Alors qu’un projet de loi visant à créer un socle de protection des lanceurs d’alertes est en débat au Sénat, la Cour de cassation, par son arrêt du 30 juin 2016, participe de la création d’un régime prétorien de protection des lanceurs d’alertes professionnelles.
La Chambre sociale de la Cour de cassation n’a pas entendu, par son arrêt du 30 juin 2016 n°16-10557 destiné à une publication au bulletin, laisser le même sentiment amer que ne l’a fait la justice luxembourgeoise en condamnant le dénonciateur du scandale des LuxLeaks.
L’affaire en question, bien moins romanesque mais tout aussi illégale, impliquait un emploi fictif de dirigeant d’une association et une rémunération ne correspondant pas au travail réellement effectué. Le directeur administratif et financier de cette association consacrée à la prise en charge des examens de santé au sein de la Caisse générale de Sécurité sociale de Guadeloupe, refuse de valider ladite rémunération et dénonce les faits au procureur de la République. Il fait également état de tentative d’escroquerie ou d’extorsion de fonds à l’encontre de l’association. Il est licencié.
En déplaise à la chambre sociale de la Cour de cassation qui saisit l’occasion pour prononcer deux attendus de principe :
« Attendu que le fait pour un salarié de porter à la connaissance du procureur de la République des faits concernant l’entreprise qui lui paraissent anormaux, qu’ils soient ou non susceptibles de qualification pénale, ne constitue pas en soi une faute » ;
« Attendu qu’en raison de l’atteinte qu’il porte à la liberté d’expression, en particulier au droit pour les salariés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, le licenciement d’un salarié prononcé pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui, s’ils étaient établis, seraient de nature à caractériser des infractions pénales, est frappé de nullité ».
Elle nous laisse ainsi étudier la qualification des lanceurs d’alerte professionnelle et la protection dont ils bénéficient.
La qualification du lanceur d’alerte professionnelle
La qualification juridique du lanceur d’alerte est discutée. Une dizaine de textes spéciaux traitant du lanceur d’alerte est recensée. Parmi ceux-ci, le plus général reste l’article L.1132-3-3 du Code du travail issu de la loi du 6 décembre 2013 qui fait état d’une personne ayant « relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ». D’un point de vue plus général, la doctrine définit le lanceur d’alerte comme « celui qui fait usage de sa liberté d’expression afin de favoriser la préservation d’un intérêt « collectif », sachant que ce dernier, matérialisé ou non par une norme impérative, peut faire l’objet de multiples nuances d’appréciation, allant de la dignité d’un collègue de travail harcelé à la pérennité d’une activité économique, voire à certaines considérations d’envergure nationale »[i]. Le Conseil d’Etat, quant à lui, propose : « toute personne qui, confrontée à des faits constitutifs de manquements graves à la loi ou porteurs de risques graves, décide […] de lancer une alerte dans l’intérêt général »[ii]. De la même manière, selon le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modification de la vie économique, tel que validé par le Sénat le 8 juillet 2016, « un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale, dans l’intérêt général, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime, un délit ou une violation grave et manifeste de la loi ou du règlement dont il a eu personnellement connaissance »[iii].
La Cour de cassation clarifie. D’un point de vue matériel, le lanceur d’alerte professionnelle est celui qui dévoile des faits de l’entreprise dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions et qui lui paraissent anormaux, que ces faits soient susceptibles ou non de toute qualification pénale (infraction, délit, crime). En ce sens, l’arrêt va plus loin que tous les autres textes spéciaux[iv], pour poser une définition générale de l’alerte professionnelle.
D’un point de vue personnel, elle n’exige du lanceur d’alerte que sa bonne foi. Peu importe qu’il ait lancé une « fausse alerte » dès lors qu’il avait la certitude que les faits dénoncés étaient fautifs. Dans le cas contraire, le salarié n’est pas protégé du pouvoir disciplinaire de son employeur. Rappelons cependant, tel que le fait la Cour de cassation dans cet arrêt, que le salarié dispose d’un régime probatoire avantageux : la bonne foi se présume[v].
En outre, si en l’espèce les faits avaient été portés à la connaissance du Procureur de la République, la dénonciation peut être faite auprès de l’employeur ainsi que de tout tiers. Il en résulte que « le lanceur d’alerte peut directement alerter les médias, sans passer par le canal de sa hiérarchie, ou encore de l’autorité judiciaire »[vi]. La chambre sociale de la Cour de cassation rend de cette manière un arrêt « novateur »[vii], qui s’oppose à la procédure graduée recommandée par le Conseil de l’Europe[viii].
Si l’ensemble de ces conditions est respecté, le salarié bénéficie du régime protecteur des lanceurs d’alerte professionnelle.
La protection du lanceur d’alerte professionnelle
Sans surprise, le fondement visé est l’article 10 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégeant la liberté d’expression. La Cour de cassation a déjà jugé que le salarié jouit dans le cadre de ses fonctions de sa liberté d’expression[ix] qui n’est limitée que par l’abus. Le lanceur d’alerte ne serait donc qu’un salarié qui use de sa liberté d’expression pour signaler des conduites ou actes illicites. Le régime de l’article 10 § 1 de la CESDH est-il suffisant pour protéger les lanceurs d’alerte professionnelle ? A la lecture de l’arrêt en question, il semblerait que oui.
Des différences apparaissent toutefois. La Cour de cassation n’évoque comme limite que la bonne foi du salarié, et non l’abus classique de la liberté d’expression par propos excessifs, diffamatoires ou injurieux[x]. « Ainsi, si le salarié a consciencieusement suivi les conditions du droit d’alerte, il est à l’abri d’une mesure de représailles quand bien même il se serait trompé ou que ses propos seraient jugés « excessifs » dans le cadre classique de la liberté d’expression »[xi]. La référence à la liberté d’expression pose également la question de l’articulation des droits fondamentaux. La liberté d’expression du salarié pourrait être confrontée à la liberté d’entreprendre, ou au droit à la vie privée des différents acteurs. Il conviendra pour les juridictions d’opérer l’habituelle balance des droits concurrents.
Au nom de cette liberté d’expression, la Cour de cassation créé une immunité au profit des lanceurs d’alerte professionnelle en affirmant que la dénonciation de faits anormaux n’est pas une faute. Sans surprise non plus, elle fait appel au régime de la nullité pour sanctionner le licenciement. Elle entérine ainsi sa jurisprudence selon laquelle la mesure prise par l’employeur qui violerait un droit ou une liberté fondamentale d’un salarié est nulle[xii], même en l’absence de texte prévoyant une telle sanction. La nullité des actes de sanction, licenciement ou discrimination à l’encontre des lanceurs d’alerte prévus aux articles L.1232-3-3 et L.1232-4 du Code du travail est donc étendue aux faits commis antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 6 décembre 2013. L’arrêt de la Cour d’appel qui avait dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse faute de texte en prévoyant la nullité est cassé.
Avec cet arrêt la Cour de cassation ouvre la voie au législateur tout en démontrant que, du côté du droit du travail, les lanceurs d’alerte professionnelle bénéficient déjà d’un régime protecteur élaboré.
[i] G.Duchange, Le droit commun des alertes professionnelles, JCP S 2016 p.1215
[ii] Conseil d’Etat : Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger Doc.fr.2016.
[iv] Voir notamment C.Mathieu et F.Terryn, Le statut du lanceur d’alerte en quête de cohérence, RDT 2016 p.159
[v] G.Duchange, Le droit commun des alertes professionnelles, JCP S 2016 p.1215
[vi] Semaine Sociale Lamy 2016 n°1730
[vii] Semaine Sociale Lamy 2016 n°1730
[viii] Recommandation CM/Rec (2014)
[ix] Cass. soc., 2 mai 2011, n° 98-45.532.
[x] Cass. soc., 15 déc. 2009, n°07-44.264.
[xi] C.Mathieu et F.Terryn, Le statut du lanceur d’alerte en quête de cohérence, RDT 2016 p.159
[xii] Cass. soc., 13 mars 2001, n°99-45735 ; cass. soc., 3 février 2016, n°14-18600