Affaire ALSTOM : L’anticorruption en manque d’énergie

« La France se décrédibilise aux yeux du monde » Daniel Lebègue, président de Transparency International France

Département américain de la justice et parquet financier du Tribunal de grande instance de Paris : trois mille personnes d’un côté, un seul juge d’instruction et une greffière à mi-temps de l’autre. Le déséquilibre entre les États-Unis et la France dans la lutte contre la corruption est flagrant. L’Affaire Alstom vient de l’illustrer.

Le 22 décembre 2014 le département américain de la justice (DOJ) a conclu avec Alstom un accord amiable de 772,29 millions de dollars (630 millions d’euros) mettant fin aux poursuites pour corruption lancées contre le groupe français. Après BNP Paribas, c’est une nouvelle entreprise française qui est condamnée par les Américains en raison d’un délit financier. La paralysie de la justice française interroge. Plus qu’un renforcement des sanctions, c’est un véritable changement de paradigme qui est aujourd’hui essentiel dans la lutte anticorruption.

Plaider-coupable

Les filiales Alstom Power et Alstom Grid faisaient l’objet de poursuites aux États-Unis sur le fondement du Foreign Corrupt Practices Act. Cette loi de 1977 sur la corruption dans les affaires internationales permet au DOJ de poursuivre des entreprises américaines ou étrangères cotées en Bourse aux États-Unis. En juillet 2014, des anomalies dans les finances d’Alstom sont révélées par General Electric, alors candidate au rachat de la branche énergie d’Alstom. Le géant américain décide de saisir la justice. Après enquête, le DOJ accuse Alstom d’avoir versé, durant la période 2000-2010, des pots de vins en Indonésie, en Égypte, en Arabie Saoudite, à Taïwan et aux Bahamas. Au total, 75 millions de dollars dans le but d’obtenir des contrats d’une valeur de 4 milliards de dollars. Afin de conclure un deferred prosecution agreement, c’est-à-dire un accord amiable avec le DOJ, le groupe plaide coupable et s’engage à ne plus commettre de pratiques similaires. Toutes les poursuites pénales seront abandonnées au bout de trois ans si les deux filiales respectent cet accord.

Pour Daniel Lebègue, président de Transparency International France, organisation non gouvernementale de lutte contre la corruption, « il n’existe aucun lien entre la décision du département américain de la Justice et le rachat d’Alstom par General Electric. La justice américaine n’a pas été instrumentalisée. » Il reconnaît cependant que l’amende « fragilise financièrement Alstom. » Pour d’autres, le véritable impact psychologique de cette condamnation dans le processus de rachat de la société française ne peut être contesté. Il existerait aux États-Unis une véritable interaction entre le DOJ et les entreprises américaines, comme General Electric, très insérée dans le système politico-administratif.

Inertie française

Outre d’importants pouvoirs d’enquête et de sanction, le DOJ bénéficie surtout de la puissance de contrainte de l’administration américaine dans son ensemble. Si de nombreux États (Allemagne, Royaume-Uni, Italie, pays scandinaves ou encore récemment l’Espagne) adoptent aujourd’hui un système de négociation identique, seuls les États-Unis disposent d’une véritable force géopolitique dans la lutte contre la corruption. L’absence de réaction des autorités françaises étonne quant à elle. « L’affaire Alstom souligne l’inefficience de l’appareil judiciaire français dans la lutte contre la corruption », se désole Daniel Lebègue. En quinze ans[1], une seule condamnation pour corruption a été prononcée – contre Safran – par un jugement du TGI de Paris annulé en appel en janvier dernier.

« La France se décrédibilise aux yeux du monde », poursuit Daniel Lebègue, « avec des répercussions négatives pour les entreprises françaises. Celles-ci sont en effet perçues par les partenaires étrangers comme se dérobant aux règles du jeu. » Cet état de fait est en évolution. Un procureur financier en charge de la délinquance financière a été mis en place en 2013 en réaction à l’affaire Cahuzac. Le parquet financier du TGI de Paris enquête actuellement sur deux dossiers de corruption impliquant Alstom pour des activités en Hongrie, Pologne et Tunisie. Le juge Van Ruymbeke est en charge de ces deux dossiers depuis 2013.

Justice transactionnelle

La France dispose d’outils pour lutter contre la corruption : la sanction judiciaire accompagnée de la procédure du plaider-coupable. Mais les procédures judiciaires françaises sont lourdes et complexes. Daniel Lebègue soutient que la solution se trouve dans un développement de la justice transactionnelle : «  La société poursuivie pour corruption devrait pouvoir négocier avec le juge les modalités de sa sanction. » La négociation porterait sur le montant de l’amende et les mesures de conformité que la société condamnée s’engage à mettre en œuvre (programme de compliance). L’efficacité de la solution transactionnelle suppose cependant que les juges nationaux s’autorisent enfin à prononcer des amendes véritablement dissuasives : lorsque le DOJ conclut un accord avec Alstom pour 772,29 millions de dollars, le TGI de Paris condamne Safran à une amende de 500 000 euros. Cette idée de justice transactionnelle reste par ailleurs difficilement conciliable avec la tradition judiciaire française. Le juge français apprend à appliquer le droit, non à négocier une sanction.

À la différence du président de Transparency International France, le directeur du Tracfin est favorable quant à lui à la création d’une instance dédiée, soulignant l’efficacité de l’Autorité de la concurrence. Pour Jean-Baptiste Carpentier, « l’Autorité de la concurrence est aujourd’hui la seule autorité réellement menaçante en Europe, tant par le montant de ses sanctions que par ses pouvoirs d’enquête. » La France dispose, grâce au Tracfin, d’un service de renseignement performant. Pourquoi ne pas regrouper les différents acteurs français de la lutte anticorruption en une autorité unique ? Sa rentabilité est un argument phare. La France se doterait enfin d’une véritable instance de poursuite des faits de corruption.

Conformité

Outre l’inefficacité de la réponse judiciaire française au délit de corruption, l’affaire Alstom illustre l’incompréhension des dirigeants français face aux mesures de conformité et de compliance. Dès 1999 lors du naufrage de l’Erika, Total n’a pas su apprécier l’utilité des règles de conformité. Cette maladresse s’est plus récemment illustrée lors de la condamnation de BNP Paribas en juin dernier par la justice américaine à une amende de 6,6 milliards de dollars pour violation des embargos américains. Il existe un véritable décalage culturel entre les entreprises américaines qui ont pleinement compris et adopté les règles de compliance et les entreprises françaises qui les voient comme de simples mesures formelles sans aucune conséquence juridique et politique. « Il ne s’agit plus aujourd’hui de seuls effets d’annonce », prévient Jean-Baptiste Carpentier. « Les entreprises doivent savoir comment revêtir une apparence de conformité et démontrer qu’elles sont réellement conformes en cas de crise. » La conformité dépasse aujourd’hui la seule sphère juridique. Le rachat d’une entreprise française par un groupe américain en était tributaire.

Quid de la voie européenne ?

Si la Commission européenne dispose d’une compétence en droit de la concurrence, la corruption relève encore du droit national. Il existe pourtant une convention pénale sur la corruption adoptée le 27 janvier 1999 dans le cadre du Conseil de l’Europe qui donne un cadre d’intervention à l’UE. Depuis le traité de Nice du 26 février 2001, un projet de création d’un parquet européen ayant notamment compétence pour intervenir sur les dossiers de corruption est en discussion. La Commission européenne a officiellement présenté son projet le 17 juillet 2013. Deux ans plus tard, il demeure encore hypothétique faute d’une réelle volonté politique à l’échelle européenne.

Marianne Briand

[1]
[1] Pourtant, depuis les années 1990, la France s’est dotée d’institutions spécialisées dans la lutte anticorruption : le Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) en 1990 et le Service central de prévention de la corruption (SCPC) en 1993. La France est également partie à la convention de l’OCDE du 21 novembre 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.