Le 24 juin 2016, le Conseil constitutionnel rendit une décision des plus attendues[i]. Effectivement, il se prononça sur l’épineuse question du cumul des sanctions pénale et fiscale en matière de fraude fiscale. Cependant, sa réponse ne fut pas celle que nous espérâmes…
Bien que la décision relative à l’affaire WILDENSTEIN soit identique dans le fond, nous nous contenterons d’examiner celle de Monsieur Jérôme CAHUZAC[ii].
Les faits sont connus de tous, puisqu’il s’agit d’une affaire fort médiatique. Un rappel s’impose néanmoins. À la suite de révélations de la part du journal Médiapart en décembre 2012, l’ancien ministre délégué au Budget, Monsieur Jérôme CAHUZAC, fut soupçonné d’avoir éludé l’impôt en omettant de préciser dans sa déclaration de patrimoine de 2012 des avoirs qu’il détint à l’étranger, savoir environ 600.000 euros sur un compte bancaire suisse. Après avoir ouvertement menti aux représentants du peuple, il finira par tout avouer, en avril 2013, peu après avoir démissionné. Monsieur Jérôme CAHUZAC fit alors l’objet d’une procédure fiscale ayant pour dessein le recouvrement de l’impôt impayé, en sus d’une majoration de 80% et des intérêts de retard. Environ 2,3 millions d’euros furent réclamés par l’Administration fiscale, et furent payés[iii]. Toutefois, outre cette procédure fiscale, il fit également l’objet d’une procédure pénale pour délit de fraude fiscale, sur le fondement de l’article 1741 du Code général des impôts.
L’affaire fut donc portée devant le Tribunal correctionnel de Paris le 10 février 2016, et son avocat souleva une question prioritaire de constitutionnalité, qui fut transmise le lendemain à la Cour de cassation. Cette dernière accepta son transfert au Conseil constitutionnel, le 30 mars 2016.
La question fut la suivante : en matière d’impôt de solidarité sur la fortune, la possibilité pour un même contribuable d’être poursuivi deux fois, fiscalement et pénalement, respectivement sur le fondement des articles 1729 et 1741 du Code général des impôts, à raison de faits identiques, porte-t-il atteinte au principe ne bis in idem ?
La réponse fut négative, puisque le 24 juin 2016, le Conseil constitutionnel jugea le cumul des sanctions pénale et fiscale conforme à la Constitution, sous trois réserves.
La solution du Conseil constitutionnel est une véritable surprise d’un double point de vue. D’une part après examen des arguments invoqués par celui-ci, qui ne justifient en rien le cumul des sanctions pénale et fiscale (I), et d’autre part au vu des précédents jurisprudentiels ayant trait au principe ne bis in idem (II).
I Une autorisation du cumul des sanctions juridiquement infondée
Le Conseil constitutionnel affirme à nouveau que la lutte contre la fraude fiscale est un objectif de valeur constitutionnelle, en omettant que sa portée normative doit être tempérée (A), et émet trois réserves d’interprétation ne justifiant en rien le cumul des sanctions pénale et fiscale (B)
A) Une portée normative limitée de l’objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale
Au considérant 17, le Conseil constitutionnel rappelle que de l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen découle un véritable « objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale ». Cela n’est pas une découverte, puisqu’il eut déjà l’occasion d’en faire mention dans une décision antérieure datant de 1999[iv]. Au considérant 20, il affirme que cela justifie l’engagement de procédures complémentaires. Oui, la fraude fiscale doit être combattue, au même titre que la corruption, ou le harcèlement de quelque nature qu’il soit, nul ne soutient le contraire. Mais en quoi cela justifie-t-il que l’on puisse porter allégrement atteinte au principe ne bis in idem ? Dès lors qu’il y a un objectif de valeur constitutionnelle, il peut être porté atteinte à n’importe quel principe, à n’importe quelle garantie accordée aux justiciables ? Non, la fin ne justifie pas tous les moyens. Madame le Conseiller d’État, Président de la Commission des infractions fiscales, irait d’ailleurs en notre sens lorsqu’elle affirme que « toutes les garanties du contribuable ne doivent pas être balayées »[v].
Il semble être opportun de rappeler ce qu’est le principe ne bis in idem. Ce dernier interdit le cumul des actions ou des poursuites[vi]. En d’autres termes, il recouvre la notion d’autorité de la chose jugée : une présomption de vérité qui est attachée au jugement rendu[vii]. Selon Montesquieu, l’autorité de la chose jugée servirait à assurer la paix sociale et la tranquillité des familles[viii]. De plus, il ferait disparaître « la menace, pesant contre l’auteur de faits répréhensibles, de ne jamais être laissé en repos, malgré l’existence d’une décision définitive à propos des faits commis »[ix]. L’autorité de la chose jugée permet ainsi d’éviter l’acharnement judiciaire, l’insécurité permanente du justiciable qui serait dans une crainte permanente d’être possiblement condamné à plusieurs reprises, pour les mêmes faits. Par ailleurs, la Cour de cassation affirma que l’autorité de la chose jugée est un principe absolu et général s’attachant même aux décisions erronées[x]. En matière administrative, le Conseil d’Etat érigea l’interdiction du cumul des actions ou poursuites en véritable principe général du droit, dont le respect s’impose aux autorités administratives, quand bien même il n’y aurait aucun texte exprès le prévoyant[xi]. Par la suite, il affirma qu’il s’agit d’une règle faisant partie du principe de valeur constitutionnelle de la nécessité des peines garanti par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789[xii]. Le principe ne bis in idem est également prévu en l’article 4 paragraphe 1 du Protocole additionnel n°7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. En d’autres termes, il s’agit d’un principe de la plus haute importance, qui revêt un caractère constitutionnel – selon le Conseil d’État – et européen, permettant ainsi de garantir la paix sociale. Toutefois, pour le Conseil constitutionnel, le principe ne bis in idem n’a qu’une valeur légale, et rien de plus, il ne lui reconnaît aucune valeur constitutionnelle car la Constitution du 4 octobre 1958 ne comporte aucune disposition relative à l’autorité de la chose jugée, et, par conséquent, il peut y être dérogé par une loi[xiii]. Partant, il doit passer après l’objectif de lutte contre la fraude fiscale, à tort. Pour protéger les deniers de l’État, un objectif de valeur constitutionnel est découvert rapidement, mais pour reconnaître la valeur constitutionnelle d’un principe fondamental pour les justiciables, l’on éprouve des difficultés, n’est-ce pas regrettable ? Au surplus, le Conseil constitutionnel se met lui-même en difficulté. Il souhaite maintenir la Constitution française au sommet de notre hiérarchie des normes, et use pour cela de stratagèmes divers, mais comment manœuvra-t-il si la Cour européenne des Droits de l’Homme condamne la France pour violation du principe ne bis in idem, après avoir rendu sa décision ? À ce propos, nul besoin de rappeler la hiérarchie des normes, au sommet de laquelle se trouve, qu’on le veuille ou non, le droit européen.
En somme, l’objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale ne suffit donc pas à justifier le cumul des sanctions pénale et fiscale, pas plus que le principe de proportionnalité des peines.
B) Des réserves d’interprétation douteuses
Le Conseil constitutionnel formula trois réserves d’interprétation. Il y a plusieurs années, il consacra le principe du cumul des peines en matière de fraude fiscale, puisqu’il considéra que les pénales fiscales ne sont que des sanctions administratives et non pas pénales[xiv]. Il émit tout de même une réserve d’interprétation : le cumul des pénalités fiscales et des sanctions pénales ne doit pas contrevenir au principe de proportionnalité des peines garanti par l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789. Pour ce faire, le montant financier des pénalités fiscales et des sanctions pénales ne doit point dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues[xv]. Dans la décision sous commentaire, le Conseil constitutionnel reprend cette argumentation, puisqu’il affirme au considérant 8 que le « principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts », précisant que « le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ». Ce raisonnement appelle deux remarques. Premièrement, le Conseil constitutionnel balaie d’un revers de la main le principe ne bis in idem. Comme cela fut indiqué supra, il ne reconnaît aucune valeur constitutionnelle à ce principe. Il préfère donc se fonder sur le principe de proportionnalité des peines. Secondement, en quoi cela justifie-t-il le cumul des sanctions fiscale et pénale ?
Selon Monsieur Stéphane DETRAZ, cette argumentation est doublement critiquable, et serait même « incomplète et illogique »[xvi].
En premier lieu, la solution du Conseil constitutionnel ne vaut que pour les sanctions pécuniaires, donc une majoration fiscale et une amende pénale[xvii]. Cependant, tout se complexifie dès l’instant où le contribuable est sanctionné par une majoration fiscale et par une peine d’emprisonnement. Comment faire pour respecter le principe de proportionnalité des peines, en un tel cas, avec une sanction qui n’est pas pécuniaire ? Rappelons qu’une privation de liberté ne se mesure guère financièrement. Est-ce à dire que le cumul des sanctions pénale et fiscale doit être prohibé lorsqu’une peine d’emprisonnement est prononcée ? Cela est problématique, car l’on méconnaît le principe d’égalité devant la loi, et parce que le juge pénal ne se prononce qu’après l’Administration fiscale, qui aura donc déjà sanctionné l’assujetti.
En second lieu, le fait de ne point dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions pécuniaires ne justifie nullement que les mêmes faits puissent donner lieu à deux sanctions punitives distinctes, et ce d’autant plus lorsque les deux sanctions sont de nature financière, comme une majoration fiscale et une amende pénale[xviii]. Laissons de côté la fraude fiscale un instant, et prenons l’exemple d’une autre infraction, le vol, afin de mettre en lumière la faiblesse de la réserve du Conseil constitutionnel. En vertu de l’article 311-3 du Code pénal, le vol est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende. Vous volez le téléphone de quelqu’un, et vous faites prendre sur le fait. Vous êtes condamné par le juge pénal à payer une amende de 5.000 euros. Le jugement passe en force de chose jugée. Puis, quelques jours après cela, vous êtes de nouveau convoqué à comparaître devant un autre juge, qui vous condamne, pour le même vol, à payer une amende de 10.000 euros. Tant que le montant des deux amendes ne dépasse pas 45.000 euros, le cumul des sanctions est autorisé. Trouvez-vous cela absurde ? C’est pourtant ce qu’affirme le Conseil constitutionnel en matière de fraude fiscale. Il y a une atteinte manifeste au principe ne bis in idem, mais il ne se prononce guère dessus, il tente tant bien que mal de justifier cet aberrant cumul des sanctions pénale et fiscale.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel énonça deux autres réserves d’interprétation. La première, au considérant 21, où il affirme qu’un contribuable peut faire l’objet de deux procédures distinctes – pénale et fiscale – mais seulement pour les « cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt ». Il donne ainsi des exemples de ce qu’il faut entendre par cas les plus graves : le montant des droits fraudés, la nature des agissements de la personne poursuivie, ou encore les circonstances de leur intervention. Cette réserve soulève plusieurs interrogations. Que faut-il entendre par « cas les plus graves » ?
De longue date, l’Administration des impôts considéra que seuls les dossiers les plus significatifs, en raison des montants élevés des impôts éludés, du fait du caractère sophistiqué ou nouveau des montages ayant permis de se soustraire au paiement de l’impôt, ou encore pour cause d’insolvabilité organisée, furent susceptibles de faire l’objet d’une plainte pour fraude fiscale[xix]. A priori, il n’y a donc aucune innovation. Mais c’est l’Administration fiscale qui posa des critères, comme le fait que le montant de la fraude doive dépasser 100.000 €[xx]. Désormais, du fait de cette décision du Conseil constitutionnel, c’est à un autre acteur qu’il reviendra la tâche d’établir ces critères. Mais qui ? Pour d’aucuns, c’est la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui en sera chargée[xxi]. D’autres y sont opposés. Le fait que le juge apprécie la gravité de l’infraction ne porterait-il point atteinte au principe de légalité des délits et des peines[xxii] ? Monsieur le Professeur Ludovic AYRAULT semble soutenir que ce serait au législateur d’agir et de fixer ces critères, avant que la Cour européenne des Droits de l’Homme ne le contraigne[xxiii]. Cette mention des « cas les plus graves » nous invite également à nous interroger sur le respect du principe d’égalité devant la loi. En dehors des cas les plus graves, le cumul des sanctions pénales et fiscales est prohibé, mais concernant les cas les plus graves, il est autorisé. Souvent, l’on est protégé par le principe ne bis in idem, et parfois, l’on ne bénéficie plus d’un tel principe. N’est-ce pas curieux ?
La seconde, au considérant 13, d’où provient une infime innovation, puisque « les dispositions contestées de l’article 1741 du code général des impôts ne sauraient, sans méconnaître le principe de nécessité des délits, permettre qu’un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond puisse être condamné pour fraude fiscale ». Il faut savoir qu’en principe la Chambre criminelle de la Cour de cassation refuse de reconnaître l’autorité de la chose jugée d’un jugement administratif[xxiv], puisqu’elle affirme que la procédure administrative et les poursuites pénales sont indépendantes[xxv]. Mais elle allègue également que le juge pénal a l’interdiction de surseoir à statuer[xxvi]. La Commission de révision des condamnations pénales quant à elle s’oppose fermement à la révision du jugement pénal, affirmant que la décision du juge de l’impôt ne saurait faire échec à la décision du juge pénal[xxvii]. Désormais, il semblerait que le contribuable accusé d’avoir volontairement éludé l’impôt soit en droit de demander au juge pénal un sursis à statuer, ou un recours en révision, ce qui permettra d’éviter des incohérences. La portée de cette réserve d’interprétation est à nuancer, puisque ne sont concernées que les motifs de fond. Cela se comprend : ce n’est pas car un contribuable est dégrevé de l’impôt et des pénalités fiscales pour cause de vice de forme qu’il ne s’est pas rendu coupable de fraude fiscale. Mais en pratique, ce souvent les vices de forme qui permettent au contribuable d’échapper aux sanctions fiscales.
En définitive, le maintien du cumul des sanctions pénale et fiscale n’a pas lieu d’être, et ce d’autant plus à la lumière des jurisprudences antérieures, ce qui laisse songer à un revirement de jurisprudence délibérément manqué de la part du Conseil constitutionnel.
II Une occasion de revirement de jurisprudence délibérément manquée
Afin de comprendre en quoi un revirement de jurisprudence fut légitimement attendu de la part du Conseil constitutionnel, il convient d’opérer un parallèle avec le délit d’initié (A) et d’analyser la position des juridictions européennes (B).
A) Un parallèle évident avec le délit d’initié
Un rapprochement doit nécessairement être opéré avec les articles L.465-1 et L.621-15 du Code monétaire et financier qui réprimèrent tous deux le délit d’initié. En effet, tant en ce domaine qu’en matière de fraude fiscale, les juges français adoptèrent le même raisonnement. La Cour de cassation refusa d’appliquer l’article 4 paragraphe 1 du Protocole additionnel n°7 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales en raison de la réserve émise par la France, réduisant le principe ne bis in idem à la seule matière pénale[xxviii]. La Cour de cassation admit ainsi la possibilité de cumuler les sanctions administratives, émises par l’Autorité des marchés financiers, et les sanctions pénales, prononcées par le juge pénal, en se fondant sur le principe de proportionnalité des peines, développé par le Conseil constitutionnel et déjà évoqué supra[xxix]. Le raisonnement fut le suivant : le cumul des sanctions est possible, mais il ne faut pas que ces dernières dépassent le montant le plus élevé de l’une d’entre elles[xxx]. C’est ce que l’on retrouve dans la décision sous commentaire. Pourtant, par son contrôle a posteriori, le Conseil constitutionnel jugea récemment dans l’affaire EADS – Groupe Airbus – que les sanctions administrative et pénale du délit d’initié ne peuvent être regardées comme étant de nature différente, et partant, notamment pour cette raison, leur cumul viole le principe de proportionnalité des peines[xxxi]. Un tel revirement de jurisprudence s’explique vraisemblablement par l’arrêt Grande Stevens selon lequel les sanctions administrative et pénale ne peuvent être cumulées pour punir les mêmes faits[xxxii].
Plus précisément, dans ladite affaire EADS, le Conseil constitutionnel énonça quatre conditions cumulatives servant à déterminer s’il y a ou non atteinte au principe de proportionnalité des peines[xxxiii].
Premièrement, il faut une identité de faits. À notre sens, cela ne pose aucune difficulté en matière de fraude fiscale : c’est le fait d’éluder l’impôt qui va permettre le prononcé d’une sanction fiscale, et c’est également cela qui va permettre le prononcé d’une sanction pénale.
Deuxièmement, il faut une atteinte aux mêmes intérêts. Cette condition est également remplie en matière de fraude fiscale, puisque dans les deux procédures, ce sont les intérêts de l’Etat qui sont atteints. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel le reconnaît explicitement dans la décision du 24 juin 2016, au considérant 20, lorsqu’il explique que les « dispositions de l’article 1729 comme les dispositions contestées de l’article 1741 permettent d’assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l’Etat ainsi que la légalité devant l’impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive ».
Troisièmement, les sanctions doivent être équivalentes. Cette condition pose difficulté, Madame Olivia DUFOUR parle même d’une « constitutionnalité variable »[xxxiv]. Et pour cause, la sanction pénale est fixe, tandis que la sanction fiscale est instable : la majoration prévue par l’article 1729 du Code général des impôts varie entre 40% et 80%. La majoration de 80% serait équivalente à la peine d’emprisonnement, tandis que la majoration de 40% ne le serait guère[xxxv]. Dit autrement, avec une majoration de 80%, la condition serait remplie, alors qu’avec une majoration de 40%, la condition pourrait faire défaut. En l’espèce, Monsieur Jérôme CAHUZAC affirma s’être acquitté d’une majoration de 80%[xxxvi], par conséquent, la condition fut remplie.
Quatrièmement, les décisions relatives aux deux procédures doivent relever de la même juridiction. Cette condition pose également problème. En matière fiscale, c’est très souvent le juge administratif qui est compétent en cas de contestation de la procédure fiscale, et rares sont les cas où l’autorité judiciaire est compétente, pour exemple en matière d’impôt de solidarité sur la fortune ou de succession. Concernant la décision du 24 juin 2016, il fut justement question de l’impôt de solidarité sur la fortune, donc la condition fut remplie, la question prioritaire de constitutionnalité put donc être transmise au Conseil constitutionnel.
Le cas du délit d’initié est donc similaire – pour ne pas dire identique – à celui de la fraude fiscale. D’une part il y a des sanctions administratives, d’autre part il y a des sanctions pénales, afin de réprimer une même personne, pour les mêmes faits. En l’espèce, les quatre conditions posées par le Conseil constitutionnel furent respectées : l’atteinte au principe de proportionnalité des peines fut donc manifeste. Pourtant, le Conseil constitutionnel fait volte-face au considérant 7 lorsqu’il proclame que le cumul des sanctions « peut » méconnaître le principe de proportionnalité des peines si les conditions sont remplies. Il doit être souligné qu’il fait évoluer sa jurisprudence en supprimant la quatrième condition, lorsqu’il affirme au considérant 8 que le principe de proportionnalité des peines ne concerne « pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition ».
Quid de la sécurité juridique ? Il y a des conditions, mais, selon le bon vouloir du Conseil constitutionnel, cela n’est pas toujours suffisant.
Ce maintien de position de la Part du Conseil constitutionnel est d’autant plus surprenant que la jurisprudence européenne est pourtant dépourvue d’équivoque en matière de fraude fiscale.
B) Une position des juges européens favorable au principe ne bis in idem
L’article 4 paragraphe 1 du Protocole additionnel n°7 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales consacre le principe ne bis in idem, qui devrait en principe s’appliquer en matière de fraude fiscale, puisque c’est un principe général, qui n’est donc point exclusif à la matière pénale. Néanmoins, aussi bien la Cour de cassation[xxxvii] que le Conseil d’Etat[xxxviii] affirment qu’en théorie ce Protocole devrait s’appliquer en droit interne, mais que la France émit une réserve selon laquelle le principe ne bis in idem n’a vocation qu’à s’appliquer aux tribunaux pénaux, et qu’en conséquence, rien ne fait obstacle à ce que la fraude fiscale fasse l’objet de deux procédures distinctes, pénale et fiscale. Il fut un temps, cette position sembla justifiée, mais pourrait ne plus l’être. Effectivement, la Cour européenne des Droits de l’Homme invalida la réserve italienne car celle-ci fut imprécise[xxxix]. Une telle réserve stipula que les articles 2 à 4 du Protocole additionnel n°7 ne durent s’appliquer qu’aux infractions, qu’aux procédures et qu’aux décisions qualifiées de pénales par la loi italienne[xl]. Or, la réserve émise par la France étant quasiment identique à celle de l’Italie en ce qu’elle stipule que « seules les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale doivent être regardées comme des infractions au sens des articles 2 à 4 du présent Protocole »[xli], il peut donc être avancé que la Cour européenne des Droits de l’Homme l’a indirectement invalidé.
Par surcroît, la Cour de Strasbourg eut à se prononcer sur l’indépendance des procédures fiscale et pénale. Dans un premier temps, elle affirma que le juge pénal et le juge fiscal statuèrent sur deux infractions différentes, ce qui emporta pour conséquence que le principe ne bis in idem n’eut pas à s’appliquer, puisque l’article 1728 du Code général des impôts ne sanctionne que le seul défaut de déclaration dans les délais impartis[xlii]. Mais ce fut omettre l’article 1729 du Code général des impôts, qui sanctionne toutes les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration. La combinaison des articles 1728 et 1729 du Code général des impôts réprime les mêmes faits que l’article 1741 de ce même Code, savoir le fait d’éluder l’impôt, par tous moyens. Partant, la Cour européenne des Droits de l’Homme n’aurait-elle pas pu mettre fin à l’indépendance des procédures pénale et fiscale, en affirmant que les deux juges statuent sur des infractions identiques ? La question ne se pose plus, puisque, dans un second temps, elle opéra un véritable revirement de jurisprudence[xliii]. Désormais, la Cour ne prend plus en considération le fait que les infractions soient différentes, mais consacre la prohibition de la double peine lorsque deux sanctions sont prononcées pour des faits identiques[xliv]. Ajoutons que, selon la Cour, les pénalités fiscales doivent être considérées comme étant des sanctions relevant de la matière pénale[xlv]. Dès lors, le principe ne bis in idem trouve expressément à s’appliquer en matière fiscale. D’ailleurs, elle jugea récemment qu’une personne relaxée par une juridiction pénale ne peut faire l’objet de pénalités fiscales pour les mêmes faits de soustraction à l’impôt[xlvi]. Précisons que la Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’Homme s’est saisie de la question par une audience datant du 13 janvier 2016[xlvii], dont la décision est actuellement en délibéré. La portée de cet arrêt sera considérable. En conclusion, la Cour européenne des Droits de l’Homme prohibe le cumul des sanctions fiscale et pénale.
La position retenue en matière de fraude fiscale est la même dans l’Union européenne. En se fondant sur l’article 50 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, la Cour de justice de l’Union européenne affirma que les pénalités fiscale et pénale peuvent toutes se cumuler à la condition que la pénalité fiscale ne revêt pas un caractère répressif[xlviii]. Or, en droit fiscal français, seuls les intérêts de retard ont une nature indemnitaire[xlix], et les pénalités fiscales – comme les majorations, ou pis, les amendes fiscales – ont une nature répressive[l]. La Cour de cassation fut pourtant saisie de la question, et affirma que le cumul des poursuites en matière de fraude fiscale ne viole pas la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, puisque le montant global des sanctions pécuniaires ne peut dépasser le plafond de la sanction encourue la plus élevée[li]. Mais tel que cela sera fut démontré supra, cette argumentation est inexacte. En conséquence, il ne devrait pas y avoir de cumul des sanctions pénale et fiscale en cas de fraude fiscale, l’état actuel du droit serait ainsi contraire à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.
En dernière analyse, la décision sous commentaire pourrait être résumée par une citation de Socrate : « Bravo de me l’avoir rappelé. Tu ne réfléchis pas cependant à la différence entre ce qui se dit maintenant et ce qui s’est dit tout à l’heure »[lii].
Il reste maintenant à espérer que Monsieur Jérôme CAHUZAC – ou un autre justiciable – saisisse la Cour européenne des Droits de l’Homme qui, à moins d’un curieux revirement de jurisprudence de la part de la Grande Chambre, lui donnerait raison, à juste titre. Pour l’heure, c’est le principe de la double peine qui gouverne encore en matière de fraude fiscale…
Vincent LEPAUL
[i] Conseil constitutionnel, Décision n°2016-546 QPC, 24 juin 2016
[ii] Ibid.
[iii] Fraude fiscale : la Cour de cassation se penche sur l’affaire Cahuzac, www.lesechos.fr, 23 mars 2016
[iv] CC, 29 décembre 1999, Décision n°99-424 DC
[v] Monique LIERBET-CHAMPAGNE, Colloque à la Cour de cassation, Juge pénal et juge de l’impôt, 8 juillet 2016
[vi] Juliette LELIEUR-FISCHER, La règle ne bis in idem. Du principe de l’autorité de la chose jugée au principe d’unicité d’action répressive, thèse 2005 université Paris I Panthéon-Sorbonne, page 21
[vii] La vérité de la chose jugée (par M. Jean-Pierre Dintilhac, président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation), www.courdecassation.fr, 2004
[viii] La vérité de la chose jugée (par M. Jean-Pierre Dintilhac, président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation), www.courdecassation.fr, 2004
[ix] Juliette LELIEUR-FISCHER, La règle ne bis in idem. Du principe de l’autorité de la chose jugée au principe d’unicité d’action répressive, thèse 2005 université Paris I Panthéon-Sorbonne, page 21
[x] Cass, 3e Civ, 4 mars 1998, n°96-11399
[xi] CE, 23 avril 1958, Commune de Petit-Quevilly
[xii] CE, 29 février 1996, avis n°358597
[xiii] CC, 30 juillet 1982, Décision n° 82-143 DC, Loi sur les prix et les revenus
[xiv] CC, 30 décembre 1997, Décision n°97-395 DC
[xv] CC, 28 juillet 1989, Décision n°89-260 DC
[xvi] Stéphane DETRAZ, Les sanctions de la fraude fiscale à l’épreuve des principes constitutionnels et européens, Revue de Droit fiscal du 13/11/14, page 625
[xvii] Stéphane DETRAZ, Les sanctions de la fraude fiscale à l’épreuve des principes constitutionnels et européens, Revue de Droit fiscal du 13/11/14, page 625
[xviii] Stéphane DETRAZ, Les sanctions de la fraude fiscale à l’épreuve des principes constitutionnels et européens, Revue de Droit fiscal du 13/11/14, page 625
[xix] Circulaire commune DGI/Chancellerie, ID CA 7147, 30 octobre 1981 ; circulaire relative à la lutte contre la fraude fiscale, 22 mai 2014
[xx] Monique LIEBERT-CHAMPAGNE, Colloque à la Cour de cassation, Juge pénal et juge de l’impôt, 8 juillet 2016
[xxi] Brice ROBIN, Colloque à la Cour de cassation, Juge pénal et juge de l’impôt, 8 juillet 2016
[xxii] Didier GUÉRIN, Colloque à la Cour de cassation, Juge pénal et juge de l’impôt, 8 juillet 2016
[xxiii] Ludovic AYRAULT, Colloque à la Cour de cassation, Juge pénal et juge de l’impôt, 8 juillet 2016
[xxiv] Cass, Crim, 5 juillet 1976, n° 75-93347
[xxv] Cass. crim, 9 mai 1988, n° 87-84381
[xxvi] Cass, Crim, 20 juin 1983, n°82-92.593
[xxvii] Comm. révision des condamnations pénales, 14 mai 2012, n° 11 REV 103
[xxviii] Cass, Crim, 1er mars 2000, Bull. crim. n°98
[xxix] Cass. Ass., 8 juillet 2010, n°10-10965 QPC
[xxx] Cass. Ass., 8 juillet 2010, n°10-10965 QPC
[xxxi] CC, 18 mars 2015, QPC n°2014-453/454 et QPC n°2015-462
[xxxii] CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10, Grande Stevens et autres c/ Italie
[xxxiii] CC, 18 mars 2015, QPC n°2014-453/454 et QPC n°2015-462
[xxxiv] Olivia DUFOUR, Ne bis in idem : l’affaire Cahuzac soulève la question des doubles poursuites en matière d’ISF, Petites affiches du 15/°2/16, n°32, page 6
[xxxv] Olivia DUFOUR, Ne bis in idem : l’affaire Cahuzac soulève la question des doubles poursuites en matière d’ISF, Petites affiches du 15/°2/16, n°32, page 6
[xxxvi] Fraude fiscale : la Cour de cassation se penche sur l’affaire Cahuzac, www.lesechos.fr, 23 mars 2016
[xxxvii] Cass, Crim, 20 juin 1996, n°94-85796
[xxxviii] CE, 4 avril 1997, avis n°183658
[xxxix] CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10, Grande Stevens et autres c/ Italie
[xl] CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10, Grande Stevens et autres c/ Italie
[xli] Réserves et Déclarations pour le traité n°117 Protocole no. 7 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, www.coe.int/fr , 9 avril 2016
[xlii] CEDH, 11 janvier 2000, n° 41544/98, Le Meignen c/France
[xliii] CEDH, 10 février 2009, n°14939/03, Zolotoukhine c/ Russie
[xliv] CEDH, 10 février 2009, n°14939/03, Zolotoukhine c/ Russie
[xlv] CEDH, 24 février 1994, n°12547/86, Bendenoun c/ France
[xlvi] CEDH, 27 novembre 2014, n°7356/10, Lucky Dev c/ Suède
[xlvii] CEDH, 13 janvier 2016, n°24130/11 et n°29758/11
[xlviii] CJUE, 26 février 2013, n°C-617/10, Aklagaren c/ Hans Akerberg Fransson
[xlix] CE, 12 avril 2002, avis n°239693
[l] CE, 31 mars 1995, req. n°164008
[li] Cass, Crim, 22 janvier 2014, n°12-83579
[lii] Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, Librairie Générale Française, 2010, page 299