Affaire Dieudonné : un cas d’école expliqué par le Professeur Philippe Cossalter

Au regard de la très polémique affaire « Dieudonné », Le Petit Juriste souhaite vous aider à y voir plus clair. Pour ceci, nous vous conseillons vivement cet article rédigé par le professeur Philippe Cossalter pour La Revue Générale du droit.

****

Il est inhabituel que nous souhaitions publier sur des sujets polémiques. L’hystérie médiatique autour de l’affaire Dieudonné nous inciterait plutôt à la plus grande prudence.

Le hasard du calendrier veut que la circulaire du Ministre de l’intérieur datée du 6 janvier 2014 visant à obtenir l’interdiction du dernier spectacle de Dieudonné corresponde à notre première leçon consacrée à la police administrative dans le cadre de notre cours de droit administratif. L’occasion était trop belle de nous pencher sur cette circulaire, qui permet de rattacher la matière parfois désincarnée du droit administratif à l’actualité la plus concrète. Celà n’était pas arrivé, en matière de police, depuis l’adoption d’une vague d’arrêtés anti-mendicité en 2006. Le rejet, par le juge administratif, des requêtes en référé-liberté à l’encontre des arrêtés municipaux et préfectoraux adoptés sous l’influence de cette circulaire (Conseil d’Etat, ORD., 9 janvier 2014, Société Les Productions de la Plume et M. D.requête numéro 374508 Conseil d’Etat, ORD., 10 janvier 2014, SARL Les Productions de la Plume et M. D.requête numéro 374528) renforce encore l’impact médiatique de cette affaire. Pour la première fois depuis qu’il existe, le site Internet du Conseil d’Etat a été mis hors-service en raison du nombre considérable de connexions.

L’affaire Dieudonné, outre ses aspects juridiques, présente donc également l’intérêt de soumettre la juridiction administrative à la frénésie très partiulière des emballements médiatiques relayés et entretenus par les réseaux sociaux. C’est une nouveauté.

*   *   *

Pour toute personne ayant un peu étudié le droit administratif, l’affaire semblait entendue : tous les arrêtés municipaux et préfectoraux d’interdiction du spectacle de Dieudonné devaient être suspendus, puis annulés.

La circulaire du 6 janvier semblait être une tentative, forcément maladroite, mais originale, de justifier une interdiction sur la base d’une jurisprudence qui condamne l’interdiction. L’exercice est intéressant, au moins sur le plan didactique.

L’exercice est d’autant plus intéressant que douze décisions du juge administratif antérieures aux ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat des 9 et 10 janvier 2014, dont dix ordonnances de référé de tribunaux administratifs, une ordonnance de référé du Conseil d’Etat et un jugement au fond de tribunal administratif avaient suspendu et annulé des arrêtés d’interdiction de spectacles de Dieudonné.

Neuf de ces décisions sont d’application classique, et concernent soit des arrêtés d’interdiction d’un spectacle, soit des décisions de résiliation de contrats de location de salles municipales. Un décision, la plus récente, présente un plus grand intérêt. L’arrêté municipal d’interdiction était notamment motivé par l’atteinte à la dignité humaine que représenterait la représentation du spectacle (TA Montpellier, ORD., 23 mai 2013, Société Chrystel Camus Productions et M. D.,requête numéro 132275). C’est le moyen retenu par le Ministre de l’intérêt dans sa circulaire pour renforcer l’analyse en termes de risque d’atteinte à l’ordre public.

*   *   *

Nonobstant la clarté de la jurisprudence administrative en matière d’interdiction de spectacles en général, et la répétition des déconvenues des présidents de conseil généraux et maires ayant tenté d’interdire les spectacles de Dieudonné en particulier, le Ministre de l’intérieur par une circulaire du 6 janvier 2014, tentait donc de définir le cadre juridique de possibles interdictions du dernier spectacle de Dieudonné intitulé “Le Mur” (Ministre de l’Intérieur, Circulaire du 6 janvier 2014, NOR:INTK1400238C).

Après avoir rappelé le contexte de la représentation du spectace “Le Mur” et les propos jugés racistes et antisémites qu’il véhicule de manière réitérée, le Ministre de l’intérieur place son analyse sous les auspices de deux jurisprudences fort connues.

En premier lieu, évoquant le célèbre arrêt Benjamin (Conseil d’Etat, Section, 19 mai 1933, Benjamin,requêtes numéros 17413 et 17520, rec. p.541), le Ministre de l’intérieur rappelle qu’une manifestation peut être interdite lorsque d’une part il existe des risques graves de troubles à l’ordre public, et d’autre part il est impossible de prévenir ces troubles par des mesures de police moins attentatoires à la liberté.

 Conscient cependant que le seul risque d’atteinte à l’ordre public dans sa définition traditionnelle (tranquillité, salubrité, sécurité) ne suffit pas, le Ministre tente une synthèse assez originale, en intégrant les considérations de protection de la dignité humaine.

Pour le Ministre, et c’est le second point de son raisonnement, un spectacle peut être interdit à titre tout-à-fait exceptionnel lorsque trois conditions sont réunies : 1. l’interdiction “s’inscrit dans la suite de spectacles ayant donné lieu à des infractions pénales; 2. ces infractions ne sont pas des “dérapages” (sic) isolés, mais sont délibérées; 3. les propos sont susceptibles de porter atteinte au respect dû à la dignité de la personne humaine.

Sur le dernier point, il est fait référence à la célèbre jurisprudence Morsang-sur-Orge (Conseil d’Etat, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orgerequête numéro 136727, publié au recueil).

*   *   *

L’argumentaire peut ne pas convaincre. Il est à peu près certain que les simples troubles à l’ordre public ne peuvent suffire à justifier l’interdiction d’un spectacle, à moins que leur nature et leur intensité ne soient tout-à-fait exceptionnels (agressions physiques, attentats, multipicité des manifestations en un point particulier du territoire communal ou départemental). Au demeurant, l’objet très général de la circulaire rend difficile le recours à des justifications tenant à des circonstances particulières de temps et de lieu. C’est pourquoi le Ministre se réfère aux caractéristiques intrinsèques du spectacle, et non aux conditions spécifiques de sa représentation, en se fondant sur la protection de la dignité humaine.

Sur la base de la jurisprudence antérieure du Conseil d’Etat, l’interdiction du spectacle de Dieudonné paraissait illégale (I). Ce que l’on peut appeler la “jurisprudence Dieudonné” remet-elle en cause la “jurisprudence Benjamin” presque séculaire ? Nous ne le pensons pas. Pour reprendre les propos de Denys de Béchillon, cette nouvelle jurisprudence est une réponse adaptée à une situation extraordinaire (Denys de Béchillon, “Affaire Dieudonné : « Une réponse adaptée à une situation extraordinaire »”, Le Monde.fr, 10 janvier 2014).  Il faut prendre la mesure du caractère exceptionnel de cette jurisprudence, qui ne remet pas en cause les fondements essentiels de notre ordre juridique en matière de libertés publiques (II).

I. L’absence d’interdiction des spectacles de Dieudonné : une jurisprudence classique

Quatre types de mesures ont été prises pour interdire les spectacles de Dieudonné: 1.l’interdiction par arrêté municipal ou préfectoral d’un spectacle en particulier; 2. l’interdiction par arrêté municipal de tout spectacle de Dieudonné; 3. l’interdiction de circulation et de stationnement aux véhicules de plus de 3 tonnes 5 afin d’interdire un spectacle dans un autobus; 4. la résiliation de contrats de location de salles de spectacle municipales ou départementales.

Les requérants étaient toujours Dieudonné lui-même, ou des sociétés productrices de son spectacle; dans un cas, le requérant était un spectateur ayant acquis un billet pour une représentation annulée. L’intérêt pour agir du spectateur a été reconnu. De manière très étonnante, dans le cadre d’une procédure en référé-liberté, la condition d’urgence n’a pas été évoquée et la requête déclarée recevable et fondée (TA Lille, ORD., 23 septembre 2009, M. C.requêtes numéros 0906035 et 0906034). Il est cependant très douteux qu’un spectateur puisse faire valoir une condition d’urgence suffisante, à moins que le juge ne prenne en compte non pas l’intérêt défendu par le spectateur en cette seule qualité, mais une balance des intérêts dans laquelle entrent en compte les principes de liberté de réunion et d’expression.

A l’exception d’un cas, dans lequel le recours contre une résiliation de contrat de location a été rejeté, la société productrice ne disposant pas de licence d’entrepreneur de spectacle (TA Nantes, ORD., 16 mai 2011, SARL PHONE MOBILE et M. D., requête numéro 1104629) tous les arrêtés d’interdiction et décisions de résiliation ont été suspendus ou annulés.

Précisons que dans le contexte particulier de ces affaires, qui impliquent des atteintes à la liberté du commerce et de l’industrie, à la liberté de réunion, à la liberté d’expression, parfois à la liberté d’aller et venir, les conditions du recours au référé-liberté et éventuellement au référé-suspension sont remplies; seule se pose en général au juge du référé la question de la légalité de la mesure contestée. Nous n’examinerons que cet aspect.

A. Les caractères extrinsèques du spectacle : le risque de trouble à l’ordre public

 Le Ministre de l’intérieur rappelle dans sa cirulaire du 6 janvier 2014 que le principe de liberté n’est pas absolu, et qu’il doit être concilié avec les nécessités du maintien de l’ordre public. Le maire, ou le préfet lorsqu’un risque de trouble dépasse le territoire d’une commune, peut donc limiter voire interdire un spectacle lorsque sa représentation ferait courir des risques graves à l’ordre public.

 Danièle Lochak rappelle que, postérieurement à l’arrêt Benjamin, le Conseil d’Etat s’est montré bien moins libéral qu’on ne le pense (v. Danièle Lochak, « On s’achemine vers une jurisprudence Dieudonné », Le Monde, 7 janvier 2014, http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/01/07/on-s-achemine-vers-une-jurisprudence-dieudonne_4343753_3224.html).

 L’interdiction a par exemple été jugée légale lorsque plusieurs réunions privées, disséminées en plusieurs points d’un département, ne pouvaient être encadrées en raison de l’insuffisance des forces de l’ordre (Conseil d’Etat, Assemblée, 23 décembre 1936, Bucard, rec. p.1151). On le sait, il a été jugé qu’un maire pouvait interdire la diffusion d’un film ayant pourtant reçu un visa d’exploitation en raison de circonstances locales (Conseil d’Etat, Section, 18 décembre 1959, Société Les films Lutetiarequête numéro 36385, publié au recueil).

 Les cas d’interdiction sont cependant rares, comme le démontrent les nombreuses décisions relatives à l’affaire Dieudonné.

 Quelles que soient les formes de l’interdiction (1), le risque de trouble n’a jamais été jugé suffisant pour justifier une interdiction (2).

 1) Les formes de l’interdiction

Comme nous l’avons déjà indiqué, l’interdiction des spectacles de Dieudonné a pu prendre quatre formes distinctes : 1.l’interdiction par arrêté municipal ou préfectoral d’un spectacle en particulier; 2. l’interdiction par arrêté municipal de tout spectacle de Dieudonné; 3. l’interdiction de circulation et de stationnement aux véhicules de plus de 3 tonnes 5 afin d’interdire un spectacle dans un autobus; 4. la résiliation de contrats de location de salles de spectacle municipales ou départementales.

Ces différentes mesures peuvent être distinguées en deux groupes : les interdictions de spectacles (a), les annulations de réservation de salle (b).

a. Les interdictions de spectacles

 Sur l’interdiction générale, nous ne nous attarderons pas. Par sa généralité même, ce type de mesure ne peut être considéré comme adapté aux circonstances de temps et de lieu. C’est d’ailleurs l’une des ambiguïtés de la circulaire du 6 janvier 2014 : elle invite des  autorités locales de police à interdire un spectacle sur le fondement de motifs que l’on peut juger nationaux, et permanents (cf. infra). L’on connaît la réserve du juge administratif pour les interdictions à caractère général et absolues, qu’elles prennent la forme de systèmes d’autorisations préalables, ou d’interdictions ne permettant pas d’identifier des risques précis de troubles (Conseil d’Etat, 12 novembre 1997, Ministre de l’intérieur c. Association communauté tibétaine en France, requête numéro 169295, rec. p.417 ; D. 1997, inf. rap. p. 262).

 Au cas d’espèce, le juge du référé-liberté a traité l’interdiction générale, adoptée peu de temps avant la tenue effective d’une représentation de Dieudonné, comme l’interdiction d’un spectacle en particulier (TA Grenoble, ORD., 25 mai 2011, Association Frère d’avenir et M. D. c. Villefontaine, requête numéro 1102811). La mesure visant à interdire « tout spectacle » était en effet justifiée par le fait que la représentation était prévue dans le « Dieudobus », autobus dont le stationnement pouvait, par définition, être modifiée.

 Le plus souvent, un maire ou un préfet qui s’y substitue interdit la tenue d’un spectacle en particulier. Il est inutile de nous étendre sur le sujet. Les risques de troubles à l’ordre public ne sont jamais suffisamment caractérisés pour justifier une interdiction. C’est le cas particulièrement lorsque de simples manifestations peuvent être craintes. Notons cependant que le juge administratif n’écarte pas par principe le moyen selon lequel le spectacle constituerait un risque de trouble, non pas en raison de manifestations extérieures, mais du contenu même du spectacle. Certains maires se sont en effet fondés sur le caractère antisémite du spectacle, sans égard pour le risque de trouble « extérieur », matériel, à l’ordre public. Nous y reviendrons infra.

 Notons enfin une « variante » particulière de l’interdiction d’un spectacle : l’utilisation de la police de la circulation, afin d’interdire le stationnement de véhicules de plus de 3 tonnes 5. C’est la méthode illustrée notamment par une ordonnance du TA de Lille du 23 septembre 2009 (TA Lille, ORD., 23 septembre 2009, M. C., requêtes numéros 0906035 et 0906034) pour interdire le stationnement du « Dieudobus ». Sans évoquer un détournement de pouvoir par détournement de procédure, le juge des référés réintègre, sans motivation particulière ce que l’on peut regretter, la mesure de police de la circulation à sa juste valeur de police administrative générale. La mesure sera annulée l’année suivante pourvue d’une motivation plus substantielle (TA Lille, 3 juin 2010, M.C., requête numéro 0906040 0906042).

b. Les locations de salle

Tout cela n’a rien que de très banal. Plus intéressantes sont les mesures consistant à résilier un contrat de location de salle (situation que l’on peut assimiler à un refus de location).

C’est la méthode utilisée il y a quelques jours par le maire de la commune de Biarritz, qui a argué semble-t-il que la salle concernée était en travaux. Le juge des référés a déclaré la juridiction administrative incompétente pour en connaître, le contrat de location de salle étant considéré comme de droit privé. N’ayant pas copie de cette ordonnance du TA de Pau du 8 janvier 2014, nous ne tenterons pas d’analyse sur le terrain du droit du domaine ou du droit des contrats.

Le maire pouvait en tout cas se prévaloir d’illustres exemples historiques. C’est en raison de travaux que le Tiers-Etat a dû se réunir dans la Salle du Jeu de Paume… La comparaison s’arrête là.

La jurisprudence administrative a déjà eu à se prononcer sur cette technique particulière d’interdiction d’un rassemblement.

Souvenons-nous que dans un arrêt du 19 août 2002, le Conseil d’Etat avait annulé les décisions du maire d’Annecy interdisant à son fermier de louer un Palais des Congrès au Front National qui souhaitait y organiser son Université d’été (Conseil d’Etat, 19 août 2002, Front National et IFOREL,requête numéro 249666).

Quelle que soit la nature du contrat de location passé entre un parti politique et une société fermière (en principe un contrat de droit privé), le Conseil avait retenu la compétence de la juridiction administrative en jugeant que

“le litige porté devant le juge des référés est relatif à l’atteinte que des actes pris par des collectivités publiques, dans l’exercice de leurs pouvoirs, auraient portée à une liberté fondamentale ; qu’il appartient dès lors à la juridiction administrative d’en connaître ;”

Le Conseil avait à se prononcer, non sur la tenue d’un spectacle, mais sur une réunion à caractère politique. Cela importe peu : nous ne pensons pas que la liberté de réunion soit d’une intensité différente de la liberté d’expression.

En tout état de cause, le Conseil d’Etat notait qu’il appartient “aux communes et à leurs groupements de déterminer dans quelles conditions des locaux dépendant d’eux sont susceptibles d’accueillir des réunions organisées par les partis politiques ; que lorsqu’une telle possibilité est ouverte, un refus ne peut légalement être opposé que pour des motifs tirés des exigences de l’ordre public ou des nécessités de l’administration des propriétés communales ;” (même arrêt).

Confronté à une décision tout-à-fait comparable du maire d’Orvault, le juge des référés du Tribunal administratif de Lille prononcera la suspension (TA Nantes, ORD., 4 février 2010, M. F. et M. D.,requête numéro 1000575), confirmée par le Conseil d’Etat (Conseil d’Etat, ORD., 26 février 2010, COMMUNE D’ORVAULT, requête numéro 336837)

2. L’absence de trouble suffisant à l’ordre public

Nous n’insisterons pas sur ce point, qui a déjà largement été évoqué. Ajoutons cependant, pour être complet, qu’une mesure de police administrative générale, pour être légale, doit répondre à trois caractéristiques : la mesure doit être nécessaire, adaptée et proportionnée. La mesure doit être nécessaire dans ce sens qu’il doit exister un risque avéré de trouble à l’ordre public. La simple crainte d’un tel trouble ne suffit pas à justifier une mesure de police. La mesure doit également être adaptée au risque de trouble; celà signifie que l’autorité de police doit prendre en compte les circonstances particulières de temps et de lieu qui déterminent les limites matérielles du trouble et en conséquence de la mesure de police. Cette mesure doit, enfin, être proportionnée en ce sens qu’elle doit être la moins attentatoire aux libertés.

L’exigence du caractère adapté de la mesure de police condamne par exemple les dispositions à caractère général et absolu qui, outre leur caractère en principe inadapté et non proportionné, instaurent parfois un système d’autorisation préalable relevant de la compétence exclusive du législateur (Conseil d’Etat, Assemblée, 22 juin 1951, Daudignacrequête numéro 00590 et 02551, rec. p.362). Confronté à une déliquence avérée, un maire ne peut légalement adopter une mesure de couvre feu  que s’il en limite les effets à certaines portions du territoire communal, et à certaines heures (Conseil d’Etat, ORD., 27 juillet 2001, Ville d’Etampesrequête numéro 236489, mentionné aux tables).

Concernant spécifiquement l’affaire Dieudonné, nous nous conterons de citer, plutôt que de gloser, l’un des considérants les plus clairs de l’ensemble des décisions étudiées, et qui n’apporte rien de particulier à la jurisprudence en matière de police administrative générale. Le Tribunal administratif de Grenoble a par exemple jugé une mesure d’interdiction d’un spectacle de Dieudonné en considérant que la mesure n’était ni nécessaire, ni proportionnée (TA Grenoble, ORD., 25 octobre 2009, Société Production de la plume et M.D., requête numéro 0904828).

 « Considérant que le représentant de l’Etat ne peut prononcer une mesure aussi grave que l’interdiction d’un spectacle que si elle seule est de nature à prévenir un trouble à l’ordre public ; qu’en l’espèce, l’appel à se mobiliser pour s’opposer à ce spectacle, émanant du CRIF, de la LICRA et de SOS Racisme, ne caractérise pas en lui-même un risque de troubles sérieux ; qu’il ne ressort ni des pièces du dossier ni des précisions apportées au cours de l’audience que la tenue du spectacle présenterait pour l’ordre public des risques de troubles auxquels les autorités de police ne seraient pas à même de faire face par des mesures appropriées, alors même que ce spectacle a lieu un dimanche, dès lors que la salle est réservée pour ce spectacle depuis le 4 septembre 2009 et que le préfet de l’Isère n’allègue pas en avoir été avisé tardivement ; »

B. Les caractères intrinsèques du spectacle : l’atteinte à la dignité humaine

C’est la “nouveauté” proposée par la circulaire du Ministre de l’intérieur, et une piste qui avait déjà inspiré plusieurs arrêtés municipaux (v. notamment TA Montpellier, ORD., 23 mai 2013, Société Chrystel Camus Productions et M. D., requête numéro 132275, précité) : le spectacle de Dieudonné, en raison de son caractère ouvertement antisémite, porterait en lui-même atteinte à la dignité humaine, composante de l’ordre public.

La référence à la dignité humaine n’est pas nouvelle. Elle a été utilisée dans des affaires toujours très atypiques (1). La nouveauté de la démarche consiste à condamner, non pas une pratique ou un homme, mais un spectacle dont le contenu constituerait de manière certaine une telle atteinte (2).

1) La dignité humaine comme composante de l’ordre public

L’ordre moral est classiquement considéré comme ne faisant pas partie des objets de l’ordre public. L’on sait malgré tout que le Conseil d’Etat, en 1995, a fait de la dignité de la personne humaine une composante de l’ordre public (Conseil d’Etat, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, requête numéro 136727) à travers l’interdiction du “lancer de nain”. Le sujet avait déjà à l’époque divisé. L’extension du champ de l’ordre public à la dignité, et donc à une forme de moralité, ou d’hygiène des comportements dans une société où le spectacle et l’esprit de lucre ne peuvent tout autoriser, pouvait être perçue comme un précédent dangereux; ce d’autant plus que c’est bien au nain se soumettant à la pratique du “lancer” que le principe de dignité était opposé.

 La jurisprudence Morsang-sur-Orge a une nouvelle fois été utilisée, dans un cas où c’est la dignité des tiers qui était en cause : il s’agit de l’affaire de la “soupe au cochon”. Cette pratique consistait à distribuer aux plus démunis une bonne soupe chaude en plein hiver, mais en l’agrémentant systématiquement de porc. Ceci excluait évidemment les pauvres qui auraient en outre eu la prétention d’être des musulmans ou des juifs “pratiquants”.

Dans sa décision le Conseil d’Etat prend en compte l’atteinte à la dignité des personnes démunies qui n’auraient pas accès à l’aide de l’association (Conseil d’État, ORD., 5 janvier 2007, Ministre de l’Intérieur c. Association « Solidarité des Français»requête numéro 300311, publié aux tables) :

“Considérant qu’en interdisant par l’arrêté contesté plusieurs rassemblements liés à la distribution sur la voie publique d’aliments contenant du porc, le préfet de police n’a pas, eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet de l’association, porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation”.

On le comprend, l’invocation de la dignité humaine comme composante de l’ordre public permet d’appréhender une pratique en elle-même, et non dans les troubles extérieurs qu’elle pourrait causer, ces troubles s’entendant de risques d’atteintes à la tranquillité, la sécurité des personnes et des biens et très accessoirement la salubrité. Il n’est donc nul besoin pour un maire, sur ce fondement, d’invoquer des circonstances locales.

Jusqu’à présent, la protection de la dignité humaine avait été garantie ou imposée à des personnes (nain) ou des groupes de personnes (démunis musulmans et juifs), mais pas à une communauté, quelle que soit la manière dont on définit ce terme. Ceci ne constitue pas nécessairement un obstacle dirimant, car derrière l’individu se trouve évidemment l’Humain dans sa substance. Interdire de lancer un nain ne protège pas le nain : celà protège tous les hommes.

Une autre question encore plus délicate se posait : les propos antisémites et négationnistes constituaient-ils en eux-mêmes une atteinte à la dignité humaine (que ces propos soient proférés à l’égard d’une opinion politique (sionisme), d’une communuté religieuse (israélites) ou d’un individu (“le Juif”)) au sens de la jurisprudence administrative ?

De tels propos constituent sans doute des délits, et la circulaire du Ministre de l’intérieur du 6 janvier 2014 rappelle que Dieudonné a été condamné neuf fois, dont sept de manière définitive. Mais le droit administratif et le droit pénal sont autonomes, et aussi abjects que soient jugés des propos, ils ne seront pas nécessairement conçus comme une atteinte porté à la dignité de la personne humaine.

Sur ce point, l’analyse connaît nécessairement des limites : seul le juge peut dire ce qui constitue une atteinte à la dignité de la personne humaine sur le fondement de la jurisprudence que nous avons rappelée.

C’est question de conviction, sur ce qui est ou doit être considéré comme supportable, et ce qui ne l’est pas.

2) Le caractère attentatoire à la dignité humaine d’un spectacle en particulier

Pour que les propos tenus par Dieudonné soient considérés comme attentatoires à la dignité humaine, encore faut-il prouver que le spectacle en lui-même consiste en la tenue de tels propos. Le rappel de la jurisrudence “soupe au cochon” est à cet égard pleine d’enseignements.

Rappelons que le Conseil d’Etat s’est prononcé “eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet de l’association”. L’atteinte à la dignité a été jugée consubstantielle à la distribution de soupe au cochon (Conseil d’État, ORD., 5 janvier 2007, Ministre de l’Intérieur c. Association « Solidarité des Français», requête numéro 300311, précité).

En ce qui concerne un spectacle vivant, son contenu n’est pas nécessairement figé.

Très fréquemment, Dieudonné a argué devant le juge des référés que tel ou tel propos ne serait pas nécessairement prononcé lors d’un spectacle.

Ainsi en est-il allé dans le cadre des débats ayant précédé l’ordonnance plusieurs fois citée du Tribunal administratif de Montpellier  du 23 mai 2013 (TA Montpellier, ORD., 23 mai 2013, Société Chrystel Camus Productions et M. D.requête numéro 132275)

Le juge des référés a jugé que “la seule circonstance que M. D. a déjà fait l’objet de condamnations pénales ne suffit pas à établir qu’il s’apprête à en commettre à nouveau, et que seule l’interdiction du spectacle est de nature à l’empêcher de   proférer des injures publiques envers un groupe de personnes déterminées, ou des incitations à la haine raciale ou religieuse; qu’il appartient aux autorités disposant du pouvoir de police, si elles s’y croient fondées, de prendre toutes dispositions utiles pour permettre la constatation des infractions éventuelles et la poursuite de leurs auteurs devant les juridictions compétentes ; “

Concernant spécifiquement la chanson « Shoahananas », l’ordonnance note “qu’il ressort d’un constat d’huissier dressé le 16 mai 2013 que la chanson « Shoahananas » n’a pas disparu du spectacle de M. D. et a été chantée à Bordeaux et à saint Etienne; qu’ainsi les requérants ne peuvent soutenir que le spectacle n’est pas susceptible de se heurter à des dispositions pénales ; que, toutefois, il n’est pas établi que cette chanson serait chantée à Perpignan, M. D. affirmant, dans son dernier mémoire, qu’il est prêt à ne pas reprendre cette chanson pour éviter de heurter la sensibilité de certains ”.

C’est pourquoi pensons-nous le Ministre de l’intérieur dans sa cirulaire a insisté sur l’annonce précise du contenu du spectacle, la référence explicite à la quenelle montrée sur l’affiche, et la répétition des propos dans le spectacle spécifique appelé “Le Mur”.

C’est pourquoi également, dans la liste des trois critères permettant selon lui d’interdire un spectacle le ministre note que les “dérapages” de l’artiste ne sont pas isolés et qu’ils constituent “un des ressorts essentiels de la représentation”.

L’argument a été rejeté par le juge des référés du Tribunal administratif de Nantes dans une ordonnance du 9 janvier 2014. Le juge des référés a en effet considéré que malgré la répétition des propos “provocants et choquants à l’égard de faits historiques comme à l’encontre de personnes de la communauté juive lesquels sont susceptibles de relever d’incriminations pénales compte tenu d’une présentation qui excède les limites de la liberté d’expression“, il n’était pas établi “que le spectacle ait été construit autour de cette thématique ni même qu’elle en constitue une partie essentielle“.

Sans se prononcer sur le caractère d’atteinte à la dignité humaine, le juge relève que ces atteintes ne constituent pas nécessairement l’essentiel du spectacle “Le Mur”.

*   *   *

In cauda venenum : un dernier obstacle semblait se dresser sur la route de l’autorité administrative, qui n’existe pas lorsque les atteintes à la dignité sont “consubstantielles” à une activité (comme le lancer de nains ou la distribution de soupe au cochon).

Quand bien même les propos seraient jugés attentatoires à la dignité humaine, quand bien même ils constitueraient l’essentiel du spectacle, encore faut-il que l’autorité de police prouve qu’il n’existe aucun autre moyen, moins attentatoire à la liberté d’expression, d’interdire cette atteinte.

Or, et c’est paradoxal, le fait de soutenir que Dieudonné, non seulement dans ses spectacles mais également sur Youtube, a commis des infractions pénales, pouvait sembler affaiblir la position de l’autorité administrative.

A quoi sert-il en effet d’interdire un spectacle, si les propos incriminés sont répétés toujours, partout et sur tous les supports ? 

II. L’interdiction des spectacles de Dieudonné : une réponse circonstancielle

Le retentissement des ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat des 9, 10 et 11 janvier 2014 tient à la rupture très nette qu’elles portent par rapport à l’état antérieur du droit. Nous avons vu les obstacles qui se dressaient sur la route d’une interdiction des spectacles de Dieudonné. Les trois barrages tenant à la prise en compte de la dignité humaine, à l’analyse des caractères intrinsèquement attentatoires des spectacles à cette dignité, et à la proportionnalité de la mesure d’interdiction, ont cédé tout ensemble (A). Jurisprudence de circonstance qui est liée, comme toutes les décisions fondées sur le principe de dignité humaine, sur des circonstances très particulières, la jurisprudence Dieudonné est, et doit être encadrée par de sérieuses limites (B).

A. Les fondements de la “jurisprudence Dieudonné”

Il faut rendre à la précipitation la part qui lui revient. Bien qu’il soit probable que des projets d’ordonnances aient été prérédigés en prévision d’un contetieux s’annonçant aussi urgent qu’inévitable, il ne faut pas oublier que les conditions du rendu des ordonnances de 9, 10 et 11 janvier sont, à de nombreux égards, exceptionnelles. Nous n’avons pas affaire à des considérants de principe savamment pesés et évalués dans la collégialité, après qu’une affaire ait été insrite à l’agenda de la section ou de l’assemblée en prévision d’un revirement de jurisprudence longtemps attendu et savamment orchestré. Rappelons que l’ordonnance du 9 janvier a été rendue à peine quatre heures après le rendu de l’ordonnance du Tribunal administratif d’Orléans qu’elle annule.

Il existe en outre une dispropotion manifeste entre l’intérêt médiatique et l’intérêt juridique de la “jurisprudence Dieudonné”.

Les ordonnances des 9, 10 et 11 janvier 2014 n’en consacrent pas moins une nouvelle acception de la notion de dignité de la personne humaine (1) et prennent en compte, pour lui donner sa pleine effectivité, les caractères jugés intrinsèques du spectacle de Dieudonné (2).

1. L’extention de la notion de dignité humaine

L’apport le plus notable des deux ordonnances d’ores et déjà rendues par le Conseil d’Etat est la nouvelle acception de la notion de dignité de la personne humaine qu’elles retiennent. Ni le contenu du principe  (a) ni ses fondements ne sont très clairs  (b).

a) Le contenu du principe

Les ordonnances des 9, 10 et 11 janvier n’ont pas la même importance. La première ordonnance, rendue par le président de la Section du contentieux Bernard Stirn annule l’ordonnance de première instance du juge des référés du TA d’Orléans. Elle contient nécessairement des motifs propres qui permettent de renverser l’analyse du premier juge.

L’ordonnance rendue le lendemain par le président Arrighi de Casanova, puis le surlendement, et qui confirment les ordonnances dont il est fait appel, se contentent de rappeler les motifs des arrêtés des maires de Tours et d’Orléans et ceux des ordonnances des juge des référés frappées d’appel, avant d’écarter la requête.

C’est donc à l’ordonnance du 9 janvier qu’il convient de porter notre attention.

Au coeur de la première ordonnance se trouve le considérant “de principe” selon lequel

“…les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale … [portent des atteintes] graves … au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ; qu’il appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises…”

Les motifs justifiant la légalité de la mesure d’interdiction sont donc multiples. La dignité de la personne humaine n’est pas seule en cause. Nous pouvons relever la dignité, mais également le souci de cohésion nationale et le souci de prévenir la commission d’infractions pénales.

Les visas de l’ordonnance ont également leur importance. Y sont visés, outre les décisions Benjamin  et Morsang-sur-Orge la décision d’Assemblée Mme Hoffman-Glemane du 16 février 2009 (Conseil d’État, Assemblée, 16 février 2009requête numéro 315499, publié au recueil). Notons que ces visas illustrent la pratique, relativement nouvelle, des références que fait le Conseil d’Etat à sa propre jurisprudence. Si la pratique en est bien établie concernant le renvoie aux arrêts du Conseil constitutionnel, et à ceux de la CJUE ou de la Cour EDH, l’autoréférence dans les visas est une nouveauté bienvenue; elle marque une avancée, encore timide, vers le renforcement des analyses au sein des motifs des décisions du juge administratif.

La dignité de la personne humaine est au coeur de l’attention de la doctrine. La référence dans les visas à la décision Morsang-sur-Orge établit une filiation évidente. Nous avons vu supra les obstacles qui pouvaient séparer les propos antisémites de la reconnaissance de ce principe en l’espèce. Ces obstacles ont été franchis. Mais la dignité n’est pas invoquée seule. La référence à la décision Hoffman-Glemane lui donne un écho particulier.

Rappelons que par cet avis contentieux, rendu en formation d’Assemblée, le Conseil d’Etat a reconnu que la responsabilité de l’Etat français pouvait être engagée en raison des dommages causés par les agissements tels que les arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit durant la Seconde guerre mondiale et qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, avaient permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites.  Le Conseil avait alors considéré que les persécution antisémites avaient porté atteinte à la “dignité de la personne humaine, consacré[e] par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine“.

Cependant, du constat que les persécutions antisémites portent atteinte à la dignité humaine (ce qui est absolument incontestable) à celui que des propos antisémites ou négationistes portent eux-mêmes atteinte à cette dignité, il y a un pas que la décision Hoffman-Glemane ne pouvait annoncer.

La cohésion nationale, principe également invoqué par le juge, donne une clef supplémentaire de lecture.  Le terme est quelque peu ambigü. Il est à peu près certain que c’est la première fois que le terme apparaît dans la jurisprudence administrative. Mais seule la plus grande mauvaise foi nous interdirait d’en comprendre le sens. Comment en effet ne pas penser à Ernest Renan, qui dans son célèbre discours à la Sorbonne en 1882, Qu’est-ce que la Nation, exprime de la manière la plus claire la conception française de la nation, que les modernes ont pu appeler “théorie subjective”. La nation ne peut exister que par l’effacement, aux yeux de l’Etat, de toute différence ethnique. Les propos antisémites de Dieudonné, activant les ressorts de la haine, opposent au contraire un groupe à un autre. Sur la cohésion nationale seule peut se construire le principe d’unité de l’Etat.

Voilà donc qui nous élève. Mais le lyrisme du propos ne doit pas nous faire oublier que ce n’est pas au juge, aussi vénérable que soit l’institution à laquelle il appartient, d’imposer aux individus l’idée de l’unité nationale.

b) Les fondements du principe

Le principe de dignité de la personne humaine mène en droit administratif une double vie.

Avant d’être l’une des composantes de l’ordre public la protection de la dignité de la personne humaine est un principe garanti par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment par son article 3. Sur la base de cet article, les juges national et européen condamnent les traitements indignes infligés à certains détenus. Le principe est désormais garanti par l’article 22 de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire et nourrit une abondante jurisprudence administrative.

Mais le principe a lentement acquis une véritable autonomie en droit français, sans le support du droit européen.

La protection de la dignité humaine est ainsi un objectif permettant de limiter la liberté de communication. L’article 1er de la loi  n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, modifiée,  dispose que “L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne humaine [..]“.C’est sur le fondement de cet article que la société Vortex a subi une sanction de suspension d’émission de 24 heures en raison de propos attentatoires à la dignité humaine tenus sur la radio Skyrock après la mort d’un policier (Conseil d’Etat, SSR., 20 mai 1996, Société Vortexrequête numéro 167694).

Le Conseil constitutionnel, avant l’arrêt Morsang-sur-Orge, lui a conféré un fondement constitutionnel (Conseil constitutionnel, 27 juillet 1994décision 94-343/344 DC, [Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal]) en le rattachant au préambule de la Constitution de 1946. Le préambule rappelle en effet que “Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés“. Les droits inaliénables et sacrés issus de la Déclaration des droits de l’homme sont la propriété, la liberté, la sûreté et a résistance à l’oppression (article 4). La Constitution de 1946 enrichit ces droits bourgeois par les nécessités de protection de l’être humain dans sa substance, auquel les évenements de la guerre avaient si profondément porté atteinte.

Le juge administratif l’utilise désormais, en dehors du domaine de la police administrative et du champ d’application des textes européens et nationaux, comme source de contrôle de la légalité administrative. Ainsi un décret d’extradition doit-il respecter le principe de dignité de la personne humaine (Conseil d’Etat, SSR., 3 décembre 2010, Madame A.requête numéro 334683, mentionné aux tables).

Mais c’est avec la décision Hoffmann-Glemane précitée (Conseil d’État, Assemblée, 16 février 2009requête numéro 315499, publié au recueil) que le principe de dignité a été directement rattaché à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et à la “tradition républicaine”, par un effet d’uchronie dont le Conseil d’Etat a le secret. La dignité de la personne humaine fait ainsi partie des droits naturels et imprescriptibles de l’homme.

On le comprend, le principe de dignité de la personne humaine, invoqué pour la première fois par le juge administratif dans la jurisprudence Morsang-sur-Orge, a depuis connu une multiplication de ses formes d’intervention, et de ses sources. Après avoir été limité à une approche inspirée de l’objectif de protection contre les traitements inhumains et dégradants posé par l’article 3 de la Conv. EDH, le principe se rapproche doucement de l’usage qui en est fait en droit allemand, où il est souvent utilisé là où le droit français préfère le recours au principe d’égalité.

2. La prise en compte des caractères intrinsèques du spectacle

Il restait au juge administratif à caractériser le spectacle “Le Mur” comme devant porter atteinte de manière certaine à la dignité de la personne humaine. Nous l’avons vu supra, c’est le travail auquel s’étaient attachés à plusieurs reprises les maires souhaitant interdire les précédents spectacles de Dieudonné (TA Montpellier, ORD., 23 mai 2013, Société Chrystel Camus Productions et M. D.requête numéro 132275).

Le juge des référés du Conseil d’Etat attache au spectacle des effets inévitables, des caractéristiques intrinsèques qui rendent la mesure de police nécessaire.

Le président Strin note en effet dans son ordonnance du 9 janvier “qu’au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes […]“. Cette analyse rappelle évidemment celle qui avait été posée dans la décision “solidarité des français” où l’interdiction de la distribution de soupe au cochon avait été jugée légale “eu égard au fondement et au but de la manifestation et à ses motifs portés à la connaissance du public par le site internet de l’association” (Conseil d’État, ORD., 5 janvier 2007, Ministre de l’Intérieur c. Association « Solidarité des Français»requête numéro 300311, publié aux tables).

C’est dans cette perspective également que doit être comprise la considération selon laquelle il “appartient […] à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises”. Cette considération, sans que nous en ayons conservé un souvenir précis, se retrouve ponctuellement dans la jurisprudence administrative.

Elle renforce encore les justifications de l’intervention de l’autorité administrative. Elle en marque également, de manière évidente, les limites.

B. Les limites de la jurisprudence Dieudonné

Nous l’avons dit, la jurisprudence Dieudonné, malgré ses évidentes nouveautés, est une jurisprudence de circonstances. Elle a été adoptée en considération du caractère tout-à-fait execptionnel de l’événement. Elle ne signifie pas que Dieudonné se verra interdire désormais, sous toutes les formes et de manière permanente, d’exercer son activité.

Mesure de police administrative générale devant être conciliée avec la liberté d’expression, l’inderdiction est limitée à un spectacle en particulier (1). Il est souhaitable en tout cas qu’elle conserve son caractère tout-à-fait exceptionnel (2).

1. Les limites probables

Les décisions rapportées, qui constituent ce que nous avons appelé la “jurisprudence Dieudonné” ne sont “que” des ordonnances de référé-liberté. Dans le cadre de ce contentieux, seules sont sanctionnées les ”atteintes graves et manifestement illégales” (article L.521-2 du code de justice administrative) à une liberté fondamentale. Le juge du référé-liberté a considéré que les arrêtés préfectoraux et municipaux ne portaient pas une telle atteinte.

Celà signifie-t-il que, dans le cadre d’un contrôle au fond, le Conseil d’Etat pourrait être amené à censurer ces arrêtés, pour une illégalité qui n’aurait pas été “manifeste” ? L’hypothèse est extrêmement peu probable. Eu égard aux principes invoqués par le juge, et au contexte de leur mise en oeuvre, les arrêtés d’interdiction seront sans aucun doute jugés légaux, d’abord par les tribunaux administratifs qui seront éventuellement saisis, par les Cours administratives d’appel et par le Conseil d’Etat s’il était saisi en cassation.

Nous laissons de côté les hypothèses d’illégalités externes, tenant notamment à la forme ou à la procédure et qui pourraient justifier une éventuelle annulation. Gageons que le juge saura traiter ces éventuelles illégalités avec la plus grande compréhension.

*   *   *

Pour être légale, la mesure de police doit être nécessaire, adaptée et proportionnée. Nous le savons désormais, l’interdiction d’un spectacle peut être une mesure proportionnée lorsque ce spectacle fait courir le risque d’une atteinte à l’ordre public dans sa composante particulière de protection de la dignité humaine.

Mais encore faut-il que l’interdiction soit nécessaire. Ce principe de “nécessité” ne peut résulter, pour un spectacle vivant, que de la certitude selon laquelle le spectacle comportera des propos attentatoires à la dignité humaine. Dès lors que Dieudonné a annoncé l’abandon définitif du spectacle “Le Mur”, il est fort probable qu’aucune interdiction ne sera jugée légale concernant un autre spectacle, dès lors qu’il ne pourra pas être prouvé que ce spectacle comportera des propos antisémites. Cette limitation est en tout cas très fortement souhaitable et l’attitude de Manuel Valls, interdisant malgré l’annonce de l’abandon du spectacle “Le Mur” tout accès au théâtre de la Main d’Or durant le week-end des 11 et 12 janvier, nous semble dépasser les limites de ce que le juge administratif lui a accordé.

2. Les limites souhaitables

Il est en effet souhaitable que la série d’interdictions dont ont fait l’objet les spectacles de Dieudonné soit strictement limitée au sepctacle “Le Mur”.

D’une manière plus générale, l’on peut souhaiter que l’analyse portée par le juge des référés du Conseil d’Etat soit constitutive d’une liste de critères, et non d’une simple analyse des faits.

Ceci mérite une explication.

Comme on le sait, dans sa circulaire du 6 janvier 2014 le Ministre de l’intérieur  considère qu’une mesure de police générale portant interdiction d’un spectacle est légale si trois conditions sont remplies :1. l’interdiction “s’inscrit dans la suite de spectacles ayant donné lieu à des infractions pénales; 2. ces infractions ne sont pas des “dérapages” (sic) isolés, mais sont délibérées; 3. les propos sont susceptibles de porter atteinte au respect dû à la dignité de la personne humaine.

Bien entendu, le juge des référés, sans reprendre stricto sensu ce raisonnement, en valide l’articulation. Il le fait en structurant son analyse autour des critères de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité.

Au considérant numéro 6, lorsque le juge des référés (ordonnance du 9 janvier) considère que le spectacle prévu, “tel qu’il a été annoncé et programmé“, serait nécessairement porteur de “propos pénalement répréhensibles“, il semble faire de l’infraction pénale une des conditions de la légalité de la mesure de police administrative. C’est également une analyse de la nécessité de la mesure.

Ainsi, une mesure d’interdiction d’un spectacle ne serait légale que si cette mesure de police est nécessaire, adaptée et proportionnée. Le caractère nécessaire ne pourrait lui-même découler que du constat préalable de condamnations pénales à l’encontre de l’auteur du spetacle.

Dans cette perspective, la légalité de la mesure de police serait conditionnée par l’intervention préalable du juge pénal.

*   *   *

Nous finirons en rappelant les mots du commissaire du gouvernement Frédéric Lénica dans ses concluions sur l’affaire Hoffmann-Glemane : “le contentieux de l’holocauste est parfaitement irréductible au droit commun. Les raisonnements que nous allons mener seront donc largement inédits dans leur objet, leur portée et leurs effets“. Ce serait une erreur de ne pas prendre en compte cette considération dans le jugement que l’on peut porter sur “l’affaire Dieudonné”. Plus qu’une évolution du contentieux administratif, il faut y voir une forme d’exception.

Philippe Cossalter

Professeur de droit public – Chaire de droit public français de l’Université de la Sarre – Co-directeur du Centre juridique franco-allemand Agrégé des facultés de droit Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) (2006-2010) Docteur en droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) (2005)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.