Le développement des smart grids, qui peuvent être définis comme l’association des réseaux d’énergie aux technologies de l’information et de la communication, illustre la mutation profonde du paysage énergétique français.
La modernisation de notre système énergétique apparaît aujourd’hui nécessaire au regard des objectifs de compétitivité et d’optimisation de la consommation globale. Pourtant, l’installation de ce nouveau système de compteur intelligent est profondément contestée au niveau local, et a donné naissance à un nouveau contentieux.
La nécessaire modernisation du réseau électrique français face aux enjeux de développement durable
Le réseau électrique permet de relier les producteurs d’énergie avec les consommateurs d’électricité, qu’ils soient des particuliers ou des industries. La production d’électricité fait en permanence l’objet d’ajustements destinés à trouver un équilibre entre l’offre et la demande.
Cet équilibre de l’offre et la demande d’énergie suppose que la quantité injectée par le producteur soit égale à la quantité demandée par le consommateur : ce qui est complexe du fait des difficultés de stockage inhérentes à l’électricité. Notre réseau traditionnel est un réseau sur lequel l’électricité est injectée par les producteurs (centrales nucléaires et thermiques, les panneaux solaires ou les éoliennes) et circule en direction des consommateurs finals.
Cependant, notre consommation d’électricité aujourd’hui est plus importante au regard de la consommation historique. L’utilisation massive d’appareils énergivores tels que le chauffage électrique, les appareils vidéos/audio, la climatisation, la voiture électrique, aujourd’hui en plein essor, nécessite une adaptation parallèle du réseau afin de faire face à cette hausse significative des consommations.
La modernisation a été également impulsée par la naissance de nouveaux objectifs environnementaux d’initiative européenne, notamment à travers le « Paquet climat-énergie 2020 », un ensemble d’actes législatifs contraignants adoptés en 2009 et revus en 2014 en vue de permettre à l’UE d’atteindre à ses objectifs en matière d’énergie et de lutte contre le changement climatique.
Ce Paquet fixe trois grands objectifs: la réduction de 20% les émissions de gaz à effet de serre par rapport à leurs niveaux de 1990 ; l’augmentation de la part des énergies renouvelables à 20% de la consommation et la réalisation de 20% d’économies d’énergie.
Ces objectifs aussi connus sous l’appellation « 3×20 » contiennent a minima deux défis pour les États membres. Accroitre la production d’énergies renouvelables (biogaz, photovoltaïque diffus, petites fermes éoliennes, biomasse, petit hydraulique, etc.) d’une part et engager une croissance de la production d’énergie décentralisée d’autre part (multiplication des points d’injection de l’énergie au niveau des réseaux de distribution).
En France, la loi de transition énergétique pour une croissance verte (LTECV) du 17 août 2015 a fixé des objectifs à moyen et long termes pour la France : réduction de la consommation énergétique finale de 50% en 2050 par rapport à 2012, de la part du nucléaire à 50% de la production d’électricité d’ici 2025, de la consommation d’énergies fossiles de 30% en 2030 par rapport à 2012, porter la part d’énergies renouvelables à 23% de la consommation énergétique finale en 2020 et à 32% en 2030 et enfin de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030.
Or, l’intégration de ces nouvelles énergies au sein du processus de production d’électricité n’est pas aisée, notamment du fait de leur caractère intermittent mais aussi du fait de la difficulté structurelle de l’électricité liée aux problématiques de stockage. L’énergie produite par le biais de moyens de production renouvelables qui n’est pas consommée est perdue.
Au regard de ces enjeux, l’utilisation des nouvelles technologies a vocation à faciliter l’équilibre entre l’offre et la demande d’énergie. En effet, les réseaux intelligents sont des réseaux communicants et interactifs, permettant de favoriser, d’une part, l’échange d’informations et de données entre les producteurs, les distributeurs et les consommateurs, et, d’autre part, de faciliter l’intégration de la production de sources renouvelables et décentralisées, en permettant une prévision plus précise à court et à long terme du niveau de production et de consommation.
Ces nouveaux réseaux sont financés par le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE), qui constitue la rémunération des gestionnaires de réseau de transport et de distribution d’électricité. Il permet notamment de financer les coûts d’entretien du réseau. La version du TURPE applicable aujourd’hui est le « TURPE 5 » adopté par la délibération de la CRE du 17 novembre 2016 portant décision sur les tarifs d’utilisation des réseaux publics d’électricité dans les domaines de tension HTA et BT. Dans sa délibération, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) prévoit la reconduction d’un mécanisme de régulation incitative précédemment mis en place, et qui entend permettre à ENEDIS de disposer de ressources pour mener à bien des projets de recherche et développement et innovation.
En parallèle de cette incitation, la délibération TURPE 5 a créé un mécanisme tarifaire lui permettant d’accompagner le déploiement des réseaux électriques intelligents. Par le biais de ce mécanisme, ENEDIS peut demander l’intégration au sein des charges couvertes par le TURPE 5, les surcoûts de charge d’exploitation liés à des projets de déploiement des réseaux intelligents.
Le déploiement contesté des réseaux intelligents en France
Au sein de l’Union européenne, plusieurs projets de compteurs communicants sont à l’étude. Si en France les compteurs Linky sont en cours d’installation sur l’ensemble du territoire pour l’électricité (Gazpar pour le gaz), l’Italie, pionnière dans ce domaine a installé depuis 2001 près de 30 millions de compteurs intelligents dans plusieurs régions.
Cette installation est impulsée par la directive 2009/72/CE du 13 juillet 2009 qui prévoit que « les États membres veillent à la mise en place de systèmes intelligents de mesure qui favorisent la participation active la participation active des consommateurs au marché de la fourniture d’électricité (…) », transposée en droit français par les dispositions des articles L.341-1 et suivants du code de l’énergie. La loi Grenelle prévoit également la mise en place de mécanismes d’ajustement et d’effacement de consommation d’énergie de pointe, tout en précisant que cette mise en place se fera par le biais de poses de compteurs intelligents pour les particuliers et la généralisation des compteurs intelligents afin de permettre aux logements d’accéder à leur consommation d’énergie en temps réel.
Par la suite, le décret n°2010-1022 du 31 août 2010 a défini les étapes de mise en place du système Linky, prévoyant notamment une phase d’expérimentation technique s’achevant en décembre 2010. Il consacre le caractère obligatoire du développement des compteurs communicants par ERDF, devenu aujourd’hui ENEDIS, qui a été intégré via le décret de codification de la partie règlementaire du Code de l’énergie de 2015, à l’article R. 341-4.
C’est enfin le régulateur, la CRE, qui par le biais d’une délibération du 7 juillet 2011 a procédé à une évaluation favorable et a constaté la nécessité du développement des compteurs communicants à grande échelle. Cette délibération a été suivie par l’adoption d’un arrêté du 4 janvier 2012, arrêté lui-même proposé par la Commission de Régulation de l’énergie.
Pour en retirer les effets escomptés, le développement des réseaux intelligents doit être général, ce qui suppose des coûts d’investissement importants. En effet, ils doivent être implantés sur l’ensemble du réseau et impliquer l’ensemble des acteurs pour être efficaces.
Cette installation soulève plusieurs questions : en premier lieu, celle de la coordination de l’ensemble des acteurs impliqués (les consommateurs, les producteurs d’électricité, les gestionnaires des réseaux de transport et de distribution, les constructeurs de matériel électrique, les gestionnaires de processeurs et de systèmes informatiques, les pouvoirs publics), et, en deuxième lieu, celle du cadre juridique qui se doit d’être protecteur. En effet, les informations et données relevées par les compteurs sont complexes à gérer et à stocker, du fait de leur volume mais aussi et surtout, du fait du caractère confidentiel de certaines d’entre elles (notamment les informations sur les horaires ou les activités des consommateurs).
Or, le déploiement de ces compteurs intelligents se heurte à de vives contestations, notamment de la part de certaines communes, qui tentent de faire barrage à l’installation par ENEDIS des compteurs sur leur territoire.
La naissance d’un contentieux à part entière à partir de délibérations interdisant l’installation des compteurs communicants Linky
Bien que plusieurs particuliers aient contesté le déploiement du système Linky par la voie d’un courrier adressé au Maire de leur commune ou directement au gestionnaire de réseau, ce sont principalement des communes qui ont entrepris de s’opposer par la voie contentieuse à la mise en place des compteurs communicants.
L’Association « Robin des Toits » a saisi le Conseil d’État d’une demande tendant à l’annulation d’un arrêté prévoyant le développement des compteurs communicants à grande échelle a fait l’objet. Par une décision rendue le 20 mars 2013, ce dernier a rejeté le recours en annulation tout en rappelant la légalité de l’arrêté vis-à-vis de l’ensemble des textes applicables encadrant le déploiement des compteurs communicants. Le requérant avait soulevé un moyen de légalité interne portant sur la violation du principe de précaution tel que protégé par la Charte de l’environnement de 2004 (art. 5).
Pour rejeter ce moyen, le Conseil d’État a notamment relevé :
« (…) qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que des éléments circonstanciés feraient apparaître, en l’état des connaissances scientifiques, des risques, même incertains, de nature à faire obstacle au déploiement de dispositifs de comptage dont les caractéristiques sont fixées par l’arrêté attaqué »
En 2013, le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault avait, à l’occasion de son intervention pour présenter son plan « Investir pour la France » précisé le calendrier de mise en place des compteurs intelligents et annoncé la publication d’un appel d’offre pour installer trois millions de nouveaux compteurs électriques Linky en France d’ici à 2016. Cet appel d’offres a été publié par ENEDIS (ERDF à l’époque) au Journal officiel de l’Union européenne le 1er août 2013.
Or les contentieux dits « Linky » ne se sont pas arrêtés à la décision du Conseil d’État en 2013.
Un nombre important de délibérations municipales ont été prises pour interdire le remplacement des compteurs non communicants par des compteurs Linky sur le territoire des communes visées, ou pour y faire obstacle en subordonnant la pose à l’accomplissement d’une formalité d’envoi d’un courrier préalable à la mairie.
Face à de telles initiatives, les préfectures ne sont pas restées inactives, et ont demandé le retrait de ces délibérations. Les demandes étant demeurées sans suite, les représentants de l’État ont donc introduit des recours en annulation devant le juge administratif. Les débats au fond se sont cristallisés autours de deux moyens : l’incompétence des maires d’user de leur pouvoir de police dans le cadre de l’installation des compteurs et l’ « opérance » du principe de précaution.
Si les dispositions du code général des collectivités territoriales (CGCT) confient au maire (et non à l’assemblée délibérante) le pouvoir de police au titre de la protection de la salubrité publique, l’organisation des missions de service public de développement et exploitation des réseaux de distribution d’électricité a été transférée aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). En renonçant au statut d’autorité concédante, la commune renonce également à la qualité de propriétaire des ouvrages du réseau public de distribution. Or, la jurisprudence administrative est claire sur le fait que la délibération d’un conseil municipal faisant usage d’une compétence qui a été transférée à un EPCI est illégale pour incompétence de l’autorité qui l’a édictée.
La question de la propriété des compteurs a ainsi été abordée par la cour administrative d’appel de Nancy, en 2014. En effet, la cour a eu à connaitre d’un contentieux à l’occasion duquel elle s’est prononcée sur la question du régime de propriété des compteurs Linky.
Plusieurs usagers du service public de distribution et de fourniture d’électricité ont entendu contester une délibération du « Grand Nancy », portant résiliation d’une délégation de service public de distribution et fourniture d’électricité. Ce recours a été formé à l’encontre de la délibération du conseil de la communauté urbaine du Grand Nancy décidant de résilier par anticipation la délégation de service public conclue en 1994, et de conclure un nouveau contrat avec ERDF et EDF. Dans le cadre de ce contentieux, la cour administrative d’appel a eu l’occasion d’aborder la question de la propriété des compteurs.
En effet, les articles 2 et 19 de la convention signée précisaient que les compteurs Linky ne sont pas des ouvrages concédés, c’est-à-dire qu’ils sont la propriété du concessionnaire, et n’ont pas automatiquement vocation à être des biens de retour à la fin de la convention. Cependant, selon la cour, les compteurs Linky constituent une partie des branchements au sens du décret du 28 août 2007 et font partie des ouvrages basse tension des réseaux publics de distribution. Par conséquent, en vertu des dispositions législatives, ces compteurs appartiennent aux collectivités ou le cas échéant à leur groupement.
Le juge administratif adopte un raisonnement similaire s’agissant du maire d’une commune ayant transféré sa compétence à un syndicat d’énergie, syndicat étant de fait, devenu propriétaire des dispositifs de comptage. Le maire n’avait donc pas – lui non plus – compétence pour s’opposer au déploiement des compteurs Linky.
L’autre point épineux de ce contentieux a trait à l’article 5 de la Charte de l’environnement, qui permet aux autorités publiques de prendre des mesures qui doivent être provisoires et proportionnées si un projet est susceptible d’être regardé, en fonction des connaissances scientifiques, comme présentant un risque suffisamment plausible, bien que sa réalisation soit incertaine.
La violation du principe de précaution est l’un des arguments juridiques développés par les communes désireuses de faire obstacle à l’installation des compteurs Linky sur leur territoire.
Les préfectures ont contesté la légalité cet argument devant le juge administratif.
Le risque sanitaire des compteurs Linky avait d’ores et déjà été écarté par le Conseil d’État en 2013. Les juges du palais royal avaient considéré qu’en l’état des connaissances scientifiques, aucun risque ne faisait obstacle au système Linky, les éléments fournis permettant de vérifier que les rayonnements émis ne dépassaient pas les seuils.
Le principe de précaution ne pouvait donc pas légalement servir de base à l’adoption des délibérations d’interdiction des dispositifs de comptage Linky à l’échelle communale. C’est donc sans surprise que les ordonnances rendues par les différents juges des référés saisis, ont prononcé la suspension des délibérations contestées. Ils ont en effet considéré que l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation dans l’application du principe de précaution étant de nature à faire naitre un doute sérieux sur la légalité.
Cette même erreur manifeste d’appréciation s’agissant du principe de précaution a également fondé plusieurs jugements d’annulation au fond de délibérations, tels que les jugements du tribunal administratif de Nantes et les jugements du tribunal administratif de Toulouse.
Le tribunal administratif de Nantes a notamment annulé une délibération par laquelle le conseil municipal d’une commune avait donné instruction au syndicat départemental d’énergie de s’opposer au remplacement des compteurs, en considérant que le Préfet de Loire-Atlantique était fondé à soutenir que la délibération était tout à la fois entachée d’un vice d’incompétence et d’une erreur manifeste d’appréciation.
Ce contentieux semble donc voué à disparaitre.
Sandra DURAFFOURG
Élève-Avocate – Promotion Laurent FABIUS
École de formation du Barreau de Paris