En exploitant les failles des règles fiscales internationales actuelles, les entreprises multinationales développent des stratégies de planification leur permettant de transférer des bénéfices vers des États ou juridictions dans lesquels elles ne seront pas ou peu taxées. Ce phénomène serait à l’origine d’une perte de recettes fiscales mondiales de 100 à 240 milliards de dollars US par an [1].
En réponse à cela, plus de 100 pays rassemblés au sein du cadre inclusif de l’OCDE ont décidé de mettre en œuvre des mesures de lutte contre ce phénomène d’érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices (BEPS), notamment par le biais de l’instrument multilatéral [2] (IM) qui transpose les mesures développées sous l’égide de l’OCDE dans le projet BEPS.
I. L’émergence des conventions fiscales bilatérales
Le développement des échanges commerciaux internationaux, la mobilité croissante des particuliers et des entreprises multinationales ont contribué à l’émergence d’un certain nombre de problématiques fiscales transnationales.
Un français qui décide d’aller s’installer en Pologne pour des raisons professionnelles mais conserve son ancienne résidence en France pour la mettre en location se verra confronté à des problèmes de double imposition de ses revenus locatifs à la fois en France et en Pologne. Dès lors, les États, sous l’impulsion de l’OCDE et de l’ONU ont développé des réseaux de conventions bilatérales tendant à éviter la double imposition. La première convention de ce type remonte à 1843 entre la France et la Belgique.
Une convention fiscale est un traité entre deux juridictions permettant d’éviter la double imposition des entreprises et particuliers. Seule la double imposition juridique est visée par ces conventions, ce qui suppose qu’il y ait une quadruple identité entre les deux États concernés, à savoir une identité de contribuable, d’impôt, de période fiscale et d’objet de l’impôt.
La double imposition peut être éliminée via la méthode de l’exemption ou de l’imputation. La première consiste, pour l’un des États, à s’abstenir en amont d’exercer sa compétence fiscale. Dans notre exemple, la Pologne ou la France renoncerait à percevoir un impôt sur les revenus locatifs. La seconde méthode consiste, pour chaque État, à imposer mais l’un des deux accepte en aval de neutraliser les effets de la taxation par un crédit d’impôt. Ainsi, la Pologne et la France percevraient un impôt sur les revenus locatifs mais la Pologne pourrait accorder au contribuable un crédit d’impôt. Dans l’un ou l’autre cas, la finalité est la même pour le contribuable, à savoir la neutralisation partielle ou totale de la double imposition.
Le pendant de la double imposition est la double non-imposition, qu’une convention fiscale cherche également à éviter. La double non-imposition signifie qu’un revenu est considéré dans une catégorie donnée de revenu imposable dans un État et comme dans une autre catégorie dans l’autre. Ainsi, un résident fiscal d’un État qui toucherait des sommes considérées comme des dividendes dans un État et comme des intérêts dans un autre pourrait éviter toute forme d’imposition dans un pays comme dans l’autre
II. L’instrument multilatéral comme palliatif aux carences des conventions fiscales bilatérales
Du fait des imperfections des conventions fiscales bilatérales, de nombreux États se retrouvent face à des problématiques d’abus ou encore de mise en place de dispositifs hybrides, générateurs de pertes fiscales conséquentes. Au fur et à mesure des années, certains pays ont renégocié leurs conventions fiscales afin de pouvoir intégrer des dispositifs de lutte contre l’érosion de la base fiscale.
Une des failles majeures de ce procédé tient au temps que nécessite la renégociation du réseau conventionnel. Il a donc fallu trouver une solution pour pouvoir harmoniser les politiques fiscales des différents États membres de l’OCDE.
L’OCDE, par l’action 15 [3] du projet BEPS a proposé l’élaboration de l’IM afin de lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices. Le 24 novembre 2016, un groupe ad hoc composé de quatre-vingt-dix-neuf pays a été mis en place afin de trouver des solutions et a adopté le texte de l’IM. Le 7 juin 2017, la première cérémonie de signature réunissant des représentants de 68 États s’est tenue à Paris. Au 20 décembre 2017, le nombre de signataires était de 72.
L’IM est une convention fiscale multilatérale permettant aux juridictions de mettre en œuvre des mesures visant à renforcer leurs conventions fiscales existantes et ainsi se protéger contre des montages d’évasion fiscale utilisant les conventions fiscales de manière inappropriée.
Concrètement, l’IM comporte un ensemble de mesures constituant un standard minimum [4] de dispositions auxquelles les États signataires doivent se conformer. Parmi ces mesures obligatoires, on retrouve la modification du préambule des conventions fiscales (article 6), l’insertion d’une clause anti-abus de portée générale (article 7) et la modernisation de la procédure de règlement des différends (article 16). Au-delà de ce socle, l’IM présente une grande flexibilité et offre la possibilité aux États signataires de ne pas appliquer les dispositions ne correspondant pas à un standard minimum du Projet BEPS ou encore la possibilité d’appliquer des dispositions facultatives ou alternatives lorsqu’il existe plusieurs solutions possibles. Afin de pallier les problèmes d’application des modifications engendrées par l’IM, l’OCDE a mis en ligne sur son site une Note explicative [5].
L’IM ne modifie pas les conventions fiscales bilatérales existantes en tant que telles, mais les conventions bilatérales et l’IM doivent être lus côte à côte [6], conformément aux recommandations de l’action BEPS 2 (mesures contre les dispositifs hybrides), de l’action 6 (utilisation abusive des conventions fiscales), de l’action 7 (révision de la définition de l’établissement stable) et de l’action 14 (amélioration de l’efficacité des procédures amiables). Dès lors, la difficulté pourrait tenir en la délicate lecture des conventions fiscales bilatérales en y superposant l’IM. Y aura-t-il une publication officielle des versions consolidées des conventions bilatérales ? Selon Édouard Marcus [7], l’habitude française est de mettre les versions consolidées de toutes les conventions fiscales sur le site impots.gouv.fr, la tendance devrait rester la même.
L’IM s’applique aux conventions fiscales couvertes, c’est-à-dire que les États signataires peuvent sélectionner les conventions qui seront modifiées par celui-ci. Aucune obligation n’est faite aux État d’inclure leurs conventions fiscales. A titre d’exemple, la Suisse n’a, à l’heure actuelle, couvert que 14 conventions fiscales bilatérales sur un total de 94 tandis que la France en a couvert 88 sur un total de 126.
III. Le futur des politiques fiscales étatiques
L’IM est indéniablement une avancée majeure pour la fiscalité internationale et permettra très certainement de poser les bases d’un nouveau fonctionnement des traités signés entre les juridictions en matière fiscale. On peut néanmoins déplorer le fait que des États tels que les États-Unis n’aient pas signé l’IM, constituant un frein à l’harmonisation fiscale. Ces propos sont toutefois à nuancer selon le Directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE Pascal Saint-Amans [8] car les États-Unis sont bien en cours de transposition du reporting « pays par pays [9] » au sein de leur législation. Les conventions fiscales américaines contiennent d’ores et déjà une clause anti-abus très stricte leur permettant de lutter efficacement contre le chalandage [10] fiscal.
De nombreux États, signataires ou non de l’IM, doivent une partie de leur attractivité en matière d’implantation d’entreprises à leur système d’imposition favorable. Avec l’IM ainsi que l’ensemble des mesures issues du Projet BEPS, certains montages fiscaux privilégiés par les entreprises ne pourront plus être mis en œuvre. Afin de rester attrayants, les États devront tout de même élaborer des politiques fiscales favorables aux entreprises. C’est par exemple la voie que semble choisir la France, Emmanuel Macron ayant annoncé que le taux d’impôt sur les sociétés serait réduit de 33,33 % à 25 % d’ici 2022.
Les États membres de l’OCDE et du cadre inclusif sur le BEPS font le choix d’une politique fiscale globale plus saine en favorisant la lutte contre les abus.
En dépit du fait que certaines problématiques d’articulation entre l’IM et les conventions fiscales bilatérales apparaîtront dans les années à venir, l’IM est bienvenu, notamment pour les pays en développement pour lesquels l’impôt sur les sociétés représente une part plus importante des recettes fiscales. Ces pays pourront désormais réduire la disparition ou le transfert artificiel des bénéfices dans des juridictions à fiscalité faible ou nulle.
Quant à son effectivité, l’IM entrera en vigueur lorsque cinq pays auront déposé leur instrument de ratification. Il entrera ensuite en vigueur au fil des ratifications pour chaque pays. Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères a présenté au Sénat, le 17 janvier 2018, un projet de loi autorisant la ratification de l’IM. La procédure de ratification française étant assez longue, la France ne sera très certainement pas le premier État à le voir s’appliquer.
Gauthier Blavier
MS International Wealth Management – ESCP Europe
[1] Source OCDE : http://www.oecd.org/fr/fiscalite/conventions/instrument-multilateral-mesures-BEPS-liees-aux-conventions-fiscales-brochure.pdf
[2] http://www.oecd.org/fr/fiscalite/conventions/convention-multilaterale-pour-la-mise-en-oeuvre-des-mesures-relatives-aux-conventions-fiscales-pour-prevenir-le-BEPS.pdf
[3] http://www.oecd.org/fr/ctp/actions-beps.htm
[4] General Aspects of the Multilateral Instrument – Alexander Bosman, INTERTAX, Volume 45, Issue 10 – 2017 Kluwer Law International BV, The Netherlands
[5] http://www.oecd.org/fr/fiscalite/conventions/note-explicative-convention-multilaterale-pour-la-mise-en-oeuvre-des-mesures-relatives-aux-conventions-fiscales-pour-prevenir-le-BEPS.pdf
[6] Pour en savoir plus : La convention multilatérale de l’OCDE : vous ne lirez plus les conventions fiscales comme avant ! – Caroline Silberztein, Benoît Granel et Jean-Baptiste Tristram – Revue de droit fiscal – LexisNexis, septembre 2017
[7] Sous-directeur de la sous-direction prospective et relations internationales à la DLF
[8] https://www.lesechos.fr/06/06/2017/lesechos.fr/030368844164_pascal-saint-amans—–la-cooperation-fiscale-va-perdurer-malgre-la-montee-du-protectionnisme–.htm
[9] L’OCDE définit le reporting pays par pays comme un « échange automatique des déclarations pays par pays, préparées par l’entité déclarante d’un groupe d’entreprises multinationales et remise chaque année aux autorités fiscales de la juridiction de résidence fiscale de cette entité, avec les autorités fiscales de toutes les juridictions dans lesquelles le groupe d’entreprises multinationales exerce des activités »
[10] Le chalandage fiscal ou “treaty shopping” est une démarche qui consiste à effectuer des comparaisons et des recherches systématiques des conventions fiscales internationales donnant ainsi la possibilité à une ou des sociétés d’intégrer le moindre coût fiscal dans ses choix stratégiques