Le 9 mars 2015 [1], le Tribunal des conflits a effectué un revirement en mettant un terme à sa jurisprudence Société Entreprise Peyrot du 8 juillet 1963 [2]. Désormais, par principe, les contrats conclus entre une société concessionnaire d’autoroutes et une autre personne privée, ayant pour objet la construction, l’exploitation ou l’entretien de l’autoroute, ne relèvent plus de la compétence du juge administratif.
En mars dernier, le Tribunal des conflits a eu l’occasion de se pencher sur un litige équivalent à celui de 1963. Dans le cadre des obligations faites aux sociétés concessionnaires d’autoroutes de consacrer une part du montant des travaux de construction d’une liaison autoroutière à des œuvres d’art, la société d’autoroutes du Sud de la France (ASF) avait confié à un artiste la mission d’établir une série de trois esquisses par une convention conclue le 23 avril 1990. Si la société remportait la concession et qu’elle avait retenu un des trois projets, le contrat stipulait que l’œuvre d’art devait être implantée sur une aire.
Par un décret du 7 février 1992, la désignation de la société ASF en qualité de concessionnaire de l’autoroute A89 a été approuvée. En 2005, après l’achèvement des travaux de construction des ouvrages routiers, la société a informé son cocontractant qu’elle avait décidé d’abandonner le projet. Le cocontractant de la société a alors saisi le juge judiciaire d’une demande d’indemnisation des préjudices qu’il aurait subis du fait de la résiliation du contrat.
Par un arrêt du 17 février 2010, la Cour de cassation a décliné la compétence des juridictions judiciaires. Le 23 octobre 2014, la cour administrative d’appel de Paris, saisie d’une demande du cocontractant tendant à l’annulation du jugement du tribunal administratif de Paris du 23 janvier 2013, a renvoyé la requête devant le Tribunal des conflits afin que celui-ci détermine l’ordre juridictionnel compétent. En effet, elle a considéré que, la société ASF n’étant pas encore concessionnaire lors de la signature du contrat, le juge administratif était incompétent.
Le 9 mars dernier, le Tribunal des conflits a décidé de mettre un terme à sa jurisprudence Peyrot, qui présentait la particularité de créer un bloc de compétence au profit du juge administratif (I). L’arrêt Mme R. c/ Société Autoroutes du Sud de la France présente deux caractéristiques : il constitue un revirement de jurisprudence réaliste (II) par lequel le Tribunal s’approprie un pouvoir juridictionnel récent (III).
1. La création d’un bloc de compétence au profit du juge administratif
En 1963, l’arrêt du Tribunal des conflits est motivé par un risque de fragmentation du contentieux. Dans les années 1960, l’État commence à déléguer la construction et l’exploitation des autoroutes à des personnes morales de droit privé par le biais des concessions. Jusqu’alors, il avait toujours exécuté en régie directe ce type d’opérations, mais il tend désormais à les déléguer à un concessionnaire, ce dernier pouvant être une personne de droit public, de droit privé, ou une société d’économie mixte.
Or, en vertu des règles régissant la qualification des contrats, un risque de divergence apparaît. En effet, un contrat est qualifié d’administratif par détermination de la loi ou s’il est conclu entre une personne publique et une personne privée et qu’il porte soit sur l’exécution d’un service public [3], soit présente un régime [4] ou une clause [5] exorbitant. Le juge administratif est alors compétent pour statuer sur les litiges qui en découlent. Ainsi, une convention conclue entre l’État et une personne privée, portant sur la construction ou l’exploitation d’une autoroute, constitue un contrat administratif et seuls les juges du Palais-Royal sont compétents. À l’inverse, les litiges relatifs à des contrats conclus entre deux personnes privées relèvent exclusivement de l’ordre judiciaire sauf exception [6], même lorsqu’ils portent sur la construction ou l’exploitation d’une autoroute. Sans la jurisprudence Entreprise Peyrot, le régime juridique des opérations portant sur des travaux autoroutiers aurait été différent selon que ces derniers avaient été commandités par l’État ou par un concessionnaire autoroutier, personne privée.
Le dispositif de l’arrêt Peyrot a empêché toute fragmentation en unifiant le contentieux des contrats relatifs à la construction ou à l’exploitation d’autoroutes. Le Tribunal des conflits, dans un premier temps, y a rappelé le rôle traditionnel de l’État emportant l’application du droit public puis, dans un deuxième temps, a procédé à l’unification en confiant le contentieux au juge administratif :
« […] Considérant que la construction des routes nationales a le caractère de travaux publics et appartient par nature à l’État ; qu’elle est traditionnellement exécutée en régie directe ; que, par suite, les marchés passés par le maître de l’ouvrage pour cette exécution sont soumis aux règles du droit public ;
Considérant qu’il doit en être de même pour les marchés passés par le maître de l’ouvrage pour la construction d’autoroutes dans les conditions prévues par la loi du 18 avril 1955, sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que la construction est assurée de manière normale directement par l’État, ou à titre exceptionnel par un concessionnaire agissant en pareil cas pour le compte de l’État, que ce concessionnaire soit une personne morale de droit public, ou une société d’économie mixte, nonobstant la qualité de personne morale de droit privé d’une telle société ; […] »
La qualification de contrat administratif repose juridiquement sur la théorie du mandat. En effet, le Tribunal des conflits considère que la personne morale de droit privée chargée de la construction ou de l’exploitation d’autoroutes agit « pour le compte de l’État ». Il crée ainsi un lien étonnant entre la qualité de concessionnaire et celle de mandataire. En effet, un concessionnaire est le titulaire d’une concession, acte unilatéral ou conventionnel par lequel l’administration confère à un particulier des droits et avantages spéciaux sur le domaine, ou confie à une tierce personne l’exécution d’une opération administrative.
A posteriori, le raisonnement du Tribunal des conflits a été justifié par la théorie du mandat implicite. La personne privée contractante aurait bénéficié implicitement d’un mandat d’une personne publique, lequel est décelable en considérant la finalité de l’opération. Cette théorie propose d’écarter le critère organique, nécessaire à la qualification de contrat administratif pour la jurisprudence, malgré son importance. Elle a connu quelques illustrations où, en mettant en exergue un faisceau d’indices, l’ordre juridictionnel administratif a été déclaré compétent pour trancher des litiges relatifs à des contrats conclus entre personnes privées [7]
La portée de l’arrêt Peyrot a été progressivement étendue, tout en restant essentiellement réservée aux travaux routiers. Le Tribunal des conflits a été conduit à appliquer cette jurisprudence à des travaux ne concernant pas directement la construction de l’autoroute, mais considérés comme portant sur un ouvrage qui en est l’accessoire [8], ainsi qu’aux travaux autoroutiers ayant « un lien direct avec le fonctionnement de l’ouvrage routier », tels ceux qui concernent les logements destinés aux seuls personnels affectés à l’entretien de l’autoroute [9].
Comme souligné par le commissaire du gouvernement Emmanuel Guillaume, « la décision Entreprise Peyrot a eu le grand mérite de défendre l’unité du régime des travaux publics face aux démembrements de l’État » [10].
2. Un revirement de jurisprudence réaliste
En 2015, la qualité générale des cocontractants d’une convention relative à la construction ou à l’exploitation d’une autoroute a sensiblement changé. Contrairement aux motifs de l’arrêt Peyrot, ce n’est plus « à titre exceptionnel » qu’une personne morale de droit privé bénéficie d’une concession lui permettant de construire et d’exploiter une autoroute. Cette situation est devenue le principe. Par conséquent, la jurisprudence de 1963 est en décalage avec la réalité. Elle conduit à appliquer les principes du droit public et à donner la compétence au juge administratif pour des contrats conclus essentiellement entre personnes de droit privé. Parallèlement à ce changement de faits, il y a également eu un changement de droit. En effet, le Tribunal des conflits a récemment affirmé le principe selon lequel un concessionnaire agit pour son propre compte et non pour celui de la personne publique concédante [11]. Cette solution est contraire à l’esprit de la jurisprudence Peyrot, qui voit alors son fondement juridique disparaître.
Nathalie Escaut, rapporteur public, a conclu en faveur de l’abandon de la jurisprudence Peyrot. Quelle que soit la qualification du contrat, elle a exposé que les opérations effectuées par les concessionnaires demeureraient des travaux publics en application des critères jurisprudentiels [12]. De plus, elle a noté qu’un revirement n’aurait aucune incidence sur le droit au recours puisqu’il est possible de saisir le juge de droit commun d’un référé précontractuel ou contractuel. La qualification de contrat administratif n’étant plus justifiée à ses yeux, elle propose ainsi une modification jurisprudentielle afin d’unifier ce contentieux auprès du juge judiciaire.
Comme proposé par le rapporteur public, l’arrêt du 9 mars 2015 constitue un revirement de jurisprudence logique, tenant compte de changements de fait et de droit :
« Considérant qu’une société concessionnaire d’autoroutes qui conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construction, l’exploitation ou l’entretien de l’autoroute ne peut, en l’absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le compte de l’État ; que les litiges nés de l’exécution de ce contrat ressortissent à la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire ; […] »
Désormais, le contentieux des contrats conclus entre une société concessionnaire d’autoroutes et une autre personne privée, ayant pour objet la construction, l’exploitation ou l’entretien de l’autoroute, n’est plus unifié sous la compétence du juge administratif, mais de son homologue judiciaire.
Il est nécessaire de souligner que le Tribunal des conflits a créé une exception subtile à ce nouveau principe. En effet, il semble que la jurisprudence Peyrot puisse toujours être d’actualité en présence de « conditions particulières », lesquelles n’ont pas été proposées par le rapporteur public et ne sont pas définies par le commentaire du Tribunal des conflits sur sa décision. Cette notion est particulièrement large. À l’avenir, elle pourrait permettre de préserver la compétence du juge administratif dans des situations exceptionnelles, fondées aussi bien sur des conditions particulières de fait que de droit.
3. L’appropriation d’un pouvoir juridictionnel récent
L’arrêt du 9 mars 2015 constitue également la confirmation d’un pouvoir juridictionnel, le pouvoir du juge de moduler les effets de sa jurisprudence dans le temps. Le Tribunal des conflits l’utilise pour la première fois en appliquant son revirement pour l’avenir.
Par principe, la rétroactivité est « de l’essence même de la règle jurisprudentielle » [13]. En effet, la décision juridictionnelle s’applique à une situation de faits passée. Par essence, un revirement de jurisprudence constitue une atteinte au droit au recours puisque le requérant se voit appliquer une règle prétorienne dont il ne pouvait avoir connaissance lors de l’introduction du litige. Cette atteinte est d’autant plus grave lorsqu’elle porte sur la compétence juridictionnelle en raison des divergences entre les deux ordres juridictionnels. Or, les juridictions sont tenues de respecter le droit au recours, qui est protégé par l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. De plus, le Conseil constitutionnel a élevé le droit d’exercer un recours juridictionnel au rang de principe à valeur constitutionnelle [14].
Dans l’optique de protéger les requérants des effets de la jurisprudence, les juridictions se sont dotées du pouvoir de moduler les effets dans le temps de leurs décisions. Ainsi, le Conseil d’État a récemment fait le premier pas en permettant au juge de l’excès de pouvoir de moduler les effets temporels de l’annulation [15]. Ce pouvoir a ensuite été également confié au juge du plein contentieux, notamment en matière contractuelle [16]. Parallèlement, le juge judiciaire a suivi le même mouvement puisque la Cour de cassation module désormais l’effet de sa jurisprudence dans le temps depuis peu [17].
Le Tribunal des conflits n’avait pas encore eu l’occasion de moduler les effets de sa jurisprudence dans le temps. Il a suivi les conclusions du rapporteur public qui lui conseillait de se doter de ce pouvoir, afin de clarifier les effets du revirement de jurisprudence. C’est pourquoi le Tribunal des conflits a considéré, « […] toutefois, que la nature juridique d’un contrat s’appréciant à la date à laquelle il a été conclu, ceux qui l’ont été antérieurement par une société concessionnaire d’autoroute sous le régime des contrats administratifs demeurent régis par le droit public et les litiges nés de leur exécution relèvent du juge administratif ».
Par ce considérant, le Tribunal des conflits module l’effet de sa jurisprudence dans le temps en supprimant toute rétroactivité. En effet, le juge administratif demeure compétent pour connaître de l’ensemble des contrats conclus antérieurement au 9 mars 2015, car la jurisprudence Peyrot s’appliquait lors de la signature. Seuls les contrats conclus postérieurement au 9 mars 2015 par une société concessionnaire d’autoroutes et une personne de droit privé relèveront de la compétence du juge judiciaire. Bien qu’appartenant désormais au passé, la jurisprudence Peyrot reste toujours d’actualité.
L’application de ce pouvoir juridictionnel conduit à l’affirmation d’un principe essentiel en matière de qualification des contrats, qui préserve la sécurité juridique des cocontractants : « sauf dispositions législatives contraires, la nature juridique d’un contrat s’apprécie à la date à laquelle il a été conclu » [18]. La nature juridique d’un contrat ne s’apprécie pas à la date d’un recours contentieux.
Thomas Vollot
Master 2 Droit public approfondi
Université Paris II Panthéon-Assas
[1] Tribunal des conflits, n° 3984, 9 mars 2015, Mme R. c/ Société Autoroutes du Sud de la France.
[2] Tribunal des conflits, n°01804, 8 juillet 1963, Société Entreprise Peyrot.
[3] Conseil d’État, n° 98637, 20 avril 1956, Epoux Bertin; Conseil d’État, n° 33961,20 avril 1956, Ministre de l’agriculture c/ Époux Grimouard.
[4] Conseil d’État, n° 82338, 19 janvier 1973, Société d’exploitation électrique de la rivière du Sant.
[5] Conseil d’État, n° 30701, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges.
[6] Conseil d’État, 18 octobre 1935, Compagnie des chemins de fer du Nord, Rec. Lebon, 953.
[7] Conseil d’État, n° 86738, 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine; Tribunal des conflits, n° 02013, 7 juillet 1975, Commune d’Agde.
[8] Tribunal des conflits, n° 02990, 4 novembre 1996, Mme Espinosa c/ Société Escota.
[9] Conseil d’État, n° 340348, 23 décembre 2011, Société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône.
[10] Conclusions sur Conseil d’État, n° 79532, 3 mars 1989, Société des autoroutes de la Région Rhône-Alpes.
[11] Tribunal des conflits, n° C3834, 9 juillet 2012, Compagnie des eaux et de l’ozone.
[12] Conseil d’État, n° 45681, 10 juin 1921, Commune de Monségur.
[13] Jean Rivero, « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle », AJDA, 1968, I, p. 15.
[14] Conseil constitutionnel, n° 96-373DC, 9 avril 1996.
[15] Conseil d’État, n° 255886, 11 mai 2004, Association AC !.
[16] Conseil d’État, n° 291545, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation.
[17] Cour de cassation, Assemblée plénière, n° 00-20493.
[18] Tribunal des conflits, n° C3506, 16 octobre 2006, Caisse centrale de réassurance.