Le 5 septembre 2018, la Cour pénale internationale (CPI) et le Ministère des Affaires étrangères de la République démocratique du Congo (RDC) ont organisé à Kinshasa une conférence de haut niveau dans le cadre de la commémoration du vingtième anniversaire de l’adoption du Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI. Retour sur les critiques adressées à la Cour.
Il y a de cela vingt ans, le 17 juillet 1998, ce ne sont pas moins de 120 Etats qui adoptaient le Statut de Rome. A l’époque, la création de la CPI était une innovation puisque c’est la première juridiction pénale internationale permanente à vocation universelle.
En effet, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des Etats créèrent, par un traité international, un organe répressif international propre à l’ordre juridique international, entièrement soustrait à l’emprise des droits étatiques, pour poursuivre des personnes ayant commis des crimes internationaux. Il est ici question du tribunal militaire international de Nuremberg[1] et du tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (tribunal de Tokyo)[2] qui naquirent à cinq mois d’intervalle. Le droit international pénal stricto sensu naissait ainsi en 1945 et 1946.
Après l’effondrement de l’Empire soviétique, la justice pénale internationale prit deux formes : la création, par le Conseil de Sécurité des Nations unies, de tribunaux pénaux internationaux ad hoc (tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie – TPIY -, et tribunal pénal international pour le Rwanda – TPIR) et la mise en place de mécanismes à la fois internationaux et internes (tribunaux dits « hybrides », comme le tribunal spécial pour la Sierra Leone). Cependant, chargés de juger les criminels de guerre, ces juridictions furent toutes créées selon les modalités particulières à chaque conflit, postérieurement à celui-ci, et uniquement de manière temporaire, contrairement à la Cour pénale internationale.
Active depuis le 1er juillet 2002 (date d’entrée en vigueur du Statut), la CPI a pour mission de juger les personnes accusées de crime de guerre, génocide, crime contre l’humanité et crime d’agression.[3] Depuis, la juridiction internationale a été saisie de 26 affaires mais n’a prononcé que deux acquittements et deux condamnations définitives,[4] relativement à des crimes commis après le 1er juillet 2002.[5] Réunissant aujourd’hui 124 Etats, la Cour pénale internationale ne fait cependant pas l’unanimité. L’objet de cet article est, à l’occasion de l’anniversaire des vingt ans de la signature du Statut de Rome, d’examiner les différentes critiques adressées à la Cour, qui découlent en réalité du Statut lui-même
Une compétence ratione personae limitée
La justice rendue par la Cour pénale internationale est centrée sur la responsabilité individuelle, sa compétence étant limitée aux personnes physiques.[6] Est ainsi exclue toute compétence à l’égard des personnes morales de droit public ou de droit privé ; des multinationales aux Etats eux-mêmes en passant par les milices par exemple. Critiqué par certains,[7] ce fait n’empêche cependant pas la mise-en-œuvre de la responsabilité des Etats en droit international, y compris devant la Cour internationale de justice, dès lors que l’article 25.4 du Statut de Rome dispose qu’« [a]ucune disposition du présent Statut relative à la responsabilité pénale des individus n’affecte la responsabilité des Etats en droit international ».
En outre, le Statut envisage la responsabilité individuelle de manière large dès lors qu’il s’applique sans considération de la qualité officielle de l’individu, celle-ci n’étant ni une cause exonératoire de responsabilité pénale, ni un motif de réduction de la peine.[8] Selon la même idée, « [l]es immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne ».[9] Néanmoins, cette règle n’est pas sans limite. En vertu du principe de l’effet relatif des traités, cette disposition du Statut de Rome n’est pas opposable aux Etats qui n’y sont pas parties. L’article 98.1 rappelle d’ailleurs que :
« [l]a Cour ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de remise ou d’assistance qui contraindrait l’Etat requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d’immunité des Etats ou d’immunité diplomatique d’une personne ou de biens d’un Etat tiers, à moins d’obtenir au préalable la coopération de cet Etat tiers en vue de la levée de l’immunité. »
C’est ainsi que, malgré deux mandats d’arrêts émis par la CPI contre lui,[10] le Président de la République du Soudan, Omar Hassan Ahmad Al Bashir, demeure en fuite grâce à son immunité personnelle qui ne cessera qu’à la fin de son mandat. Il semblerait, à la lecture de l’article 98.1, que les Etats-parties ne violent pas leurs obligations conventionnelles, y compris celles découlant du Statut de Rome, s’ils refusent de remettre Omar Al Bashir à la Cour dès lors que le Soudan n’est pas partie au Statut et n’a pas levé les immunités du chef d’Etat.[11] Cette tension entre les articles 27 et 98.1 du Statut peut ainsi entraîner une impunité de facto des personnes bénéficiant d’immunités juridictionnelles en droit international du fait de leur fonction officielle.
Certains auteurs considèrent cependant que, dans le cas où une situation aurait été déférée à la Cour de La Haye par le Conseil de sécurité,[12] non seulement les immunités ne constitueraient pas un obstacle à sa compétence, mais un Etat-partie au Statut ne saurait également être considéré comme violant le droit international relatif aux immunités en remettant à la juridiction une personne en bénéficiant (tel que Al Bashir).[13] La décision rendue par la Chambre préliminaire de la CPI le 6 juillet 2017 confirme une telle analyse. Celle-ci a été rendue dans le cadre de la procédure du type visé à l’article 87.7 du Statut à la suite d’un refus de l’Afrique du Sud d’arrêter et remettre Al Bashir à la juridiction internationale lors de la visite de celui-ci sur son territoire pour assister au Sommet de l’Union africaine en 2015. Il s’agissait de déterminer si l’Afrique du Sud, qui invoquait l’article 98 pour justifier ce refus, avait violé l’obligation qui lui incombait, en vertu de l’article 86, de coopérer avec la Cour. Or, selon la Chambre, l’article 27.2 du Statut s’applique au Soudan et l’article 98.1 n’est pas applicable à l’arrestation d’Omar Al Bashir et à sa remise à la Cour, et ce même si le Soudan n’est pas partie au Statut.[14] La raison :
« la résolution [1593 (2005)] du Conseil de sécurité qui déclenche la compétence de la Cour pour la situation au Darfour et impose au Soudan l’obligation de coopérer pleinement avec la Cour a nécessairement pour effet que, dans le contexte limité de la situation au Darfour, le Soudan a des droits et devoirs analogues à ceux des Etats-parties au Statut ».[15]
Et la Chambre de rajouter :
« il importe peu que le Conseil de sécurité ait entendu ou même prévu qu’en raison de l’article 27-2 du Statut, l’immunité d’Omar Al-Bashir en tant que chef d’Etat du Soudan n’empêcherait pas l’arrestation demandée par la Cour dans le cadre de la procédure ouverte dans la situation au Darfour telle que déférée au Procureur par la résolution 1593 (2005). Comme nous l’avons expliqué, il s’agit d’un effet nécessaire et indissociable du choix par lequel le Conseil de sécurité a décidé en connaissance de cause de déclencher la compétence de la Cour et d’imposer au Soudan l’obligation de coopérer avec elle. »
Au-delà de la question des immunités, le cas d’Omar Al Bashir met en exergue le problème de la coopération des Etats avec la Cour, sans laquelle la CPI ne peut rendre une quelconque justice.
Une Cour nécessitant le concours des Etats pour l’exercice de la justice pénale internationale
Lorsque les Etats fondateurs de la CPI ont signé le traité de Rome, ils ont pris la décision que celle-ci ne disposerait pas de pouvoirs d’exécution, et donc pas de police propre. Ainsi, lorsqu’elle émet un mandat d’arrêt ou assigne un individu à comparaître, la CPI ne peut se reposer que sur le concours des Etats. De même en ce qui concerne la collecte de preuves et l’audition de témoins et de suspects pendant la phase d’enquête. La Chambre préliminaire a elle-même fait état de ce constat : « la compétence de la Cour à l’égard de personnes présentant une qualité officielle – dont l’exercice dépend entièrement de l’exécution par les Etats parties des mandats d’arrêt et de l’appui qu’ils apportent à la conduite des enquêtes – (…) ».[16] Les peines d’emprisonnement sont également accomplies par les Etats eux-mêmes, la Cour n’ayant pas de prison propre.[17] Aussi doivent-ils « prévoir dans leur législation nationale les procédures qui permettent la réalisation de toutes les formes de coopération visées dans le [Statut] ».[18]
De nature conventionnelle, l’obligation de coopération[19] obéit au principe de l’effet relatif des traités et ne s’impose donc qu’aux Etats parties, même si « [l]a Cour peut inviter tout Etat non partie au présent Statut à prêter son assistance au titre du présent chapitre sur la base d’un arrangement ad hoc ou d’un accord conclu avec cet Etat ou sur toute autre base appropriée ».[20] Mais encore faut-il que l’Etat en question soit enclin à la conclusion d’un tel arrangement ou accord.
En réalité, le problème de la coopération trouve à son fondement la volonté des Etats de préserver leur souveraineté, principe qui domine l’ensemble du fonctionnement et de compétence de la CPI.
Une Cour dominée par le principe de souveraineté des Etats : le frein du consentement à la compétence
La compétence de la Cour est limitée de par les règles et conditions qui gouvernent sa juridiction. En particulier, le principe de souveraineté des Etats l’empêche de connaître de situations sans le consentement de l’Etat intéressé (sauf exception d’une situation déférée à la Cour par le Conseil de sécurité de l’ONU).
Tout Etat partie au Statut a ipso facto donné son consentement à l’égard des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression.[21] La Cour peut ainsi poursuivre les ressortissants des Etats-parties ou toute personne ayant commis des crimes sur le territoire d’un Etat-partie.[22] En revanche, la poursuite d’un ressortissant d’un Etat-tiers ayant commis des crimes sur le territoire d’un Etat-tiers ne peut s’effectuer que si l’Etat de nationalité ou du lieu de commission du crime donne son consentement à la compétence de la Cour.[23]
Face à une compétence pourtant limitée, les Etats-Unis, qui ont refusé d’être membres de la CPI, ont cependant senti une menace peser sur leurs ressortissants dans le cas où ils auraient commis des crimes sur le territoire d’un Etat partie ou d’un Etat-tiers ayant accepté la compétence de la Cour. Or, l’article 98.2 du Statut prévoit que « la Cour ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de remise qui contraindrait l’État requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en vertu d’accords internationaux selon lesquels le consentement de l’État d’envoi est nécessaire pour que soit remise à la Cour une personne relevant de cet État (…) ». Les Etats-Unis se sont donc servis de cet article pour conclure des accords bilatéraux avec de nombreux Etats, interdisant à ces derniers de remettre les ressortissants américains à la CPI.
De manière générale, un Etat non partie au Statut est, sauf intervention du Conseil de sécurité, immunisé contre toute poursuite visant ses agents s’ils commettent des crimes sur son territoire ou sur le territoire d’un Etat non partie qui n’aurait pas consenti à la compétence de la Cour. Or, parmi les Etats qui ont refusé de signer le Statut, on trouve des Etats puissants : Inde, Israël, Chine, Bahreïn, Qatar, Vietnam. D’autres l’ont signé sans le ratifier, tels que le Maroc, le Soudan, l’Algérie ou la Russie. Plus encore, certains Etats bénéficient d’un privilège : il s’agit de ceux qui ne sont pas parties au Statut et qui sont membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (Etats-Unis, Chine et Russie). Ces Etats ont en effet ce privilège de renvoyer n’importe quelle situation à la CPI, y compris d’un Etat-tiers au Statut, alors que la réciproque n’est pas vraie. Leurs nationaux sont donc protégés. On rappellera également que l’article 16 du Statut de Rome prévoit que le Conseil de sécurité peut, « s’il a fait une demande en ce sens à la Cour dans une résolution adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies », paralyser ou empêcher toute poursuite ou toute enquête menée par cette dernière pendant une période de douze mois renouvelable.
Enfin, la mainmise des Etats sur la compétence de la Cour se retrouve dans le fait que, le Procureur peut certes se saisir d’office de certains crimes, mais la Chambre préliminaire contrôle quand même l’ensemble de ses agissements et décisions. Il s’agissait ici de limiter les pouvoirs du Procureur afin de protéger les Etats.
Conclusion
Ces faiblesses intrinsèques au Statut de Rome peuvent difficilement être surmontées de par leur nature et au vu des efforts qu’ont mis certains Etats lors de l’élaboration du Statut pour limiter les pouvoirs de la Cour. Or ces faiblesses sont un frein à la réalisation de l’objectif de la Cour pénale internationale, rappelé dans le Préambule du Statut, à savoir : « mettre un terme à l’impunité des auteurs des crimes [les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale] et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes ».
A cela s’ajoute la « crise » que traverse la CPI, en particulier auprès des Etats africains dont la critique porte essentiellement sur le choix des situations dont le Procureur se saisit et des individus qu’il poursuit, parmi lesquels beaucoup de dignitaires africains. La CPI serait ainsi un instrument au service des Etats occidentaux. Les Etats africains avancent à l’appui de leur argument l’absence de poursuite d’officiels occidentaux responsables de crimes internationaux.[24] Le point culminant de cette crise a eu lieu les 30 et 31 janvier 2017, lors du sommet de l’Union africaine à Addis-Abeda, lorsque les dirigeants africains ont entériné le principe d’un « retrait collectif » de la Cour de La Haye. Si un retrait collectif est juridiquement impossible à proprement parler – chaque Etat souhaitant sortir de l’organisation devant individuellement dénoncer le traité – cette décision est symptomatique de la défiance de certains Etats à l’égard de la Cour.
Rosanne Craveia,
M2 Droit international et organisations internationales
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[1] Accord de Londres du 8 août 1945 concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe.
[2] Formellement institué le 19 janvier 1946 sur ordre de MacArthur.
[3] Article 5 du Statut de Rome.
[4] https://www.icc-cpi.int/Pages/cases.aspx?ln=fr#Default=%7B%22k%22%3A%22%22%7D#2ae8b286-eb20-4b32-8076-17d2a9d9a00e=%7B%22k%22%3A%22%22%7D
[5] Article 11 du Statut.
[6] Article 25.1 du Statut.
[7] Voir par exemple : M. Drumbl, International Criminal Law: Taking stock of a busy decade (2009) 10 Melbourne Journal of International Law 38.
[8] Article 27.1 du Statut.
[9] Article 27.2 du Statut.
[10] Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (Mandat d’arrêt) ICC-02/05-01/09 (4 mars 2009) ; Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (Deuxième Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt) ICC-02/05-01/09-94 (12 Juillet 2010).
[11] P. Gaeta, Does President Al Bashir Enjoy Immunity from Arrest? (2009) 7 Journal of International Criminal Justice 315, 326.
[12] Article 13.b du Statut.
[13] S. Williams and L. Sherif, The Arrest Warrant for President al-Bashir: Immunities of Incumbent Heads of State and the International Criminal Court (2009) 14 Journal of Conflict and Security Law 71, 87-8.
[14] Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (Décision rendue en application de l’article 87-7 du Statut de Rome concernant la non-exécution par l’Afrique du Sud de la demande que lui avait adressée la Cour aux fins de l’arrestation et de la remise d’Omar Al-Bashir) ICC-02/05-01/09 (6 juillet 2017), paras. 92-93.
[15] ibid, para. 88.
[16] ibid, para. 75.
[17] Article 103 du Statut.
[18] Article 88 du Statut.
[19] Article 86 du Statut.
[20] Aricle 87.5.a du Statut.
[21] Article 12.1 du Statut.
[22] Article 12.2 du Statut.
[23] Article 12.3 du Statut.
[24] K. Anderson, The rise of international criminal law: intended and unintended consequences (2009) 20 European Journal of International Law 331, 332-333 ; A. Cassese, The legitimacy of international criminal tribunals and the current prospects of international criminal justice (2012) 25 Leiden Journal of International Law 491, 500.