Internet, de par son ubiquité, entraine des délits complexes, dans lesquels les différents éléments constitutifs du délit sont localisés dans des Etats différents. Quel juge est compétent pour connaître de ce délit ? Hors du contexte d’Internet, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a donné une réponse à cette question en 1976, en interprétant l’article 5.3 du Règlement n°44/2001, selon lequel est compétent le juge du « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », comme visant le juge du l’Etat du lieu de l’événement causal et le juge de l’Etat du lieu de matérialisation du dommage[1]. Pour les cyberdélits, la question principale concerne la définition des critères permettant de localiser la matérialisation du dommage. L’accessibilité du site Internet dans un Etat suffit-elle à fonder la compétence du juge de cet Etat ou des critères plus restrictifs, tels que l’exigence de destination du site vers le public localisé dans l’Etat, doivent-ils être pris en compte ?
Dans le récent arrêt Pinckney c. KDG Mediatech (Aff. C-170/12) rendu le 3 octobre 2013, la CJUE répond à cette même question posée par la Cour de Cassation dans l’arrêt 5 avril 2012[2] où des chansons dont l’auteur est M. Pinckney, résident à Toulouse, avaient été copiées, sans son autorisation, sur des CD en Autriche, par la société autrichienne KDG Mediatech. Les CD contrefaits avaient ensuite été commercialisés sur Internet par des sociétés britanniques via des sites Internet accessibles à Toulouse. M. Pinckney a assigné KDG Mediatech devant le TGI de Toulouse en réparation du préjudice causé par l’atteinte portée à ses droits d’auteur. La 1ère Chambre Civile, se retrouvant dans une situation inédite où un droit d’auteur avait potentiellement été violé par la vente du support matériel de la contrefaçon sur Internet, avait décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de Justice.
A la question posée, la CJUE affirme qu’est compétente, en vertu de l’article 5.3 du Règlement n°44/2001, la juridiction de l’Etat dans lequel est protégé le droit patrimonial prétendument violé et dans lequel le dommage risque de se matérialiser par l’accessibilité du site Internet dans le ressort de celle-ci. Elle rajoute que cette compétence est limitée aux dommages subis sur le territoire du for.
L’accessibilité du site internet suffisante à fonder la compétence du juge
Le choix du critère de l’accessibilité
La Cour de Justice apporte une réponse claire à la Cour de Cassation en faisant le choix du critère de l’accessibilité pour fonder la compétence du juge français. L’accessibilité d’un site internet portant atteinte aux droits d’auteur dans le ressort du for justifie la compétence du juge de ce ressort. Il n’est donc pas nécessaire que le site soit spécifiquement destiné au public se trouvant à cet endroit, mais simplement qu’un internaute situé en France puisse se connecter sur le site et se procurer les CD contrefaits. Cette solution, rendant potentiellement une multitude de juridictions compétentes, est défavorable au défendeur. C’est pourquoi à cette condition d’accessibilité, la Cour ajoute l’exigence de protection du droit auquel il est porté atteinte dans l’Etat du juge saisi, tout comme elle l’a exigé s’agissant de la marque, dans l’arrêt Wintersteiger[3]. En effet, les droits de marque ou d’auteur sont protégés territorialement. En cas d’atteinte à ces droits, le juge n’est compétent que si le territoire auquel il est rattaché protège ce droit.
L’approche différenciée en fonction du droit auquel il est porté atteinte
Il apparaît claire au regard de la solution ici dégagée et de la jurisprudence antérieure, que les juges ne retiennent pas une solution générale pour tous les cyberdélits, mais apprécient la rigueur du critère fondant la compétence du juge en fonction des droits auxquels il est porté atteinte. C’est ce que la Cour précise dans chacun de ses arrêts concernant un conflit de juridiction résultant d’un cyberdélit au travers de la formule « dans des circonstances telles que celle en cause au principal ».
Dans l’arrêt eDate[4] concernant les atteintes au droit de la personnalité, la CJUE, en plus du critère du centre des intérêts de la victime, a retenu le critère de l’accessibilité pour fonder une compétence limitée du juge. En revanche, elle a estimé, pour la violation d’un droit de marque via une offre à la vente sur une place de marché en ligne, que le simple accessibilité devait être complétée par l’exigence de destination du site internet vers le territoire couvert par la marque[5]. De même, dans le cadre de l’article 15.1 du Règlement n°44/2001 concernant la protection du consommateur, la Cour de Justice a fait le choix de la focalisation et surtout, a relevé une série de critères devant être pris en compte pour déterminer vers quel Etat le site internet se destine[6].
La CJUE confirme l’interprétation au cas par cas de règles de compétences et fait le choix de plus en plus large du critère de l’accessibilité. La Chambre Commerciale de la Cour de Cassation, partisane du critère plus rigoureux de la destination du site Internet depuis l’arrêt Hugo Boss rendu en 2005[7] apparaît désormais isolée. La Cour de Justice confirme l’approche plus souple de la 1ère Chambre Civile, au risque de porter atteinte à la prévisibilité de la compétence et de créer un forum shopping.
La limitation de la réparation au seul dommage subi sur le territoire du juge saisi
La stricte reprise de la jurisprudence Fiona Shevill
La CJUE limite la compétence du juge aux dommages subis sur dans l’Etat auquel il se rattache. Elle suit ici les recommandations de l’Avocat Général[8] et reprend la première partie de la solution dégagée dans l’arrêt eDate[9] concernant les atteintes au droit de la personnalité via Internet. Les juges y avaient transposé la jurisprudence Fiona Shevill[10] au domaine de l’Internet, en affirmant, pour les atteintes au droit de la personne, que la juridiction du lieu fait générateur était compétente pour la totalité des dommages et les juridictions des lieux de matérialisation des dommages n’étaient chacune compétentes que dans la limite des dommages subis sur le territoire auquel elles sont rattachées.
La justification de la limitation de la réparation
Cette approche a été amendée par la Cour, toujours dans l’arrêt eDate, où les juges ont reconnu une compétence pour connaître de la totalité des dommages aux juridictions de l’Etat du centre d’intérêt de la victime. Cette faveur faite à la victime ne concerne pas les atteintes aux droits de propriété intellectuelle en raison de la territorialité de la protection accordée à ce droit. Le droit auquel il est porté atteinte étant protégé par chaque Etat à l’intérieur de ses frontières, autoriser le juge saisi à réparer les dommages matérialisés dans d’autres Etats reviendrait à empiéter sur la compétence des juridictions de ces Etats, plus à même d’évaluer le dommage réalisé dans cet Etat.
A la différence des droits de la personnalité, l’éventuel préjudice résultant de l’atteinte à un droit d’auteur n’est pas nécessairement lié avec le lieu du centre des intérêts de l’auteur[11]. Cependant, le droit d’auteur est aussi composé d’un droit moral sur l’œuvre, qui est un droit de la personnalité, et une action en défense de ce droit pourrait théoriquement aboutir à la compétence générale de la juridiction du centre des intérêts du demandeur.
Accorder une trop grande faveur au demandeur dans la saisine de la juridiction du lieu du centre de ses intérêts entraine le risque de généraliser de la compétence du forum actoris, juridiction du domicile du demandeur. Cette possibilité va à l’encontre de l’article 2 du Règlement n°44/2001 donnant une compétence de principe au juge du domicile du défendeur et risquerait de porter atteinte aux exigences de bonne administration de la justice et de prévisibilité des compétences.
Par Mathias Kuhn – Master 2 Droit du Multimédia et des Systèmes d’Information –Université de Strasbourg / CEIPI
[1] CJCE, Bier c. Mines de Potasse d’Alsace, 30 novembre 1976, Aff. C-21/76
[2] Cass. Civ. 1ère, 5 avril 2012, n°10-15.890
[3] CJUE, Wintersteiger, 19 avril 2012, Aff. C-523/10, Europe n°6 Juin 2012, comm. 263, L. Idot
[4] CJUE, eDate Advertising et Martinez, 25 octobre 2011, Aff. C-509/09 et C-161/10
[5] CJUE, L’Oréal c. eBay Int., 12 juillet 2011, Aff. C-324/09 ; Cass. Com., 3 mai 2012 ; CJUE, Wintersteiger, 19 avril 2012, Aff. C-523/10
[6] CJUE, Peter Pammer & Hotel Alpenhöf, 7 décembre 2010, Aff. C-585/08 et C-144/09 ; CJUE, Mühlleitner, 6 septembre 2012, Aff .C-190/11
[7] Cass. Com., Hugo Boss, 11 janvier 2005, n°02-18.381 ; Cass. Com., eBay Inc. c. Macéo, 29 mars 2011, n°10-12.272 ; Cass. Com., Sanofi Aventis c. Novo Nordisk, 20 mars 2012, n°11-10.600
[8] Conclusions de l’Avocat Général M. Jääskinen dans l’arrêt Pinckney c. KDG Mediatech, 13 juin 2013, §64
[9] Ibid note 4
[10] CJCE, Fiona Shevill, 7 mars 1995, Aff. C-68/93
[11] Conclusions de l’Avocat Général M. Cruz Villalon dans l’arrêt Wintersteiger, 16 février 2012, §24