Par un arrêt du 31 mai 2012, la troisième Chambre civile de la Cour de cassation rappelle la frontière parfois délicate à appréhender entre le bail commercial soumis au statut protecteur et le bail dérogatoire. Ce dernier, échappant au statut protecteur, doit être plus encadré dans la mesure où la jouissance du preneur est mise à mal. Revenons sur la notion de bail dérogatoire afin de mieux apprécier la portée de cet arrêt.
Bail commercial. Le bail commercial est règlementé aux articles L145-1 et suivants du Code de commerce. Le Code ne donne pas, directement, de définition de celui-ci. Il permet à une personne, souhaitant exercer une activité, de bénéficier d’un droit à la « propriété commerciale » pendant une certaine période. Aussi va t-il permettre au preneur de disposer, pendant une période contractuellement déterminée, de la jouissance des locaux que le bailleur s’engage à mettre à sa disposition. Il s’analyse, tout au plus, comme un contrat de location. La spécificité du bail commercial réside toutefois dans la faculté laissée au preneur, en fin de bail, de le renouveler. Ce droit au renouvellement est d’ordre public et toute clause contraire sera réputée non écrite. En cas de refus de renouvellement du bailleur, ce dernier devra s’acquitter d’une somme, correspondant au préjudice subi par le preneur, nommée « indemnité d’éviction ».
Bail dérogatoire. Pour s’adapter à certaines situations pratiques[1], le législateur admet également la pratique des baux dérogatoires. Ces baux sont régis par l’article L145-5 du Code de commerce qui laisse la faculté au bailleur de concéder un bail d’une durée totale de deux ans dérogeant ainsi aux règles du statut protecteur des baux commerciaux.
Plusieurs conditions doivent être réunies afin que le régime des baux dérogatoires puisse être applicable. D’abord, le contrat doit être conclu lors de l’entrée en jouissance du preneur. Le statut est applicable quand bien même le bail résulte d’un simple accord verbal[2]. Ensuite, la durée totale du bail commercial ne peut pas être supérieure à deux ans.
Enfin, la dernière condition – qui intéresse l’arrêt du 31 mai 2012 – tient à l’unicité du contrat. En vertu de cette condition, un second bail dérogatoire ne peut pas être conclu par les mêmes parties. Cette solution ne semble pas déroger à la jurisprudence très largement établie en la matière. Il est constamment rappelé que la faculté de dérogation n’est ouverte que pour le premier contrat portant sur un local déterminé[3]. La simple dérogation admise permettant de conclure une succession de baux dérogatoires concernait les cas de changement de locaux[4]. La principale question soulevée par l’arrêt du 31 mai 2012 était de savoir si le changement d’activité pouvait justifier la conclusion d’un nouveau bail dérogatoire et, par voie de conséquences, être valable aux termes et conditions de durée de ce dernier.
Par cet arrêt, la Cour régulatrice rejette très sèchement le pourvoi. Elle retient que l’article L145-5 du Code de commerce « n’imposait l’exercice de la même activité dans les mêmes locaux concernés » de sorte qu’à l’issue de ce premier bail dérogatoire, le preneur étant laissé en possession, il s’opérait alors une conversion, ipso jure, du bail dérogatoire en bail commercial en vertu de l’article L145-5 du Code de commerce.
Portée de l’arrêt. Dans les faits, deux baux dérogatoires avaient été conclus de manière successive. Alors que le bailleur affirmait que le statut des baux commerciaux ne lui était pas applicable, le preneur invoquait, pour le second bail, une conversion en bail commercial, lui offrant ainsi la propriété commerciale. La Cour de cassation, très naturellement et conformément à sa jurisprudence[5], fit droit à la demande du preneur. Les bailleurs sont avertis et la messe est dite. Si un preneur demeure dans les lieux après l’expiration du premier bail de deux ans, un bail commercial verra le jour et une jouissance paisible devra être concédée au preneur. Par conséquent, le preneur recouvre tous les droits inhérents au statut ; la faculté de renouvellement ou le paiement d’une indemnité d’éviction.
Bien entendu, au regard de la force obligatoire des conventions, la décision prête sérieusement le flanc à la critique. Alors que le bailleur avait convenu de la signature d’un bail dérogatoire, il se retrouve lié par un bail commercial d’une durée de neuf ans. La solution semble être justifiée par des impératifs de sécurité commerciale du preneur. Afin de lui assurer une rentabilité de son investissement et la possibilité d’exercer son activité de manière paisible, une conversion en bail commercial était nécessaire.
Reste à savoir comment traiter juridiquement le second bail. Comme il l’a été rappelé, le premier se poursuit avec comme spécificité d’être soumis au statut des baux commerciaux régi par l’article L145-1 et suivants du Code de commerce. Or, quid du second bail conclu entre les parties ? Est-il caduc ? Est-il nul ? Si la nullité venait à être prononcée, y aurait-il des restitutions réciproques ? Comment traiter les loyers versés dans le cadre du second bail ? Seraient-ils restitués ? S’opérerait-il une compensation de dettes connexes ? La Cour de cassation semble esquiver la question et laisse ainsi, derrière elle, les conséquences juridiques sans solution.
Propos conclusifs. A lire l’arrêt, le bailleur disposait d’une parade entre les mains qu’il n’a pas su exploiter : la renonciation au bénéfice du statut. Cette faculté, largement admise avant la loi LME du 4 août 2008, n’a pas été condamnée par le législateur[6]. Deux conditions étaient alors requises pour donner plein effet à cette renonciation : l’acquisition du droit au bénéfice du statut et la manifestation du locataire de renoncer au statut protecteur des baux commerciaux. Reste à savoir pourquoi le bailleur n’a pas préféré recourir à la renonciation, solution bien moins sujette à l’exégèse, parfois surprenante, des juges.
Asif Arif
Ancien étudiant du Master 2 Fusions-acquisitions et droit du financement
Université d’Evry Val d’Essonne
Notes
[1] Il peut s’agir, par exemple, pour le bailleur de contracter un bail dérogatoire afin de déterminer le potentiel de l’activité avant de s’engager dans un contrat de bail commercial avec des engagements plus lourds. [2] Cass. Civ. 3ème, 25 janvier 1986, Revue des Loyers 1986.358 [3] Cass. Civ. 3ème, 25 novembre 1975, n°74-13.075 Rolland c. Pousset, Bull. civ. III n°312 [4] Cass. Civ. 3ème, 11 octobre 1977, n°76-11.782, Fox c. Sagora, Bull. civ. III n°332 [5] Cass. Civ. 3ème, 20 décembre 1977, Bull. civ. III, no 456 [6] Memento Expert, Francis Lefebvre, « Baux commerciaux », 2009-2010 |