Le Conseil d’Etat, dans un arrêt M. Benzoni en date du 11 mars 2011[1] , en se prononçant sur le caractère législatif de dispositions dont la constitutionnalité est contestée par le requérant, fait une application dans le temps des nouvelles règles constitutionnelles de l’article 38 régissant le statut des ordonnances.
Dans les faits de l’affaire ayant donné lieu à la décision du Conseil d’Etat en date du 11 mars 2011, un sportif s’est vu infliger une sanction disciplinaire (un avertissement) par la Fédération française d’équitation en raison des résultats positifs d’un contrôle antidopage. Par la suite, l’Agence française de lutte contre le dopage se saisit de l’affaire de sa propre initiative sur le fondement de l’article L. 232-22 du code du sport et prononce à l’encontre du sportif une sanction lui interdisant de participer pendant deux ans à d’autres compétitions et manifestations sportives, sanction qu’elle peut prononcer en vertu de l’article L. 232-23 du même code.
Le sportif sanctionné décide de contester la sanction disciplinaire et use pour cela du droit qu’il dispose de présenter à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’Etat, y compris pour la première fois en cassation, une question prioritaire de constitutionnalité ou QPC[2]. Il conteste la constitutionnalité des dispositions des articles L. 232-22 et L. 232-23 du code du sport en tant qu’elles seraient contraires au principe de séparation des autorités de poursuite et de jugement (qui se déduirait des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) et au principe constitutionnel d’égalité.
Le Conseil d’Etat rappelle les trois conditions qui doivent être réunies pour que le Conseil d’Etat renvoie la question au Conseil constitutionnel : la disposition législative contestée doit être applicable au litige ou à la procédure ; elle ne doit pas avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances de fait ou de droit ; et la question doit être nouvelle ou présenter un caractère sérieux (critères alternatifs).
Le Conseil d’Etat considère que les dispositions de l’article L. 232-22 ne mettent pas en cause le principe de séparation des autorités chargées de l’action publique et des autorités de jugement, résultant de décisions du Conseil constitutionnel[3], qui interdit qu’en matière de crimes et délits le prononcé de sanctions pénales puisse résulter de la seule diligence d’une autorité chargée de l’action publique. Selon le Conseil d’Etat, l’Agence française de lutte contre le dopage, lorsqu’elle se saisit d’une affaire, ne statue pas sur les faits dans des conditions contraires au principe d’impartialité. Par conséquent la question, non nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Le Conseil d’Etat refuse de transmettre la QPC.
Avant de se prononcer sur le problème de fond posé par cette QPC, il s’agissait, d’abord, pour le Conseil d’Etat, de vérifier que les dispositions en question étaient bien des « dispositions législatives », condition requise pour que la disposition en question puisse faire l’objet d’une QPC. Les dispositions se trouvent dans la partie législative du code du sport mais sont issues de différentes ordonnances de l’article 38 de la Constitution. Le juge a du examiner cette question au regard de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008[4]. Après une présentation rapide de la valeur des ordonnances de l’article 38 – actes juridiques hybrides – (I), il convient d’analyser l’application qu’en fait le Conseil d’Etat au regard de la révision constitutionnelle de 2008.
I. La valeur des ordonnances de l’article 38 de la Constitution, actes juridiques hybrides
L’article 38 de la Constitution énonce que : « Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse.
A l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. »
L’ordonnance de l’article 38 est donc un acte pris par le pouvoir exécutif intervenant dans le domaine de la loi, sur habilitation législative. Sous peine de caducité, le gouvernement doit déposer un projet de loi de ratification, dans un délai déterminé par la loi d’habilitation, sans être tenu à l’inscrire à l’ordre du jour. Ainsi, lorsque le projet de ratification a bien été déposé par le gouvernement dans le délai prévu mais n’a pas été ratifiée par le Parlement, les ordonnances constituent des actes juridiques en vigueur mais hybrides. En effet, ce sont des actes administratifs qui, en cette qualité, sont susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, bien qu’intervenant en vertu d’une habilitation de la loi et dans un domaine législatif[5]. Le Conseil constitutionnel est incompétent pour en connaître en tant que les ordonnances sont des actes administratifs, mais il pourra être amené à vérifier leur constitutionnalité au moment de leur ratification législative : serait inconstitutionnelle la disposition législative qui entendrait ratifier une ordonnance elle-même inconstitutionnelle[6].
Les ordonnances n’acquièrent valeur législative que lorsqu’elles sont ratifiées par le Parlement. Or le Conseil d’Etat avait reconnu la possibilité d’une ratification implicite des ordonnances[7], par exemple la simple modification législative d’une ordonnance valait ratification de celle-ci, la ratification ayant un effet rétroactif. Le Conseil constitutionnel a aussi admis la ratification d’une ordonnance par une « manifestation de volonté implicite mais clairement exprimée par le Parlement »[8]. Cela dépend en réalité de l’appréciation portée par le juge.
La ratification implicite présentait l’avantage de conférer aux ordonnances un statut plus sûr : celui de la loi. Mais cette pratique a été vivement critiquée. Les uns ont dénoncé un pouvoir exécutif se faisant législateur et empêchant tout contrôle parlementaire, ce qui semble aller à l’encontre de notre conception de la séparation des pouvoirs. Les autres déploraient un manque de clarté et d’accessibilité de la loi et donc un problème de sécurité juridique. L’existence d’une ratification implicite relevant de l’appréciation du juge, il était très difficile de savoir, avant que le juge ne se prononce, si les dispositions d’une ordonnance avaient été implicitement ratifiées ou non. En outre, le gouvernement a récemment beaucoup usé, voire abusé, de l’article 38. L’augmentation exponentielle du nombre des ordonnances est en partie l’effet du grand mouvement de codification entrepris par le gouvernement ces dernières années, mouvement s’inscrivant dans une volonté plus générale de « simplification du droit ». Craignant par conséquent une trop forte inflation législative, ces lois étant édictées sans contrôle réel du Parlement, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a modifié l’article 38 en prévoyant que désormais la ratification doit être expresse. C’est à l’application dans le temps de cette modification constitutionnelle que le Conseil d’Etat a été confronté.
II. L’application dans le temps de l’article 38 modifié de la Constitution
La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 est venue modifier l’article 38 de la Constitution en prévoyant que la ratification des ordonnances ne peut se faire que de manière expresse. La réforme ne précisait pas si les ordonnances qui lui étaient antérieures devaient aussi être ratifiées expressément. Par la décision du 11 mars 2011 le Conseil d’Etat a fait application de l’article 38 conformément à la règle de non-rétroactivité de la norme nouvelle dans le temps combinée avec celle de l’effet immédiat. Le Conseil d’Etat distingue entre les dispositions de l’article L. 232-22 et L. 232-23 du code du sport.
Les dispositions de l’article L. 232-22 du code du sport sont issues d’une ordonnance du 23 mai 2006. Elles ont été ratifiées implicitement par la loi du 3 juillet 2008 relative à la lutte contre les produits dopants, cette ratification leur conférant valeur législative. Par conséquent, ces dispositions présentent le caractère de dispositions législatives dans leur version en vigueur le 8 février 2010, (date du prononcé de la première sanction) et sont donc susceptibles de faire l’objet d’une QPC. Quant aux dispositions de l’article L. 232-23 prévoyant les sanctions susceptibles d’être prononcées par l’Agence applicables au litige dans leur version en vigueur le 6 mai 2010 (date de la seconde sanction, contestée par le requérant), elles sont issues d’une ordonnance du 14 avril 2010 qui, elle, n’a pas été ratifiée expressément. Par suite, ces dispositions ont un caractère réglementaire et ne peuvent donc faire l’objet d’une QPC.
Le Conseil d’Etat fait donc application des règles d’application de la norme dans le temps. En effet, sous l’empire du droit antérieur à la révision, les dispositions de l’article L. 232-22 avaient été implicitement ratifiées, et avait donc acquis valeur législative, acquisition qui ne peut être remise en cause par une réforme ultérieure (principe de non-rétroactivité). En revanche, les dispositions de l’article L. 232-23 n’ont, quant à elles, pas fait l’objet d’une ratification implicite avant l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle. Par conséquent la réforme s’appliquant immédiatement (principe de l’effet immédiat), cette ordonnance doit être expressément ratifiée pour avoir valeur législative conformément à la nouvelle rédaction de l’article 38 de la Constitution. Il en résulte qu’une ordonnance non expressément ratifiée, à partir de l’entrée en vigueur de la réforme, n’a qu’une valeur réglementaire et pourra faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. En revanche, ayant un caractère réglementaire et ne constituant donc pas des « dispositions législatives », les dispositions d’une telle ordonnance ne peuvent faire l’objet d’une QPC, comme l’a précisé le Conseil d’Etat.
Blanche Balian
Pour aller plus loin :
[1] Conseil d’Etat, 2ème et 7ème ss-sect., 11 mars 2011, n° 341658.
[2] Article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
[3] Conseil constitutionnel, n°95-360 DC, 2 février 1995 ; et n°2004-492 DC, 2 mars 2004.
[4] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
[5] Conseil d’Etat, Ass. 24 nov. 1961, Fédération nationale des syndicats de police, p. 658 ; 29 oct. 2004, Sueur, p. 393.
[6] Conseil constitutionnel, n°86-224 DC, 23 janv. 1987, Conseil de la concurrence.
[7] CE, Sect. 19 déc. 1969, Dame Piard ; 10 juillet 1972, Air Inter, p. 537.
[8] Conseil constitutionnel, n°72-73 L, 29 février 1972 et Conseil de la concurrence préc.
Documentation :
« Les ordonnances, Bilan au 31 décembre 2007 », Les Documents de travail du Sénat, Série Etudes Juridiques, mars 2008.
Warsmann (J.L.), Rapport de la commission des lois sur la qualité et la simplification du droit, 2008.
Delvolvé (P.), L’été des ordonnances, RFDA, 2005, p. 909.
Drago (G), Le Conseil constitutionnel, la compétence du législateur et le désordre normatif, RDP, 2006, p.45.
Gaudemet (Y.), Sur l’abus ou sur quelques abus de la législation déléguée, in Mélanges Pierre Pactet, Dalloz, 2003, p.617.
Lethuillier (G.), La ratification expresse des ordonnances de l’article 38 de la Constitution, Les Petites Affiches, 2009, n°212, p. 9.