateurs de Cigarette Electronique (AIDUCE) : https://petition.aiduce.org.
[2] Cour de Cassation dans son arrêt du 26 novembre 2014, pourvoi n° 14-81888.
[3] Communiqué de presse du CE, 8 octobre 2014, « Cigarette électronique ».
[4] Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation.
[5] Voir : CE, Assemblée, 9 avril 1993, Mme D (à propos des transfusions sanguines) ; CE, Assemblée, 13 juillet 1962, Ministre de la Santé contre Sieur Lastrajoli (à propos des vaccinations obligatoires).
[6] CC, décision dite « Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie » rendue le 25 janvier 1985.
[7] CC, DC, n° 2010-613 DC, 7 octobre 2010, Loi relative à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public.
[8] Article L.3511-7 du code de la santé publique.
[9] Voir : Décisions n° 99-411 DC du 16 juin 1999 relative à la loi sur la sécurité routière et n° 99-416 DC du 23 juillet 1999 relative à la loi portant création de la couverture maladie universelle.
[10] Loi no 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme.
[11] CC, n°90-283 DC, 8 janvier 1991, Loi relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme.
[12] Cour EDH, 5eSect. req. n° 13353/05, 5 mars 2009, Hachette Filipacchi Presse Automobile et Dupuy c. France ; Cour EDH 5e Sect. req. no 26935/05, 5 mars 2009, Société de Conception de Presse et d’Edition et Ponson c. France.
[13] Communiqué de presse « Consommation de tabac en France en 2014 : Marisol Touraine annonce des premiers résultats », 24 février 2015.
[14] Voir article 20 directive 2014/40/UE.