Le 15 novembre 2016 était adoptée, à Lomé, au Togo, la Charte africaine sur la sûreté et la sécurité maritimes et le développement en Afrique. Le motif principal ayant poussé les États africains à prendre part à son adoption est bien entendu le phénomène des actes de piraterie[1].
La piraterie maritime accroît le coût des transports internationaux et a également des répercussions considérables sur le développement en Afrique[2]. On comprend aisément que le Sommet de Lomé avait prioritairement pour objectif de mettre fin à de tels actes, surtout lorsqu’on sait que 38 des 55 États partis sont côtiers. De ce fait, la Charte qui en est ressortit n’a été que le reflet de ce qui a poussé les États à se réunir : les actes de piraterie maritime et le développement de l’économie bleue ou marine. Ce dernier désigne un développement durable intégrant l’utilisation des espaces marines à des fins économiques avec la protection de la mer en vue d’améliorer le bien-être social[3].
L’adoption de cette Charte nourrissait également des espoirs concernant la résolution de la pêche illégale, non déclarée, et non règlementée (INN)[4] en Afrique, qui épuise les ressources halieutiques, nuit à l’écosystème marin et à l’économie (10-23 milliards de dollars de pertes[5]). Hélas, à l’analyse, on remarque que la pêche INN, même si elle n’est pas oblitérée, est reléguée au second plan, peut-être de manière involontaire, tant l’enjeu sécuritaire primait.
La relégation de la pêche INN au second plan conduit à une insuffisante prise en compte de ce phénomène en Afrique, situation déjà désespérante. De quoi envisager de reconsidérer cette situation, au plan juridique, institutionnel voire même politique, pour une meilleure gestion de ce phénomène en Afrique.
L’insuffisante prise en compte de la pêche INN
Les déclarations d’avant sommet annonçaient un texte novateur prenant équitablement en compte toutes les questions liées au domaine maritime. Toutefois, à l’analyse, on constate d’un côté que la part belle est faite aux enjeux liés à la sécurité maritime. D’un autre côté, les dispositions relatives à la lutte contre la pêche INN sont étonnamment similaires à celles contenues dans d’autres textes.
La priorisation de la sécurité maritime
Même si la pêche INN entre bien dans le champ d’application de la Charte de Lomé tel que le précise l’article 4 (a)[6], le sentiment général est que la Charte de Lomé semble s’être principalement focalisée sur le volet sécurité maritime.
D’abord, l’intitulé de la Charte est évocateur à bien des égards. En effet, l’appellation complète est « Charte africaine sur la sûreté et la sécurité maritimes et le développement en Afrique ». On y retrouve donc au premier plan les volets sûreté et sécurité au détriment d’autres volets jugés peut-être moins importants.
Ensuite, l’article 3 de la Charte consacré aux objectifs met beaucoup plus l’accent sur les enjeux sécuritaires. Aux termes du paragraphe (a) de cet article par exemple : la Charte vise à « prévenir et réprimer la criminalité nationale et transnationale notamment le terrorisme, la piraterie, les vols à main armés à l’encontre des navires, le trafic de drogues, le trafic de migrants, la traite des personnes et les trafics illicites connexes de tous genres en mer ; ainsi que la pêche INN »[7]. Au regard de cette disposition, la pêche INN semble donc être un objectif de second plan. Par ailleurs, alors même que tout un chapitre est consacré la sécurité et la sûreté en mer[8], la problématique de la pêche INN n’est véritablement abordée qu’à l’art. 20 du chapitre 4 relatif au « développement de l’économie bleue/ maritime ».
Cette focalisation prononcée de la Charte conduit à la qualifier de Charte à visée économique. D’ailleurs, la majeure partie des mesures ont été prises à des fins mercantilistes. Et pourtant, le Ministre des affaires étrangères togolais affirmait que « la préservation de l’environnement est au cœur de la philosophie que porte le projet de charte de Lomé »[9]. Le volet environnement marin, en particulier les mesures relatives à la pêche INN, semble donc avoir été inséré pour donner à la Charte une allure « écologique ».
D’ailleurs, à y regarder de plus près, les quelques dispositions relatives à la pêche INN ont comme un air de déjà-vu.
L’absence d’innovation dans la lutte contre la pêche INN
Etiqueté avant sa naissance de texte novateur et avant-gardiste, il était normal, voire légitime, d’espérer une évolution dans les mesures relatives à la pêche INN. Hélas, le rendez-vous de l’innovation sera manqué du moins en ce qui concerne la lutte contre la pêche INN. Comme bien d’autres avant elle, la Charte de Lomé aura cédé à la double tentation que l’on observe souvent en Droit des traités. D’une part elle a reconduit des dispositions déjà existantes sans aller plus loin. D’autre part, elle a la plupart du temps privilégié la solution individuelle en « laissant à chaque État le choix » des mesures à adopter.
S’agissant du premier aspect, il est à noter que la Charte de Lomé s’est inspirée du Plan d’action international de 2001 visant à prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche INN. Toutefois, les dispositions contenues dans la Charte sont trop imprécises. Aux termes des dispositions de la Charte, « chaque État partie prend les mesures appropriées pour lutter efficacement contre les activités de pêche INN dans le cadre de ses juridictions nationales et pour prendre les mesures juridiques appropriées visant à poursuivre les auteurs de pêche INN »[10]. Le Plan d’action (élaboré 15 ans plus tôt) va beaucoup plus loin en énumérant les mesures appropriées à prendre par chaque État[11]. La Charte semble également s’inspirer de la Convention de Montego Bay adoptée en 1982[12] même si celle-ci s’inscrivait dans un cadre beaucoup plus général. En effet, dans le but de garantir la conservation des ressources biologiques d’une part et leur gestion durable d’autre part, le texte de 1982 laisse à chaque État côtier le choix de définir des lois et règlements (compatibles avec la convention) fixant les différentes modalités à respecter dans le cadre de sa juridiction nationale[13]. L’art. 26 de la Charte de Lomé s’inscrit dans cette dynamique mais paraît beaucoup moins précise[14].
Relativement au second aspect, la Charte aura également mis en évidence les difficultés que pose la question de souveraineté des États en droit de l’environnement et plus généralement en droit international. En effet, très attachés à leur souveraineté, les États ont souvent du mal à accepter les solutions collectives touchant à leurs compétences. D’où la tendance aux solutions individuelles plus respectueuses des souverainetés. Cependant, la décision de laisser aux États le choix d’adopter leurs mesures ne fait que renforcer le « souverainisme maritime », entravant parfois les actions collectives en faveur de l’environnement qui lui ne connaît pas de frontières. Il aurait été plus salutaire voire raisonnable d’encadrer cette liberté de choix par une obligation d’harmonisation et de coordination au niveau régional[15]. Ainsi, l’Union Africaine (UA) définirait des standards communs auxquels devront se conformer les mesures prises au niveau national.
Au final, la Charte a certes condamné la pêche INN. Mais au regard de l’imprécision et de la pauvreté des mesures prévues et de l’absence de mécanismes, cette condamnation nous laisse comme un « goût d’inachevé ». Peut-être devrait-t-on concevoir des moyens plus efficaces dans la lutte contre la pêche INN en Afrique.
Vers une meilleure prise en compte de la pêche INN en Afrique
La pêche INN est une vraie menace pour la conservation de l’environnement marin et sa durabilité en Afrique[16]. Ce phénomène nécessite une meilleure prise en compte à travers des approches de solutions que l’on peut sérier en deux mouvements : le renforcement des moyens existants et l’élaboration d’un cadre juridique de régulation plus adapté.
Le renforcement des moyens de mise en œuvre des conventions internationales relative à la pêche INN
Plusieurs textes internationaux (auxquels sont parties les États africains) prennent en compte la pêche INN mais à des degrés différents. Il s’agit entre autre du Code de bonne conduite de la FAO, de l’Accord relatif à la gestion des stocks de poissons de 1995 ou encore de la Convention de Montego Bay. S’il est vrai que la majorité de ces textes ont une vocation plus universelle que régionale, il n’en demeure pas moins vrai qu’une mise en œuvre optimale participerait à réduire drastiquement le phénomène de pêche INN en Afrique. Il importe donc de s’atteler à trouver des solutions aux entraves limitant l’impact de ces textes en Afrique.
Dans cette lancée, il apparaît nécessaire d’améliorer en premier lieu la coopération déjà présente entre États africains d’abord, et entre États Africains et le reste du monde. On pourrait par exemple s’inspirer de l’expérience enrichissante de la Commission Sous Régionale des Pêches (CSRP)[17] pour développer une approche de lutte basée sur la mise en place d’un cadre juridique répondant aux exigences du droit international et le développement d’une approche intégrée fondée sur la collaboration, la coordination des actions et la mutualisation des moyens.
En deuxième lieu, l’aspect financier reste la raison généralement invoquée par les pays africains pour justifier la mise en œuvre limitée des conventions. Il serait peut-être nécessaire de réfléchir à la création d’un fonds spécial africain consacré à la lutte contre la pêche INN. Des réserves peuvent néanmoins être émises par rapport à cette proposition étant donné que la création d’un fonds est prévue dans la Charte de Lomé. Mais nous pensons que la mise en place d’un fonds spécial géré par l’UA est sans doute préférable et même pratique. En réalité, le fonds prévu par la Charte est destiné à la « sûreté et la sécurité maritimes »[18].S’il venait à être mis en place il financerait prioritairement les opérations de lutte contre la piraterie en mer. La lutte contre la pêche INN ne bénéficierait alors que d’une portion dérisoire du gâteau.
En dernier lieu, il convient de rappeler qu’une partie des textes qui existent ne sont pas encore en vigueur. C’est le cas de la Charte de Lomé qui en est encore à ses balbutiements et dont l’entrée en vigueur reste difficile à estimer au regard du nombre insuffisant de ratification à ce jour (et ce n’est qu’un euphémisme)[19]. Il est donc nécessaire que le Togo, grand défenseur de la Charte, multiplie les échanges afin d’atteindre dans les brefs délais le nombre de dépôts d’instruments nécessaires à son entrée en vigueur. Comme souvent en Afrique, c’est la volonté politique des dirigeants qui fait défaut et il est plus que cardinal d’y remédier.
Au-delà de ces suggestions « naïves » visant à parvenir à une mise en œuvre des différents textes existants, d’autres pistes peuvent également être explorées en vue de parvenir à une lutte efficace contre la pêche INN en Afrique. Le ton semble être donné par l’entrée en vigueur de l’Accord sur les mesures du ressort de l’État du port en 2016[20]. Cet accord étant le premier instrument juridique mondial directement consacré à la lutte contre la pêche INN.
La possible adoption d’une convention régionale spécifique
De l’analyse de l’arsenal juridique africain relatif à la lutte contre la pêche INN, il ressort que les quelques accords existants ne concernent pas spécifiquement la pêche INN mais ont une portée plus générale. C’est le cas de la Convention d’Abidjan de 1981 qui s’intéresse à la protection du milieu marin ou plus récemment de la Charte de Lomé. Pour remédier à cela, deux options sont possibles.
La première, et la plus radicale, consisterait à élaborer une convention régionale (africaine) spécifique relative à la lutte contre la pêche INN. Elle définirait les grands axes de la lutte, les mécanismes institutionnels, les mécanismes financiers et surtout elle consacrerait l’idée de création d’un fonds spécial. Il serait préférable d’opter pour la procédure courte de ratification pour les États afin d’accélérer l’entrée en vigueur de la convention. Cette option, bien que plus complète et même meilleure, pourrait en pratique susciter quelques critiques. En effet, il est tout à fait possible de s’interroger sur la pertinence d’un accord de plus, dont l’élaboration et la mise en œuvre nécessiteraient du temps et des moyens financiers importants pour des États africains. Or ces derniers sont réticents et croulent déjà sous le poids de nombreux engagements financiers découlant d’autres conventions. En considérations de ces inquiétudes, une seconde option se profile à l’horizon.
La seconde option est une pratique courante en droit international : les protocoles d’amendements[21]. Il s’agit ici d’élaborer un protocole relatif à la lutte contre la pêche INN que l’on pourrait adosser en théorie à l’une des conventions déjà existantes. Il pourrait s’agir de la Convention d’Abidjan de 1981 ou de la Charte de Lomé. En pratique, le choix de la Charte de Lomé nous paraît risqué quand on voit la longue « odyssée » qui s’annonce avant d’espérer une mise en œuvre effective de la Charte de Lomé. La préférence serait donc d’adopter un protocole d’amendement à la Convention d’Abidjan, déjà en vigueur et disposant d’un cadre institutionnel relativement présent. Dans tous les cas, l’option du protocole nous paraît la plus abordable et la moins difficile à mettre en œuvre au regard du contexte africain.
La Charte de Lomé, ayant donné plus d’importance aux actes de pirateries, est bien loin du Poséidon tant espéré qui pourrait protéger les espaces maritimes africains contre les actes de pêche INN. Elle se rapprocherait alors plus d’un hippocampe ou d’une étoile de mer. Toutefois, on pourrait espérer que les dispositions adoptées pour assurer la protection des côtes contre les actes de piraterie aient par un ricochet un effet dissuasif sur ceux qui commettent des actes de pêche INN.
Au-delà de ces espérances, il serait souhaitable pour endiguer ce phénomène de mettre en œuvre les conventions déjà existantes en la matière, de les amender afin de les rendre plus efficient et de penser à des textes plus spécifiques dans un futur très proche. Peut-être arriverons nous ainsi à avoir un véritable Poséidon qui protégerait l’espace maritime africain des actes de pêche INN.
Melaine Assè-Wassa Sama et
Dessa-nin Ewèdew Awesso
[1] Voir la définition proposée à l’art. 1 de la Charte de Lomé. https://au.int/en/treaties/african-charter-maritime-security-and-safety-and-development-africa-lom%C3%A9-charter
[2] http://sommet-lome.org/contexte/
[3] Voir la définition proposée à l’art. 1 de la Charte de Lomé.
[4] Voir la définition proposée au paragr. 3 du Plan d’action international visant à prévenir, à contrecarrer et à éliminer la pêche illicite, non déclarée et non règlementée adopté en 2001 sous l’égide de la FAO.
[5] http://sommet-lome.org/contexte/
[6] Voir l’art. 4 (a) de la Charte de Lomé.
[7] Art. 3 (a).
[8] Voir le Chapitre 2 intitulé « mesures de prévention et lutte contre la criminalité en mer ».
[9] Entretien avec le Pr Robert Dussey, ministre togolais des Affaires étrangères, de la Coopération et de l’Intégration africaine, Diplomatie, Sécurité maritime et développement en Afrique, octobre 2016, p. 14.
[10] Art. Al. 4 de la Charte précitée.
[11] Voir le point 51 du Plan d’Action International visant à prévenir, contrecarrer et à éliminer la pêche INN adopté dans le cadre de la FAO en 2001.
[12] Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 dite de Montego Bay.
[13] Voir les art. 61 et 62 de la Convention de Montego Bay.
[14] L’art. 26 dispose que « chaque Etat partie préserve l’environnement marin et protège les espèces biologiques, la faune et la flore marines dans le cadre du processus de développement de son environnement et de sa biodiversité ».
[15] Un peu comme en droit communautaire.
[16] Voir Isolina Boto et Camilla La Peccerella (comp.), Lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) : Impacts et défis pour les pays ACP, Briefings de Bruxelles sur le développement rural, pp. 1, 14 et 27
[17] http://www.spcsrp.org/fr/content/pr%C3%A9sentation
[18] Art. 11 de la Charte.
[19] A ce jour, seule la ratification du Togo (pays hôte) a été enregistrée.
[20]http://www.sentinelle-droit-international.fr/?q=content/fao-entr%C3%A9e-en-vigueur-de-l%E2%80%99accord-sur-les-mesures-du-ressort-de-l%E2%80%99etat-du-port
[21] Il existe un grand nombre de protocoles. En droit de l’environnement par exemple, l’on peut faire cas du protocole de Kyoto ou de celui de Bâle sur la responsabilité et l’indemnisation en cas de dommages résultant de mouvements transfrontières dangereux et de l’élimination de déchets dangereux.