CJUE, 2 mai 2019, C-614/17, Fundación Consejo Regulador de la Denominación de Origen Protegida Queso Manchego/Industrial Quesera Cuquerella SL, Jun Ramón Cuquerella Montagud
Aux termes de l’article 2, paragraphe 1), sous a) du règlement (CE) n° 510/2006 du Conseil du 20 mars 2006, l’appellation d’origine est constituée du nom d’une région, d’un lieu déterminé ou, dans des cas exceptionnels, d’un pays, qui sert à désigner un produit agricole ou une denrée alimentaire. Il s’agit donc d’un signe distinctif au même titre que la marque. En revanche, la réglementation relative aux appellations d’origine semble limiter expressément l’étendue de la protection aux seuls éléments verbaux désignant la localité, contrairement au régime de la marque qui permet, quant à elle, une protection des signes figuratifs.
Le juge européen a été récemment confronté à cet antagonisme entre les régimes des deux signes distinctifs susvisés. En l’espèce, la fondation Queso Manchego, chargée de la gestion et de la protection de l’AOP « queso manchego » a poursuivi en contrefaçon la Société Industrial Quesera Cuquerella SL (IQC) et Juan Ramón Cuquerella Montagud, lesquelles auraient repris pour leur marque des éléments figuratifs de l’AOP protégée. Or, la juridiction espagnole de première instance rejeta l’action en contrefaçon de la demanderesse en ce que cette dernière avait seulement repris les éléments figuratifs présents sur le conditionnement du produit, et non la dénomination protégée.
A cette occasion, la Cour de Justice a admis l’extension du champ de protection des appellations d’origine aux éléments figuratifs de ces dernières (I), et consacra également la prééminence de l’interprétation téléologique des règlements en droit européen des AOP (II).
I. Extension du champ de protection aux éléments figuratifs de l’AOP
La Cour de Justice, saisie sur renvoi préjudiciel, a reconnu dans sa décision que les éléments figuratifs d’une marque peuvent constituer une évocation illicite d’une appellation d’origine protégée pour des produits similaires ou comparables à ceux commercialisés sous ladite AOP (A). A cet effet, le juge précisait que le public pertinent à prendre en considération dans la détermination de l’existence d’une évocation peut faire référence aux seuls consommateurs de l’Etat membre dans lequel est fabriqué le produit litigieux (B).
A. Elargissement du champ matériel de l’évocation illicite pour les produits similaires
D’après l’article 13, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 510/2006 du Conseil du 20 mars 2006, les dénominations enregistrées sont protégées contre toute atteinte résultant d’une usurpation, d’une imitation ou d’une évocation, de même contre toute autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités substantielles du produit. Toutefois, la portée de la protection des appellations d’origine est expressément limitée aux éléments verbaux constitutifs à la dénomination protégée.
En l’espèce, la fondation Queso Manchego, dont l’AOP porte sur des fromages, soutenait que les éléments figuratifs utilisés par la société IQC afin de commercialiser ses fromages dans la même région induisait une évocation dans l’esprit du consommateur, le conduisant à rattacher les produits couverts par l’appellation d’origine aux produits proposés par la société concurrente. En effet, le conditionnement du produit de IQC représentait certains paysages et représentations propres à la Mancha, région au sein de laquelle sont élaborés les fromages de la demanderesse selon un cahier des charges propre à l’AOP.
En outre, l’étiquette apposée sur les produits de la demanderesse comportait notamment une représentation de Don Quijote de la Mancha, ainsi que des paysages de moulins à vent et des brebis. Or, la société IQC reprenait certains de ces éléments, tels que les moulins à vent contre lesquels se bat le personnage littéraire, ainsi que les brebis. Les termes « Adarga de Oro », « Super Rocinante » et « Rocinante » utilisés par IQC afin de désigner ses fromages renvoient également au folklore de la Mancha puisque Rocinante est le cheval de Don Quijote, tandis que le terme « adarga » est utilisé dans le roman pour désigner l’écu utilisé par ce dernier.
Par conséquent, la fondation Queso Manchego soutenait que l’utilisation, par une société concurrente, de certaines caractéristiques essentielles de l’AOP sur l’étiquette de ses produits, et ce afin de désigner des produits similaires ou comparables à ceux couverts par l’appellation d’origine, est constitutive d’une atteinte aux droits que le titulaire tient de son signe distinctif. Nonobstant, la juridiction espagnole estimait qu’il n’y avait aucune similitude visuelle ou phonétique entre l’appellation d’origine protégée et les éléments figuratifs apposés sur les produits concurrents, de sorte que lesdits éléments ne suscitent pas d’évocation avec l’appellation protégée chez le consommateur.
Suite à la confirmation de cette décision en seconde instance, la fondation Queso Manchego formait un pourvoi devant la Cour suprême espagnole, celle-ci décidant de surseoir à statuer afin de renvoyer des questions préjudicielles à la Cour de Justice.
Le juge européen reconnaissait en premier lieu que l’évocation d’une AOP peut être produite par l’utilisation de signes, y compris figuratifs, qui comportent une similitude d’ordre visuel, phonétique ou conceptuel, pour désigner des produits similaires ou comparables. Selon le juge européen, la lettre de l’article 13 précité implique qu’une dénomination peut être évoquée non seulement par des éléments verbaux, mais également par des éléments figuratifs.
B. Affinement de la définition du consommateur au bénéfice du titulaire de l’AOP
L’appréciation du pouvoir d’évocation consacré à l’article 13 du règlement implique que soit cerné plus précisément le public pertinent ciblé par l’opérateur économique. A cet égard, la Cour Suprême espagnole demanda à la Cour de Justice si les consommateurs visés afin de déterminer l’existence d’une telle évocation étaient nécessairement européens, ou si le périmètre géographique pouvait être restreint aux consommateurs de l’Etat membre dans lequel le produit donnant lieu à l’évocation de la dénomination protégée est fabriqué, ou auquel la dénomination est liée géographiquement et dans lequel il est majoritairement consommé.
En premier lieu, le juge européen précise que la juridiction de renvoi doit apprécier si le produit couvert par la dénomination protégée vient directement à l’esprit du consommateur européen moyen, qui est amené à avoir ledit signe à l’esprit comme image de référence. Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour de Justice précisait que l’absence d’une parenté phonétique et/ou visuelle de la dénomination litigieuse avec l’indication géographique protégée, ainsi que l’incorporation partielle de cette indication dans cette dénomination, doit tenir compte de la proximité conceptuelle entre la dénomination et l’indication[1]. A cette occasion, la Cour a estimé qu’il ne peut pas être exclu que des signes figuratifs soient aptes à rappeler directement à l’esprit du consommateur, comme image de référence, les produits bénéficiant d’une dénomination enregistrée, justement en raison de leur proximité conceptuelle avec une telle dénomination.
Il était également précisé que ne constitue pas un facteur pertinent dans le cadre de l’appréciation de l’évocation, le fait que la dénomination dont il est question fasse référence à un lieu de fabrication connu des consommateurs de l’Etat membre de l’endroit où le produit est fabriqué. En effet, il résulte de la réglementation européenne en la matière que les appellations d’origine bénéficient d’une protection effective et uniforme sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. En 2016, cette circonstance amenait le juge européen à considérer que le consommateur européen était visé, et non pas le seul consommateur de l’Etat membre dans lequel est fabriqué le produit donnant lieu à l’évocation de la dénomination protégée[2].
Cependant, la Cour opère un certain revirement en l’espèce en estimant que, si les éléments se rapportant à l’indication géographique impliquent que l’évocation d’un signe identique ou similaire puisse être suscité chez tout consommateur européen, cela n’exclut pas que le périmètre géographique soit restreint aux consommateurs d’un seul Etat membre.
Par conséquent, si une dénomination enregistrée peut être protégée contre toute évocation sur tout le territoire de l’Union européenne, cette exigence ne requiert pas qu’une évocation appréciée par rapport aux consommateurs d’un seul Etat membre, au sein duquel le produit couvert par la dénomination est fabriqué ou est majoritairement consommé, soit insuffisante afin de déclencher la protection de l’article 13, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 510/2006.
II. La prééminence de l’interprétation téléologique en droit européen des AOP
L’interprétation de la réglementation en matière d’appellations d’origine ainsi que la jurisprudence de l’Union sont guidées par la poursuite d’objectifs communs permettant le bon fonctionnement du marché intérieur. Ainsi, la présente décision manifeste d’une volonté de protection des AOP face aux exigences du marché (A), une telle protection étant manifestement assurée par un alignement progressif du régime des appellations d’origine sur celui des marques (B).
A. Une volonté de protection des AOP face aux exigences du marché
Dans cette décision, il semblerait que la Cour de Justice ait souhaité accroître la protection des titulaires d’appellations d’origine face aux pratiques de la concurrence. Pour ce faire, le juge européen a consacré à de multiples reprises une prééminence d’une interprétation téléologique de la réglementation relative aux appellations d’origine protégées. La Cour recourut explicitement à ce mode d’interprétation privilégiant l’appréciation de la finalité d’une loi ou réglementation au détriment de sa lettre stricte. Il était rappelé les termes d’une jurisprudence constante européenne qui précise qu’il y a lieu, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie[3].
Or, il semblerait que l’objectif de la réglementation en matière d’AOP consiste à garantir les droits des titulaires face aux pratiques contrefaisantes. En outre, le règlement (CE) n°510/2006 en particulier poursuit notamment l’objectif d’assurer que le consommateur dispose d’une information claire, brève et crédible, le renseignant de façon précise sur l’origine du produit. C’est pourquoi le juge a estimé en premier lieu que l’évocation d’une dénomination protégée peut être produite par la reprise d’éléments figuratifs. Malgré le libellé de l’article 13 du règlement, il était jugé que l’objectif susvisé était mieux assuré en interdisant que la dénomination protégée ne fasse l’objet d’une évocation par l’emploi de signes figuratifs.
La même logique sous-tend la réponse à la seconde question préjudicielle. En effet, la lettre de l’article 13 du règlement n°510/2006 ne prévoyait aucune exclusion en faveur d’un producteur établi dans une aire géographique correspondant à l’AOP et dont les produits, sans être protégés par cette AOP, sont similaires ou comparables à ceux protégés par cette dernière. Mais a contrario de la première question, le juge a estimé que les objectifs du règlement seraient mieux assurés en respectant la lettre du texte, à savoir que l’utilisation de signes figuratifs qui évoquent l’aire géographique à laquelle est liée une AOP peut constituer une évocation de celle-ci, et ce même lorsque ces signes figuratifs sont utilisés par un producteur établi dans cette région mais dont les produits, similaires ou comparables à ceux protégés par l’indication géographique, ne sont pas couverts par cette dernière.
Enfin, la réponse de la Cour à la troisième question abonde également dans le sens d’une jurisprudence constante européenne. En effet, le juge précisa que la notion de consommateur européen moyen doit être interprétée de manière à garantir une protection effective et uniforme des dénominations enregistrées contre toute évocation sur l’ensemble du territoire de l’Union. Cependant, le juge considéra que le consommateur à prendre en considération dans la détermination de l’évocation pouvait effectivement être le consommateur européen, mais que les objectifs du règlement étaient mieux remplis en estimant que pouvait être également concerné le consommateur de l’Etat membre d’origine du produit couvert par l’AOP.
En recourant à cette méthode d’interprétation téléologique, la Cour se place ainsi dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, affirmant par exemple qu’un texte qui ne se prête pas à une interprétation claire et uniforme du fait de divergences entre les diverses versions linguistiques, doit être interprété en fonction tant de sa finalité que de son économie générale[4].
B. Un rapprochement des régimes de l’AOP et de la marque
Dans la présente décision, un des moyens utilisé par le juge afin de remplir au mieux les objectifs de la réglementation européenne en matière d’appellations d’origine consiste à calquer progressivement le régime de protection des AOP sur celui des marques.
En premier lieu, la notion d’évocation de l’article 13 du règlement n°510/2006 semble un équivalent du risque de confusion au sens de l’article 9.2 du règlement (UE) n°2017/1001 du 14 juin 2017. La Cour de Justice a reconnu implicitement un tel alignement en considérant que l’emploi de certains signes par le producteur local peut constituer une évocation illicite de cette dernière, lorsque ce dernier propose des produits similaires à ceux couverts par l’appellation d’origine. En appréciant le pouvoir d’évocation à l’aune de la similarité des produits commercialisés et en se rapportant à la similitude des signes en présence, le juge adopte in fine la méthodologie propre à l’appréciation du risque de confusion en droit des marques.
Une autre avancée importante en la matière est bien sûr l’affirmation que la reprise des éléments figuratifs d’une appellation protégée peut constituer une évocation illicite de celle-ci. Ce faisant, le juge rattache la notion même de marque à celle d’appellation d’origine, alors que le libellé de l’article 2 du règlement n°510/2006 précise pourtant que l’AOP est constitué d’une dénomination. La Cour semble s’être inspirée de l’article 4 du règlement n°2017/1001, qui précise que peuvent constituer une marque des dessins, des lettres, des chiffres, des couleurs, afin de consacrer une conception extensive de l’appellation d’origine en tant que signe distinctif s’étendant à ses composantes figuratives.
Enfin, il convient de rappeler que le juge se réfère explicitement au consommateur d’attention moyenne, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, propre au droit des marques, afin de définir le consommateur européen d’attention moyenne pris comme référence afin d’apprécier le pouvoir d’évocation en matière d’AOP[5]. En reconnaissant que le public pertinent ciblé peut se restreindre aux seuls consommateurs du pays d’origine de l’appellation protégée, la Cour de Justice procède selon les mêmes considérations qu’en droit des marques. En effet, le public pertinent retenu pour l’appréciation du risque de confusion peut se limiter au consommateur d’origine de l’Etat membre de fabrication et de commercialisation des produits marqués[6].
En conséquence, l’alignement du régime de protection des appellations d’origine sur celui du droit des marques semble, pour le juge européen, la meilleure garantie d’une protection efficace des AOP en tant que signes distinctifs. Cela semble être une solution judicieuse et pragmatique afin de prévenir les titulaires de droit d’agissements contrefaisants, dans la mesure où le régime de protection le plus abouti en la matière demeure celui du droit des marques.
Clara Grudler
[1] CJUE, 7 juin 2018, Scotch Whisky Association, C‑44/17, point 56
[2] CJUE, 21 janvier 2016, Viiniverla, C‑75/15, points 27 et 28
[3] CJUE, 17 mai 2018, Industrias Químicas del Vallés, C‑325/16, point 27 ; CJUE, 22 juin 2016, Thomas Philipps, C‑419/15
[4] CJCE, 21 novembre 1974, Moulijn / Commission, 6-74 ; 20 novembre 2003, Kyocera, C-152/01
[5] CJCE, 22 juin 1999, C-342/97, Lloyd Schuhfabrik Meyer ; CJCE, 16 juillet 1998, Gut Springenheide et Tusky, C-210/96, Rec. p. I-4657
[6] TUE, 11 mai 2005, Grupo Sada SA/OHMI – Sadia SA, T-31/03, point 47