“Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester.” (Martin Niemöller)
Apprenons-nous des discriminations du passé ?
Aujourd’hui, nous sommes face à deux Europes: “l’Europe de l’Ouest” où la Convention européenne des droits de l’homme est appliquée d’une manière forte, proche des besoins des citoyens, et l’Europe centrale et orientale, dite “de l’Est”, où la Convention reste un simple instrument juridique qui est vue comme un nouvel impérialisme pour les Etats anciennement communistes. L’un des éléments les plus controversés de la Convention reste l’article 8. Si nous regardons les statistiques fournies par la Cour, nous observons qu’entre les années 1959 et 2016, celle-ci a dû juger de la violation ou non-violation de cet article par 1864 fois.
Nous savons que le but de la Convention est de prémunir les individus de toute ingérence arbitraire des pouvoirs publics, que les États ont des obligations positives, et doivent prendre toutes les mesures afin de protéger efficacement les droits garantis. Par ailleurs, une simple abstention de leur part peut constituer une violation.
Mais il demeure des sujets très sensibles, comme le mariage homosexuel, le droit pour les couples de même sexe d’avoir un enfant, l’avortement et -plus largement- la question de la sexualité, qui entre dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention, et sur laquelle la Cour n’a pas donné de décision ferme, laissant ainsi une marge d’appréciation plus large aux États parties. Dans l’Europe de l’Ouest, on observe une plus grande ouverture quant à ces sujets sensibles. De nombreux pays européens ont reconnu le mariage (15) ou l’union civile (26) entre personnes de même sexe: l’Espagne, la Grande-Bretagne, les pays du Benelux, la France, l’Italie, la Slovénie, etc… Mais il faut également voir les quelques pays où les droits civils des personnes LGBT ne sont pas reconnus, comme la Bulgarie, la Pologne, la Roumanie, l’Ukraine, la Moldavie ou la Slovaquie. Ces personnes sont privées de certains droits, comme si elles n’étaient pas des personnes juridiques égales à leurs concitoyens, ce qui apparaît dès lors comme une contradiction évidente par rapport à la Convention européenne des droits de l’Homme, et au droit de l’Union européenne.
Quant au droit à l’avortement, il est théoriquement reconnu dans tous les Etats membres, ou presque: en Pologne, il n’est légal qu’en cas de viol, lorsqu’il présente un risque vital , en cas de malformations ou de maladies mentales pour enfant à naître, sans tenir compte du droit de la femme d’avoir ou de ne pas avoir l’enfant, ni de son droit à l’autodétermination qui entrent tous deux dans la sphère de l’application de l’article 8 CEDH.
Pour mieux comprendre l’application de l’article 8 dans cette partie de l’Europe conservatrice sur ces sujets sensibles, il convient d’explorer la situation des personnes LGBT en Roumanie, et l’état de l’avortement en Pologne.
1. La situation des personnes LGBT en Roumanie
Dans le Code pénal roumain, depuis 1864 et pendant longtemps il n’existait plus de différence de traitement entre les relations hétérosexuelles et homosexuelles. Mais en 1937, les relations homosexuelles furent interdites. Et dans la période communiste, le Code pénal a incriminé l’homosexualité dès 1948, en punissant les actes sexuels entre personnes de même sexe par une durée d’emprisonnement comprise entre 2 et 5 ans. Dans les années 1989-1990, en pleine période post-communiste, l’article 200 du Code Pénal est resté en vigueur. Heureusement, la Cour constitutionnelle roumaine a reconnu en 1994 que les lois contre les homosexuels représentaient une violation des droits de l’homme, et déclara inconstitutionnel l’article 200 du Code pénal, qui fut ensuite abrogé le 21 juin 2001.
Aujourd’hui, les actes sexuels entre personnes de même sexe ont été réglementés. L’âge nécessaire pour les actes sexuels consentis hétérosexuels et homosexuels est le même: 15 ans. Bien que la Cour européenne de droits de l’homme ait décidé que toute personne a le droit de se marier, ou -au minimum- de contracter un pacte civil de solidarité, en 2015 (affaire Oliari c. Italie), la Roumanie continue d’interdire la reconnaissance d’une vie familiale pour les personnes LGBT. L’article 48 de la Constitution roumaine, dans son premier alinéa, dispose que : “La famille est fondée sur le mariage librement consenti entre les conjoints, sur leur égalité et sur le droit et le devoir des parents d’assurer la croissance, l’éducation et l’instruction des enfants.” Tandis que l’article 259 du Code civil indique que : “ Le mariage est l’union librement consenti entre un homme et une femme, conclue en vertu de la loi ».
Au prétexte que l’art. 48 de la Constitution manquerait de clarté, et laisserait une marge de manœuvre propice au futur mariage homosexuel, la “Coalition pour la Famille” a réuni 3 millions de signatures pour redéfinir le mariage et la famille comme uniquement possibles entre un homme et une femme. Cette coalition est formée par 41 associations et ONG, dont Pro-Vita, Les parents pour les cours de religion, Alliance des familles de la Roumanie, Association des familles Traditionnelles ; toutes reconnues pour leurs idées fanatiques, dont l’interdiction de l’avortement et des contraceptifs, et l’obligation pour les étudiants de suivre des cours de religion dans les écoles. Par ailleurs, la Coalition pour la Famille est soutenue par l’Église orthodoxe et l’Église romano-catholique.
Bien que selon la Constitution, la Roumanie demeure un État laïc, les prêtres chrétiens orthodoxes ont aidé à recueillir des signatures dans les églises et dans quelques départements, ainsi que dans des écoles. En juillet 2016, la Cour constitutionnelle roumaine a rendu un avis positif sur l’initiative populaire censée introduire des débats parlementaires sur le sujet, les conditions des initiatives populaires prévues par la Constitution ayant été remplies : un minimum de 100.000 signatures provenant de personnes ayant le droit de vote. Les citoyens, qui ont droit à une initiative législative, doivent provenir d’au moins un quart des comtés du pays et au moins 5 000 signatures à l’appui de cette initiative doivent être enregistrées dans chacun de ces comtés et à Bucarest, respectivement. Mais le président de la Cour, Valer Dorneanu, a souligné que cet avis n’avait été rendu qu’en ce qui concernait les conditions de dépôt de ladite initiative, et que la Cour ne s’était donc pas prononcée sur l’opportunité de cette initiative à influer sur les débats parlementaires.
Tandis que l’initiative de modification de l’article 48 de la Constitution est dans les débats parlementaires (où presque tous les partis politiques ont voté en faveur de l’organisation d’un référendum), un couple formé d’un Roumain et d’un Américain a demandé à la Cour constitutionnelle de reconnaître leur mariage contracté en Belgique. L’État roumain ne reconnaît pas le mariage homosexuel, même contracté hors de ses frontières. Adrian Coman et Clai Hamilton sont ainsi dans une situation difficile, car Hamilton ne peut pas avoir de droit de résidence en Roumanie pour une période supérieure à trois mois en sa qualité de membre de famille.
Le couple a invoqué une exception d’inconstitutionnalité de l’article 277 paras. 2 et 4 du Code civil roumain, qui vise l’interdiction de reconnaissance des mariages entre personnes de même sexe conclus à l’étranger. Dans cette situation, le droit à la libre circulation apparaît violé. Plus précisément, la directive 2004/38/CE relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Après avoir reporté le verdict à quatre reprises, la Cour Constitutionnelle s’est finalement résolue à envoyer à la Cour de Justice de l’Union européenne une question préjudicielle pour résoudre le cas des époux Hamilton.
2. L’avortement en Pologne
La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas donné de solution ferme en matière d’’IVG. Elle laisse donc une marge d’appréciation plus large aux États parties, dont les avis divergent sensiblement. Ces divergences opposent ceux qui soutiennent le droit de la femme à l’autodétermination et son droit d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant, et les pseudo-religieux qui blâment l’avortement. La Cour de Strasbourg a affirmé en 2004 dans l’arrêt Vo c. France que «la vie du fœtus est intimement liée à la vie de la femme qui le porte et ne saurait être considérée isolément », et « qu’il n’est ni souhaitable, ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une « personne » au sens de l’article 2 de la Convention ».
La situation en Pologne reste difficile, car la loi polonaise autorise uniquement l’avortement lorsque “des tests prénataux ou d’autres résultats médicaux montrent qu’il existe un risque élevé que le fœtus soit atteint d’une malformation grave et irréversible ou d’une maladie incurable qui menace sa vie“ (Art. 4(a) 2) de la loi du 7 janvier 1993- «sur le planning familial, la protection du fœtus humain et les conditions d’interruption de grossesse»). Mais il y a des situations où l’État ne respecte pas son propre droit interne et commet des abus pour éviter l’avortement décidé par la mère. L’arrêt R.R. c. Pologne du 26 mai 2011 reste une décision importante pour illustrer cette situation. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle que les États ont la liberté de reconnaître ou non un droit à l’avortement, mais qu’ils ont l’obligation d’assurer une pleine effectivité dès lors que ce droit est reconnu dans le droit interne.
En l’espèce, une femme enceinte, dans sa 18ème semaine de grossesse, a été informée par son médecin que le fœtus était atteint d’une malformation. La femme souhaitait alors recourir à l’avortement, mais le médecin en charge s’opposa même à la demande de tests génétiques visant à prouver la malformation et permettant -par la suite- à la femme de bénéficier de son droit à l’avortement, reconnu par la loi polonaise. Tous les autres médecins refusèrent l’avortement et usèrent de manœuvres dilatoires pour retarder le test génétique. A la 23ème semaine de grossesse, le test fut finalement réalisé, et la requérante dût attendre deux autres semaines pour que les résultats confirment l’existence d’une pathologie. A ce stade de la grossesse, les médecins ont finalement refusé la réalisation de l’avortement au motif qu’il était trop tard, puisque la loi polonaise n’autorise un tel acte motivé par la maladie du fœtus que “jusqu’au moment où le fœtus est capable de survivre en dehors du corps de la mère“, et l’enfant fut donc mis au monde avec le syndrome de Turner. La Cour européenne de Strasbourg a donc logiquement condamné la Pologne pour violation de l’article 3 – interdiction des traitements inhumains et dégradants- en combinaison avec l’article 8 -droit au respect de la vie privée et familiale-.
Toujours en Pologne, en 2016 un projet de loi visait à introduire une peine de cinq ans de prison pour toute femme qui avorterait, ou toute personne qui pratiquerait un avortement. Dès lors, le seul cas autorisé d’avortement aurait la menace pour la vie de la mère. Mais, l’opinion publique a refusé cette proposition, suite à l’organisation de la “Grève nationale des femmes” qui a réuni 100.000 femmes dans tout le pays pour protester contre ce projet de loi. Sous la pression populaire, la proposition a été rejetée par l’Assemblée avec plus de 352 voix contre, 58 pour et 18 abstentions.
Il faut donc en conclure que le gardien des droits fondamentaux, la Cour européenne des droits de l’homme, doit assurer un juste équilibre entre la protection individuelle pour assurer la liberté de toute personne à vivre en conformité avec son propre style de vie, avec ses propres croyances, avec sa propre identité, et le respect des États aux opinions divergentes sur les sujets sensibles provenant de la religion, des traditions propres à chaque pays, des mentalités populaires spécifiques.
Bianca Oprea
Pour en savoir plus:
Sur les violations par article et par Etat défendeur (1959-2016)
Sur l’abrogation de l’article 200 du Code pénal roumain:
Assemblée parlementaire- Documents de séance- session ordinaire de 2003 (deuxième partie) 31 mars- 4 avril 2003, Conseil de l’Europe, vol. IV, Documents 9730-9772, pp. 179-181