Le droit est inconstant d’un pays à l’autre, et les règles qu’il porte évoluent au fil du temps. Mais une chose demeure dans tout vrai système juridique : l’incertitude de l’issue d’un procès. Cette impossible frontière, qui fait le sel d’un contentieux mais angoisse des justiciables, est en passe d’être franchie.
À terme, la justice prédictive permettra de faire disparaître cette zone d’incertitude en déterminant la probabilité ou les caractéristiques influant sur la résolution d’un litige et donc de déterminer les chances de succès d’une stratégie contentieuse.
Existe-t-il un avocat qui n’a jamais rêvé de pouvoir conseiller ses clients à l’aune d’une telle boussole ?
L’innovation au service du droit
Les dernières innovations technologiques liées au Big Data et au Machine Learning ont atteint un niveau de maturité suffisant pour répondre aux enjeux de la justice prédictive en termes de fiabilité et de capacité de calcul. Des solutions similaires sont d’ores et déjà utilisées depuis des années dans d’autres secteurs. Les compagnies d’assurance, par exemple, ont largement adopté des solutions d’analyse prédictive pour identifier les cas de fraude. De la même façon les opérateurs de téléphonie utilisent les données accumulées sur leurs clients pour anticiper les changements d’opérateur et pousser des offres commerciales en amont.
Il existe encore quelques obstacles à franchir pour appliquer pleinement ces méthodes dans l’univers du droit. D’une part l’accès aux décisions de justice doit être renforcé et, d’autre part, l’appropriation de la technologie par les professionnels du droit doit s’accélérer.
Ces deux obstacles sont cependant en train de céder sous l’effet de l’action conjointe du principe de transparence et de l’émergence des premières legaltech : l’innovation est en train de se placer au service du droit.
La pratique des avocats face à la justice prédictive
Intuitivement, les avocats utilisent déjà le raisonnement prédictif en se basant sur trois catégories d’information : le droit, les caractéristiques premières du litige et les éléments de contexte sujets à l’appréciation.
L’exemple du calcul d’indemnités dans le cas d’un licenciement est probant. Il existe des règles précises pour déterminer les indemnités d’un salarié (le droit), qui se basent sur des éléments factuels et concrets tels que l’ancienneté dans l’entreprise (les caractéristiques du litige). Mais les indemnités totales peuvent varier, par exemple selon l’état de santé physique ou moral du salarié (éléments de contexte).
La justice prédictive n’a pas pour vocation de remplacer l’avocat dans son travail adopté des solutions d’analyse, mais de lui permettre de mieux saisir l’impact de ces éléments de contexte sur la décision finale. Il s’agit d’ajouter à son expérience, le résultat de l’analyse d’un nombre considérable de données.
Ainsi, la technologie de la justice prédictive est avant tout une aide à la décision destinée aux professionnels du droit, permettant d’ajuster intelligemment conseils et stratégie.
Processus et fonctionnalités
Pour faire simple, l’analyse prédictive se décompose en trois étapes, qui reviennent à répondre à trois questions :
1 – « Que s’est-il passé ? » : grâce à l’enrichissement des données, c’est-à-dire à l’ajout de métadonnées décrivant les caractéristiques du litige, cette solution est d’abord un formidable moteur de recherche, permettant de proposer aux avocats toutes les informations (textes, jurisprudences, doctrine, informations diverses) dont il aura besoin.
2 – « Que va-t-il se passer ? » : puisqu’il n’existe jamais deux litiges parfaitement identiques, l’enjeu est alors de comprendre l’impact d’un facteur ou d’une combinaison de facteurs (analyse multivariée) sur la résolution. C’est ici qu’entrent en jeux les algorithmes de Machine Learning, capables de croiser les observations pour créer des modèles prédictifs complexes. En appliquant ces modèles aux caractéristiques de son litige, l’avocat est ainsi capable d’évaluer les probabilités de résolution.
3 – « Comment l’optimiser ? » : la technologie est capable d’évaluer et de comparer plusieurs stratégies contentieuses, habilitant l’avocat à choisir l’option qui a le plus de chance de succès statistique, en fonction des caractéristiques variables de l’affaire.
Cette nouvelle discipline, qui consiste à appliquer les technologies et méthodologies prédictives à la justice, est appelée « justice prédictive », ou encore « prédictice ».
Des bénéfices pour la justice, les justiciables et les avocats
La justice prédictive permet tout d’abord l’amélioration du fonctionnement de la justice. Le système, en effet, incite à l’utilisation des modes alternatifs de règlement des litiges. Commencer une négociation avec la menace de perdre à 97% en cas de contentieux incite fortement le client à s’économiser deux ans dans les prétoires et des coûts de procédure élevés. Cette technologie devrait donc entrainer, à terme, un désengorgement des juridictions par la disparition des cas les moins sujets à variation. Par un effet de vase communicant, la médiation, la transaction et les autres règlements amiables des conflits vont se multiplier, développant un nouveau système économique de résolution des litiges, probablement intégralement dématérialisé, rapide, et peu onéreux. Les avocats sauront-ils y faire une place ?
La qualité du service public de la justice va inévitablement s’améliorer.La technologie de justice prédictive permet en effet d’éviter l’uniformisation que peut induire un système de barème ; système qui tente une forme d’anticipation, mais en laissant les cas particuliers, au préjudice de la variété du réel et de l’expérience des juges. La catégorisation par barème n’étant pas assez ne, elle se fait, en réalité, au détriment du justiciable.
A l’inverse, un calcul statistique, avec une pondération ne des différents critères, s’appuyant sur l’ensemble des précédents permet une prise en compte du particularisme. La justice prédictive réussit donc à répondre à l’exigence d’anticipation des coûts, de transparence du système, et de la prise en compte des particularités.
La justice prédictive permet au professionnel du droit de gagner en efficacité et en pertinence dans la pratique de son métier. L’avocat devient capable de mieux conseiller son client, et sa capacité décisionnelle s’améliore en conséquence. Typiquement, il conseillera probablement d’abandonner une stratégie contentieuse et d’opter pour un processus transactionnel s’il n’y a, en l’espèce, que 2% de chance de gagner devant les juridictions. De la même manière, le juge peut rapidement véri er si la décision qu’il s’apprête à rendre va à l’encontre des décisions précédentes et si une telle différence est justi ée, rationalisant par là même ses décisions.
Faut-il aller plus loin que l’horizon ?
Un danger, qu’il faut souligner, se pro le. Du prédictif à un totalitarisme niant l’individu et les spécificités de chaque cas, il y a un pas que les auteurs de science-fiction franchissent facilement, et que doivent refuser les systèmes juridiques.
Chaque décision de justice doit pouvoir conserver sa liberté. Chaque jugement doit pouvoir mettre en œuvre le principe d’individualisation de la décision rendue.Le juge doit préserver la possibilité de s’adapter à la situation, fût-elle « hors la loi », qu’il sanctionne, comme la règle de plomb des architectes de Lesbos à ce qu’elle mesure. De la prévision à l’automatisation, il y a une nouvelle étape, qu’un Etat de droit ne saurait franchir. Il faut refuser la condamnation automatique et, a fortiori, la condamnation préalable – ce que per- met pourtant un système prédictif.
L’horizon des systèmes juridiques se déplace en ce moment même. D’incertains, ils deviennent prévisibles, pour mieux servir les justiciables, entreprises comme particuliers, dans un souci d’efficacité de la justice et de ses rouages. Bienvenue dans la justice de demain.
Louis Larret-Chahine
Elève-avocat Co-fondateur de Prédictice
EN BREF
PRINCIPE DE FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE PRÉDICTIVE
La technologie prédictive s’appuie sur l’analyse d’un nombre considérable de données (le fameux Big Data), in niment plus que ce que le cerveau humain est capable de compiler et d’analyser. Grâce à une ontologie, des règles sémantiques et une base de données de décisions judiciaires, l’algorithme prédictif produit ainsi une statistique (probabilité de succès,fourchette d’indemnisation, etc.) et la manière de l’optimiser