L’île méditerranéenne de Chypre est divisée de facto depuis 1974 et l’invasion par l’armée turque de sa partie nord, soit 33 % du territoire. Les deux entités qui ont résulté de cette séparation de fait sont distinctes depuis quarante-deux ans aussi bien sur le plan géographique, que culturel et politique. D’un coté, la République de Chypre, membre effective de l’Union Européenne depuis 2004 et dont les habitants sont ultra-majoritairement des chypriotes de culture grecque et de religion orthodoxe (de l’ordre de 94 %). De l’autre, la République Turque de Chypre-Nord (RTCN) constituée en majorité de chypriotes turcs et colons anatoliens, n’est reconnue que par Ankara, depuis 1982.
De manière générale, cet état de fait est avant tout justifié par des raisons :
- Historiques (les rivalités séculaires entre grecs et turcs depuis l’invasion par l’Empire Ottoman de l’île en 1570)
- Géopolitiques (la guerre de procuration que se jouait Ankara et Athènes pour l’île)
- Culturelles (la détestation quasi-génétique entre grecs orthodoxes et turcs musulmans).
L’intervention turque ne serait donc que la résultante de ces tensions, aggravées par les volontés d’union des chypriotes grecs avec la Grèce. Ainsi, l’opération « Attila » (qui débute le 20 juillet 1974) est dénoncée par la résolution 353 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. La résolution dispose expressément du « retrait sans délai du territoire de la République de Chypre de tous les militaires (…) y compris ceux dont le retrait a été demandé par Mrg Makarios »[1] (à l’époque Président de la République). Pour autant, il convient d’admettre que la légalité de l’intervention turque découle avant tout d’un conflit d’interprétation volontairement créé par les turcs eux-mêmes. Effectivement, Ankara a, dès le mois de juillet 1974, justifié son action au nom de sa mission de « protection » de la minorité turque et en vertu de l’Article 4 du Traité de garantie de 1960. Ce traité, qui officialise le 16 août 1960 l’indépendance de l’île est ratifié par la République de Chypre mais aussi par le Royaume-Uni (alors puissance colonisatrice), la Grèce et la Turquie. L’accord permet à ces trois Etats de devenir les « garants de l’équilibre constitutionnel » de la nouvelle nation indépendante. L’alinéa 2 de l’article 4 dispose: « Dans la mesure où une action commune ou concertée ne serait pas possible (en cas de non-respect de l’ordre constitutionnel), chacune des trois Puissances réserve son droit d’agir dans le seul but de rétablir l’ordre public créé par le présent traité. ».
Au nom d’intérêts géopolitiques supérieurs, les puissances tutélaires ont utilisé le droit international et constitutionnel pour mieux encadrer la souveraineté de la nouvelle République. La création d’un corpus de textes constitutionnels communautaristes ayant conduit, in fine, aux évènements de 1963 (affrontements intercommunautaires sur l’île) qui s’achèveront avec l’invasion turque de 1974 et la division de l’île jusqu’à aujourd’hui.
- La mise en place d’un système constitutionnel bicommunautaire complexe et largement favorable à la minorité turque
La constitution du 16 août 1960 institue un Etat totalement bi-communautaire. Afin de pallier toute tentative de « confiscation » du pouvoir par la majorité grecque, la constitution va octroyer des privilèges politiques importants aux Chypriotes turcs qui ne représentent pourtant que 18 % de la population totale de l’île. C’est cet égalitarisme entre communautés qui va faire germer le nationalisme au sein des deux groupes ethnolinguistiques.
Le pouvoir exécutif est représentatif du caractère hybride de l’Etat. L’article 1er dispose ainsi que le président grec et son vice-président turc sont respectivement élus par les communautés grecques et turques. Les communautés sont par ailleurs définies à l’article suivant selon des critères ethniques (« d’origine grecque/turque »), linguistiques (« de langue maternelle grecque/turque ») et religieux (« de l’Eglise orthodoxe grecque / de religion musulmane »). Cette dichotomie à la tête de l’Etat se retrouve dans l’exercice du pouvoir. Le président grec nommant les ministres grecs (70 % du Conseil des Ministres) et le vice-président turc, les ministres de sa communauté (30 %). Ils disposent quasiment des mêmes pouvoirs[2] comme le droit de véto ou de grâce. Si les décisions du Conseil sont prises à la majorité simple (ce qui avantage la communauté grecque), le vice-président peut demander la révision de n’importe quelle décision[3] que ce soit au Conseil des Ministres ou à la Chambre des Représentants. Ce pouvoir de nuisance – dont le vice-président Küçük a abusé, encouragé par les extrémistes de son camp – a indéniablement contribué à la dégradation de la situation sur l’île dès 1961.
Cette dualité dans toutes les strates du pouvoir est de nature à empêcher pleinement le développement de la République. La Constitution de 1960, appuyé par le Traité de garantie et le Traité d’alliance avec les trois puissances est de nature à créer – dans les faits – deux Etats-nations au sein d’une même structure institutionnelle. Le pouvoir législatif est d’ailleurs représentatif de cette situation dans la mesure où le corps électoral est séparé en deux : les grecs et les turcs. Ainsi, la Chambre des Représentants représente les deux communautés, selon les mêmes proportions qu’au Conseil des Ministres. Ce séparatisme communautaire contribue d’autant plus aux tensions que les 18 % de chypriotes turcs représentent numériquement 30 % des députés de la Chambre des Représentants. Une force numérique leur permettant de bloquer toute décision qui relève de cette Chambre et dont la plus importante est le vote du budget[4]. Cependant, elle n’a pas de compétence d’attribution qui revient aux Chambres Communautaires. Selon les dispositions de l’article 87 de la constitution, ces deux chambres indépendantes l’une de l’autre ainsi que de la Chambre des Représentants représentent les communautés (l’une pour les grecs, l’autre pour les turcs) et exercent le pouvoir législatif dans des domaines très variés allant des questions religieuses au droit des personnes, en passant par l’établissement des impôts et taxes sur les membres de leur communauté respective, l’éducation ou encore la composition et les instances des tribunaux compétents en matière de litiges civils.
Le troisième pouvoir constitutionnel qu’est le pouvoir judiciaire est encore plus soumis à ce communautarisme séparatiste. Les articles 152 à 154 disposent de l’organisation judiciaire de Chypre (hors Cour Constitutionnelle). Chaque justiciable peut être jugé par des juges de sa propre communauté. En cas de litige entre un chypriote grec et un turc, celui-ci est réglé par un tribunal mixte composé d’un juge grec et d’un juge turc. L’article 153 dispose de l’organisation de la Haute Cour de Justice qui fait office de Cour d’appel. Elle est composée de deux magistrats grecs, un magistrat turc et du président de la Cour qui est un magistrat d’un pays tiers (hors Royaume-Uni, Grèce et Turquie) disposant de deux voix, dont la voix définitive. Enfin, la Cour Constitutionnelle, instituée en vertu de l’article 133 de la constitution dispose de pouvoirs très étendus. Pour exemple, le paragraphe 1 de l’article 139 dispose comme suit : « La Cour constitutionnelle suprême a juridiction pour juger sans appel sur les recours concernant toute affaire relative à un litige ou un conflit de prérogative ou de compétence survenant entre la Chambre des représentants et les Chambres communautaires ou l’une d’elles et entre n’importe quels organes ou autorités de la République (…) ». Les deux têtes de l’exécutif sont aussi en mesure de la saisir pour toute décision ou loi qui serait « discriminatoire » vis-à-vis de l’une des deux communautés.
- Une Constitution soumise aux obligations du Traité de garantie et d’alliance
Le Traité de garantie est l’acte international donnant officiellement naissance à la République de Chypre. L’accord est constitué de quatre parties : la République nouvellement crée, le Royaume-Uni (puissance coloniale) ainsi que la Grèce et la Turquie qui souhaitaient annexer l’île (Grèce) ou se la partager (Turquie). Dans les faits, ce traité impose à Chypre une souveraineté limitée et garantit les droits des trois puissances tutélaires qui s’arrogent le pouvoir d’imposer leur présence militaire sur l’île (via le traité d’alliance).
Les traités ont force constitution elles et constituent les Annexes I et II de la Constitution du 16 août[5]. L’article 182 de la Constitution dans les dispositions de ses paragraphes 2 et 3 précise que des modifications relevant de l’ordre constitutionnel sont possibles à condition d’obtenir le vote « d’au moins les deux tiers du nombre total de députés appartenant à la Communauté grecque et au moins les deux tiers du nombre total de députés appartenant à la Communauté turque. ». Des conditions qui, dans le climat raciale et politique du Chypre des années 1960 apparaissent impossible à obtenir et bloquent toute possibilité d’évolution.
Les puissances veillent au statut quo défini à l’alinéa 2 de l’article premier du Traité de garantie, qui stipule : « Elle (Chypre) s’engage à ne participer, en totalité ou en partie, à aucune union politique ou économique avec aucun État quel qu’il soit. En conséquence, elle interdit toute activité de nature à encourager directement ou indirectement l’union de l’île avec un autre État ou sa partition. ». Or, les milieux nationalistes turcs aussi bien continentaux qu’insulaires vont dès le début des affrontements de 1963, soumettre l’idée d’un partage de l’île en deux. Officiellement, le but est de trouver une solution à la guerre civile, officieusement, il s’agit d’empêcher de voir l’île tomber dans l’escarcelle d’Athènes sous la pression de la milice chypriote grec EOKA-B qui prône « l’Enosis » (l’union avec la Grèce).
Le 15 juillet 1974, une junte militaire pro-Enosis – directement soutenue par Athènes – prend le pouvoir à Nicosie. Ankara justifie donc son intervention du 20 juillet 1974 par l’article 4 alinéa 2 du Traité de garantie : « Dans la mesure où une action commune ou concertée ne serait pas possible (dans l’éventualité d’une violation des dispositions du traité, ici l’article premier), chacune des trois Puissances réserve son droit d’agir dans le seul but de rétablir l’ordre public créé par le présent traité. ». Il est important de noter que la Turquie a respecté les dispositions de l’alinéa premier de l’article 4 du traité : « Dans l’éventualité d’une violation des dispositions du présent traité, la Grèce, la Turquie et le Royaume-Uni s’engagent à se consulter pour faire des représentations ou prendre les mesures nécessaires afin d’assurer le respect de ces dispositions. ». Alors, la Turquie a-t-elle délibérément violée l’accord pour organiser une séparation de l’île qui était à son avantage ? Oui, car elle n’est pas intervenue pour rétablir l’ordre institutionnel mais pour provoquer de fait la séparation entre les deux communautés. Pour autant, on ne peut pas affirmé qu’Ankara a lancé, le 20 juillet 1974, une action unilatérale, sans concertation avec les autres parties au traité. Effectivement, le premier ministre turc de l’époque, Bülent Ecevit a expressément cherché le contact avec Athènes via l’intermédiaire des Etats-Unis. Dans le même temps, les forces turques demandaient – sans succès – aux Britanniques d’intervenir afin de « ramener Chypre à son statut de neutralité » en conformité avec l’article premier du Traité de garantie. Le choix de la Turquie de maintenir ses positions au nord de la désormais célèbre « Ligne Attila » (« Ligne verte » selon la sémantique onusienne) correspond donc à la crainte de voir l’île se tourner définitivement vers une Grèce en pleine frénésie nationaliste. Une perte géostratégique impensable dans le contexte de l’époque.
À l’heure où les négociations reprennent (officiellement depuis le printemps 2015) entre les deux parties de l’île, les juristes internationaux se heurtent sur l’épineuse question de la nature de l’architecture institutionnelle d’une Chypre réunifiée. L’échec du Plan Annan de 2004 a définitivement enterrée l’idée d’une confédération bizonale. Cette confédération reprenant trop à la constitution initiale de 1960. Plusieurs solutions sont actuellement à l’étude allant d’une fédération de type « belge » à la division en cantons ethniques sur le modèle Carrington-Cutileiro pensée pour la Bosnie.
Arthur Prévôt
Notes de bas de page
[1] Résolution 353 du Conseil de Sécurité de l’ONU (20 juillet 1974), paragraphe 5
[2] Article 47, 49 et 50 de la Constitution du 16 août 1960
[3] Talarides Kikes. L’affaire de Chypre [I. L’aspect constitutionnel]. In: Politique étrangère, n°1 – 1964 – 29e année. pp. 74-91
[4] Article 81 paragraphe 2 de la Constitution du 16 août 1960
[5] Article 181 de la Constitution du 16 août 1960