Jamais les juristes d’entreprise n’avaient été aussi proches de l’obtention du secret professionnel. Mais c’était sans compter sur le lobbying du Conseil national des barreaux (CNB) qui est parvenu à supprimer l’avocat en entreprise du projet de loi Macron.
« Si l’avocat en entreprise refait surface, ce ne sera pas dans le projet de loi Macron », se désole Matthieu Guérineau, responsable du département contrats chez Servier. On chuchotait à l’oreille des juristes d’entreprise que le projet serait repris en main par Christiane Taubira lors de son projet de réforme de la justice. Sauf que le garde des Sceaux s’est déjà dédit sur le sujet en soutenant l’avocat en entreprise dans un premier temps, puis en laissant Emmanuel Macron s’en saisir dans un second temps.
Avocat vs entreprise
Initialement prévu dans le projet de loi Macron, ce statut confère au juriste qui exerce en entreprise le bénéfice du secret professionnel, à l’instar des avocats. Cette réforme visait à augmenter la compétitivité des entreprises françaises : mieux protégées juridiquement, elles seraient mieux préparées aux poursuites pour fraude, corruption ou atteinte aux règles de la concurrence. Mieux armées juridiquement en interne, le budget alloué aux conseils externes en diminuant d’autant.
Si du point de vue de l’entreprise, ces arguments sont bien compris, du point de vue de l’avocat, l’histoire est tout autre. Conférer le secret professionnel aux juristes qui adopteraient le statut d’avocat en entreprise serait contraire aux règles de déontologie de la profession. L’argument opposé est celui de l’indépendance : l’avocat exerce sa profession sans être tenu de se conformer aux injonctions de ses clients. Le juriste d’entreprise, dans une relation hiérarchique vis-à-vis de sa direction, se voit dans l’obligation de suivre sa politique. Il n’a qu’un seul client, sa direction, et ne peut dès lors répondre aux conditions d’exercice des avocats.
Une des raisons pour lesquelles, face aux pressions du CNB, le projet de loi Macron a dévié de la création de l’avocat en entreprise à la notion de confidentialité des avis. Il s’agit alors simplement de protéger les échanges du juriste avec sa direction. Mais même cet amendement a été rejeté dès la première lecture devant l’Assemblée Nationale, effaçant du projet de loi Macron toute disposition pour le juriste.
Boycott
Cette question a déclenché une vraie guerre de territoire entre les professions. Lors de la présentation du projet de loi Macron, Jean-Marie Burguburu, président du CNB alors en place, se disait officiellement contre l’avocat en entreprise mais personnellement pour. La schizophrénie créait la confusion. Pascal Eydoux, qui a pris sa succession en janvier dernier, n’a quant à lui esquissé aucune voie de sortie.
La réaction des directeurs juridiques a été virulente. Denis Musson, le président du Cercle Montesquieu, qui réunit les principaux directeurs juridiques en France, appelle les cabinets français à prendre position publiquement pour l’avocat en entreprise, sous menace de les boycotter. « Cet engagement pourrait constituer à l’avenir un critère préalable de sélection des cabinets présents dans les panels de nos entreprises. À terme, nous pourrions en venir à encourager les liens avec les cabinets situés à l’étranger, au détriment d’une collaboration avec les cabinets français », déclare-t-il. Principaux pourvoyeurs de dossiers pour les avocats d’affaires, les directeurs juridiques montent au front pour pousser les derniers éléments de négociation. Certains y répondent favorablement, d’autres se sentent accusés à tort : « Denis Musson se trompe de cible, revendique Xavier Marchand, fondateur de Carakters. Avec cette injonction, il menace les cabinets d’avocats qui travaillent avec les entreprises alors qu’ils sont tous favorables à l’avocat en entreprise. Les sceptiques sont les avocats qui méconnaissent concrètement les entreprises. Ceux-là ne se sentiront donc jamais menacés par l’appel au boycott. »
L’union fait la force
Pour simplifier, le barreau d’affaires est favorable à l’avocat en entreprise tandis que les avocats qui conseillent essentiellement les particuliers sont contre. La raison fondamentale de ce décalage au sein même de la profession est la diversité des modes d’exercice de l’avocature. Étonnamment, comme relevé par Xavier Marchand, ce sont donc les avocats qui ne travaillent pas avec les entreprises qui refusent le statut. Ces derniers craignent l’accès à leur profession des quelques 16 000 juristes d’entreprise et la concurrence supplémentaire que cela entraînerait.
Il est vrai que les avocats connaissent une certaine forme de paupérisation. Un chiffre l’illustre : en 2014, le barreau de Paris a exonéré de cotisation ordinale les 6 875 avocats (soit un quart des avocats parisiens) dont les revenus sont inférieurs à 36 000 euros nets annuels. Et si on examine les barreaux de province, une large part du chiffre d’affaires des avocats est constituée de l’aide juridictionnelle et de la protection juridique. Pour autant, le marché n’est pas saturé. Avec 86 avocats pour 100 000 habitants, la France est loin derrière ses voisins européens. Avec les juristes d’entreprise devenus avocats, la profession compterait 72 000 inscrits. De quoi remettre du droit dans l’entreprise et développer la place du droit continental dans les échanges mondiaux.
Code de déontologie
Quoiqu’il en soit, si le projet est abandonné, les besoins de l’entreprise en matière de secret persistent. L’enjeu est de taille, le legal privilege est un marronnier chez les juristes. Aujourd’hui, les juristes français, qu’ils soient détenteurs du Capa ou non, qu’ils aient exercé la profession d’avocat ou non, sont rayés des listes de leur barreau lorsqu’ils adoptent le statut de salarié en entreprise. Cette radiation n’intervient que pour l’exercice en entreprise, puisqu’il existe quelques cabinets qui proposent à leurs avocats d’être salariés (Fidal ou Capstan par exemple). Cette radiation a plusieurs conséquences pour l’entreprise : l’impossibilité de plaider, la non-application des règles de déontologie des avocats et le retrait du secret professionnel, seule conséquence réellement problématique. En effet, les juristes ne veulent pas plaider, et alors qu’ils peuvent le faire devant les tribunaux où la représentation par avocat n’est pas obligatoire (tribunal d’instance, conseil des prud’hommes, tribunal de la sécurité sociale, etc), ils ne le font que très rarement. Pour le respect des règles déontologiques dans la profession, les juristes ont leur code depuis l’adoption par l’Association française des Juristes d’Entreprise (AFJE) du Code européen en octobre 2014.
Délocalisation forcée
En revanche, ils sont privés de la protection de leurs avis. Pour l’entreprise, cela signifie que les échanges écrits avec les juristes internes peuvent être saisis au cours d’une enquête des autorités judiciaires ou de régulation. Ces échanges risquent ensuite de se retourner contre l’entreprise comme preuve de culpabilité. Cela est fréquent en matière de droit de la concurrence ou de corruption. Le directeur juridique doit faire appel à un conseil externe pour que leurs échanges soient frappés du sceau de la confidentialité. Pire, cela conduit les multinationales à confier les projets français aux directions juridiques étrangères, ou à délocaliser totalement le service juridique pour constituer des équipes non soumises au droit français. Un déclassement par rapport à ses homologues étrangers.
La pétition de la dernière chance
En attendant, les directeurs juridiques appellent leur haut management à signer une pétition pour faire front commun devant les pouvoirs publics et montrer que les entreprises ont besoin de l’avocat en entreprise, ou du moins de la confidentialité des avis. Le contexte est tendu, le Medef faisant lui-même un pas en avant, puis un pas en arrière. Dans la bouche de Joëlle Simon, sa directrice des affaires juridiques, le syndicat des patrons est d’accord avec la création de l’avocat en entreprise mais à la condition que le bâtonnier n’intervienne pas en cas de litige avec l’employeur et si l’entreprise n’est pas obligée d’embaucher des avocats. Enfin, le Medef est réticent à ce que le statut prévoie une clause de conscience, comme elle existe chez les journalistes, permettant de démissionner avec les avantages liés à un licenciement.
La compétitivité des entreprises fait les frais de ces dissensions. Les juristes d’entreprise se heurtent à des avocats et dirigeants majoritairement contre une réforme de leur statut. Que cela n’empêche pas les plus audacieux de rêver à l’inter-professionnalité.
Pascale D’Amore