Le Congrès fédéral des États-Unis a un pouvoir législatif relativement restreint, en grande partie circonscrit à la matière économique. Cependant, par le seul biais de son pouvoir économique et en faisant preuve d’une imagination sans limite, le législateur est intervenu dans de nombreux domaines très différents.
Commerce Clause et fédéralisme
Si les pouvoirs du Congrès sont éminents, ils sont aussi très circonscrits à la seule fin de la cohésion nationale. Les pouvoirs qui lui sont dévolus, précisés de manière limitative dans la section 8 de l’Article Premier de la Constitution, sont par exemple le pouvoir de lever l’armée et l’impôt, de battre monnaie ou encore de déclarer la guerre. En revanche, les États de la Fédération disposent d’un pouvoir plus large, dit résiduel : ils sont, d’après le Xe Amendement, compétents dans tous les domaines qui ne sont pas délégués au législateur fédéral par la Constitution. La dualité de compétence entre l’État fédéral et les États fédérés ne souffre en principe aucun empiètement puisque l’une se définie « en négatif » de l’autre. Cependant, la Clause donnant au Congrès le pouvoir de réguler le commerce interétatique n’a pas manqué d’occasionner un large contentieux de conflit de compétence.
En effet, le Congrès s’est fondé sur cette clause apparemment anodine et concernant un domaine purement économique, pour adopter de nombreuses lois allant de la régulation du temps hebdomadaire de travail aux droits des Noirs, en passant par la restriction du port d’arme. Au fur-et-à-mesure de ses arrêts, la Cour suprême a défini les contours de la compétence du législateur fédéral, en tentant d’apporter une réponse à la question « Qu’est-ce que le commerce interétatique ? ».
Une première interprétation extensive de la Commerce Clause
Le premier grand arrêt de la Cour suprême sur la question du commerce interétatique intervient en 1824. Dans l’arrêt Gibbson v. Ogden[1], les juges de Washington ont eu à déterminer si le transport – en l’occurrence fluvial – de marchandises entre deux États pouvait être considéré comme du commerce interétatique et si donc sa régulation pouvait tomber dans le giron du Congrès. Le Chief Justice Marshall considéra alors que « le commerce comprend sans aucun doute le transport. Mais le commerce est avant tout une relation mutuelle (intercourse). Le pouvoir de réglementer le transport est expressément accordé au Congrès comme si ce mot avait été ajouté à celui de « commerce » »[2]. Aussi, la Cour conçoit dans un premier temps le pouvoir du Congrès de manière extensive. Cependant, ses décisions ultérieures n’iront pas toujours en ce sens.
La rencontre entre la Commerce Clause et la logique interventionniste du New Deal
En 1933 le Congrès vote le National Industrial Recovery Act (NIRA). Figure de proue du New Deal, cette loi déléguait au Président Roosevelt une part de la compétence législative afin qu’il puisse intervenir directement sur l’industrie et relancer l’économie américaine. Les circonstances économiques qui entouraient ce texte n’ont cependant pas empêché la Cour suprême de le mettre en péril avec l’arrêt Schechter Poultry v. U.S.[3], rendu en 1935. Le plaignant, un grossiste de viande installé à New-York, contestait une disposition prise sous l’empire du NIRA et régulant le salaire, le temps de travail et le droit syndical de ses employés. Dans une décision unanime, la Cour du Chief Justice Charles Hughes considère premièrement que le NIRA enfreint la règle de séparation des pouvoirs et deuxièmement qu’il excède la compétence du Congrès en matière de commerce interétatique. Pour arriver à cette conclusion, la Cour s’est d’abord demandé si les activités bouchères du plaignant pouvaient être qualifiées de commerce interétatique. L’étude factuelle a révélé que l’essentielle des transactions – et indépendamment de l’origine et de la destination de la viande – se déroulaient à New-York et ne constituaient donc pas un commerce interétatique. Dans cette décision la Cour emploie la distinction entre effet direct et indirect sur le commerce interétatique. La régulation des effets directs appartient au Congrès tandis que celle des effets indirects est pleinement de la compétence des États. En l’occurrence la Cour conclue que « Les employés de boucheries ne sont pas des employés du commerce interétatique. Leur salaires et leur temps de travail n’ont aucun lien direct avec le commerce interétatique ». Reconnaissant tout de même le caractère exceptionnel des circonstances dans lesquelles a été adopté le NIRA, la Cour maintient l’inconstitutionnalité de la loi par cette formule lapidaire : « En aucun cas des circonstances exceptionnelles n’élargissent la Constitution »[4].
En parallèle du NIRA, le Congrès a adopté le Bituminous Coal Conservation Act (BCCA) destiné à réguler la production de charbon et les relations professionnelles du secteur. James Carter, actionnaire de la Carter Coal Company décide de contester la constitutionnalité de la loi. La Cour rend en 1936 la décision Carter Coal[5] déclarant le BCCA contraire à la Constitution. Selon la Cour, la production d’un bien destiné à circuler ne peut être considérée comme ressortant du commerce interétatique. À l’idée de relation initiée par Marshall, la Cour ajoute que le commerce est une relation nouée à des fins d’échanges (« intercourse for the purpose of trade »). Aussi tout ce qui précède ou entoure cette relation – comme l’extraction du charbon ou le salaire des employés – ne ressort pas du commerce. À propos du temps de travail hebdomadaire et des salaires la Cour précise que « quelques soient leurs effets sur le commerce, et ils peuvent être grands, ils n’en sont pas moins secondaires et indirects »[6].
Le bras de fer entre la Cour suprême et le Président Roosevelt
L’opposition permanente de la Cour aux mesures phares du New Deal irrita fort son principal artisan : le Président Roosevelt. Après avoir été réélu en 1936, ce dernier proposa un projet de loi visant à réformer la composition de la Cour suprême. En effet, si l’existence d’une Cour suprême est prévue par la Constitution et de ce fait incontournable, sa composition est fixée par une loi. L’idée de Franklin D. Roosevelt était de nommer quinze nouveaux juges qui lui seraient fidèles. Quelques semaines après l’annonce de ce plan de restructuration, la Cour suprême a admis dans la décision West Coast Hotel Co. v. Parrish[7] que la loi pouvait se substituer à la liberté contractuelle en imposant notamment un salaire minimum, ce qui était un point central du New Deal. Le projet de réforme de la Cour fut abandonné dans la foulée.
L’année 1942 marque le début d’une période d’extension des pouvoirs du Congrès sous l’empire de la Commerce Clause. La décision Wickard v. Filburn[8] concernait un homme (Filburn) possédant une petite exploitation agricole servant à sa consommation personnelle. Ce dernier s’était vu taxé car il dépassait les quotas de production imposés par l’Agricultural Adjustment Act de 1938. Le plaignant argua alors devant la Cour suprême que le Congrès n’avait le pouvoir de réguler sa production personnelle. Les juges de Washington lui donnèrent tort en considérant que si la situation isolée de Filburn n’avait pas grande importance, celles de milliers de fermiers qui l’imiteraient, affecteraient nécessairement le commerce. Aussi, à compter de ce jour, la Cour ne prêta plus attention à la question de savoir ce qu’est ou non le commerce mais s’intéressa à ce qui a un effet sur le commerce, autorisant le Congrès à réguler toutes les activités – commerciales ou non commerciales – ayant un effet substantiel (« a substantial effect ») sur le commerce interétatique, décuplant ainsi son champs d’action.
L’emploi de la Commerce Clause en faveur des droits civiques
La latitude acquise par le Congrès dans l’emploi de la Commerce Clause va lui servir au cours des années 1960 à mettre en œuvre l’égalité des droits nouvellement proclamée. En 1964 est voté le Civil Rights Act rendant illégale la ségrégation[9]. En effet, si la ségrégation disparaît dans l’accès aux infrastructures publiques, elle est plus tenace dans les établissements privés, en particulier dans le Sud des États-Unis et notamment à Atlanta, où un hôtel violait manifestement la loi en refusant d’héberger des Afro-américains. Cette affaire, dont la Cour suprême eut à connaître, pris le nom de Heart of Atlanta Motel v. U.S.[10]. Le propriétaire de l’hôtel développa une argumentation foisonnante reposant sur la violation par le Congrès de plusieurs prescriptions constitutionnelles. Selon lui, le Civil Rights Act serait une intervention inconstitutionnelle dans le domaine économique (Art 1er, Section 8, Clause 3). Ensuite, en l’empêchant de choisir ses clients, il violerait la clause de due process of law du Ve Amendement. Enfin, comble de son argumentaire, en le forçant à louer ses chambres à des clients Noirs, la loi le placerait dans un état de servitude pour ne pas dire d’esclavage, violant le XIIIe Amendement. Ce dernier argument fut balayé par les juges de Washington, mais ceux-ci considérèrent qu’étant donné que la clientèle de l’hôtel était pour les trois quarts des voyageurs venant d’autres États, cette activité pouvait être considérée comme du commerce interétatique, le Congrès étant donc admis à la réguler. Cette solution, juste en l’espèce, est cohérente avec la position de la Cour qui, depuis 1954 a œuvré dans le sens de la déségrégation et depuis 1942 a laissé toute latitude au législateur dans l’utilisation de la Commerce Clause. Cependant, le blanc-seing donné au Congrès ne fut pas éternel et pris fin en 1995.
Le retour à une interprétation restrictive de la Commerce Clause.
Le 10 mars 1992, un pistolet fut trouvé sur lycéen texan, qui enfreignait ainsi la loi fédérale de 1990[11] interdisant la possession d’arme à feu à proximité des écoles – et a fortiori dans leur enceinte. L’affaire fut portée devant la Cour suprême, les avocats du défenseur contestant la constitutionnalité de la loi, adoptée par le biais de la Commerce Clause. L’arrêt U.S. v. Lopez mis fin à près d’un demi-siècle d’une jurisprudence tendant à étendre la compétence du Congrès. Dans cette décision prise par cinq voix contre quatre et rédigée par le Chief Justice Rehnquist, la Cour effectue un travail de synthèse et de consolidation de la jurisprudence. Trois catégories d’activités susceptibles d’être régulées par le Congrès sont identifiées. Les voies du commerce interétatique sont – depuis 1824 – et demeurent sous l’empire de la loi fédérale. Il appartient aussi au Congrès d’agir sur « les instruments », « les personnes » et « les choses » de l’interstate commerce. Enfin, la Cour retient les critères de l’effet ou du lien substantiel d’une activité avec le commerce interétatique. Ainsi, les juges de Washington déclarent que la loi prise en 1990 par le Congrès est contraire à la Constitution, le gouvernement ne pouvant apporter la preuve que la régulation des armes à feu dans le proche voisinage des établissements scolaires aurait un lien avec le commerce interétatique. Les mots de William Rehnquist dans cette décision rappellent son attachement au Xe amendement et à un pouvoir des États primant sur celui du législateur fédéral : « Reconnaître au Congrès un pouvoir général de police sous l’empire de la Commerce Clause […] nous obligerait à conclure que l’attribution des pouvoirs par la Constitution n’a pas de sens et qu’il n’y aura jamais rien de tout à fait fédéral ni de tout à fait local. Cela, nous ne sommes pas disposés à le faire »[12].
La question de la Commerce Clause est en réalité une caractérisation d’un problème plus large : celui de la répartition des pouvoirs entre les deux niveaux de la Fédération. Cette question est centrale dans le droit constitutionnel américain, et est à l’origine d’un contentieux juridique et politique important entre partisans d’un État central puissant et défenseurs de la souveraineté des États fédérés fasse au pouvoir de Washington. Malgré une répartition apparemment claire des pouvoirs entre les différentes entités, la pratique a montré qu’apparaissent facilement des zones grises. Alors, le juge s’emploie, au fil de ses décisions, à les estomper.
Alexis Antois
[1] Gibbons v. Ogden, 22 U.S. 1 (1824).
[2] op. cit. (traduction de l’auteur).
[3] A.L.A. Schechter Poultry Corp. v. United States, 295 U.S. 495 (1935).
[4] Op. cit. (traduction de l’auteur).
[5] Carter v. Carter Coal Co., 298 U.S. 238 (1936).
[6] Op. cit. (traduction de l’auteur).
[7] West Coast Hotel Co. v. Parrish, 300 U.S. 379 (1937).
[8] Wickard v. Filburn, 317 U.S. 111 (1942).
[9] Pour plus de détails voir, « De la Guerre de Sécession au Civil Right Act (1865-1964)… » , Le Petit Juriste, septembre 2016.
[10] Heart of Atlanta Motel Inc. v. United States, 379 U.S. 241 (1964).
[11] Gun-Free School Zone Act (1990).
[12] Op. cit. (traduction de l’auteur)