Airbnb, Blablacar, Uberpop, ou encore Leboncoin: ces réussites des services entre particuliers témoignent de l’essor exponentiel que connaît l’économie participative depuis une dizaine d’années.(1) Ce système de partage, devenu aujourd’hui une réalité économique, échappe généralement à toute taxation puisque le cadre fiscal n’est pas adapté à cette nouvelle forme d’économie.(2) La Commission des finances du Sénat a pris conscience de cette difficulté en rendant le 17 septembre 2015 un rapport intitulé “Economie collaborative: propositions pour une fiscalité simple, juste et efficace” présentant les réformes possibles. Bercy a lui aussi récemment décidé de s’attaquer au problème. (3)
I- L’économie collaborative: concept et perspectives
A- Le concept de l’économie collaborative
L’économie collaborative ou participative permet à des particuliers, via des plateformes internet, d’offrir ou d’échanger des services (covoiturage, aide aux devoirs, babysitting…) et des biens (logement, voiture, et biens de toutes sortes comme sur Leboncoin), en limitant les intermédiaires entre producteurs et consommateurs.
Le concept d’économie collaborative est devenu un marché impliquant à la fois de nombreuses startups mais aussi des grandes entreprises internationales. Selon son business model, la société ayant mis en place le service va garder un pourcentage des transactions ou faire payer à ses adhérents un droit d’entrée sur la plateforme.
La croissance de ce marché est liée principalement aux nouvelles technologies, à la baisse des ressources des particuliers et aux changements de comportement des consommateurs. En effet, dans le contexte de difficultés économiques actuelles, l’économie collaborative permet de compléter les revenus des particuliers facilement, comme l’affirment les slogans d’Airbnb dans les métros parisiens; ses hôtes touchent en moyenne 3 600 euros par an. En outre, elle développe le lien social (argument de la société Blablacar), en s’appuyant sur des valeurs d’entraide et de partage, et permet d’avoir accès à des biens et des services à plus faible coût.
B- L’ampleur du phénomène
L’économie collaborative connaît aujourd’hui un succès considérable mais ce n’est rien à côté de ce que les analyses économiques prévoient pour le futur.
En effet, on estime aujourd’hui en France que 31 millions de personnes ont déjà acheté ou vendu sur une plate-forme collective, 1 million de nouvelles annonces sont postées certains jours sur Leboncoin, et le revenu moyen annuel d’un conducteur Uberpop avant la suspension du service en juillet dernier était de 8 200 euros.
De nombreuses analyses économiques mettent en exergue une croissance exponentielle du marché de la consommation collaborative dans le monde. Selon une étude PWC intitulée « The sharing economy », parue fin novembre 2014, le marché mondial de l’économie collaborative, qui représente aujourd’hui 15 milliards de dollars, pourrait atteindre 335 milliards de dollars d’ici à 2025. Une étude américaine de Fros & Sullivant a estimé que la location entre particuliers allait passer de 0,7 millions d’adeptes en 2011 à 15 millions en 2020 (rapport de 1 à 21 en moins de 10 ans).
De plus, cette économie devrait s’étendre aux secteurs de la logistique, de l’énergie, de l’enseignement, de la santé, et des pouvoirs publics. A titre d’exemple, la start-up Cohealo, plateforme collaborative pour les hôpitaux, permet de mutualiser et d’échanger certains équipements coûteux aux USA, et la start-up Vandebron permet quant à elle d’acheter directement de l’électricité produite par des particuliers sans passer par un énergeticien.
L’économie du partage, déjà bien ancrée dans les habitudes des consommateurs, semble ainsi avoir un avenir très prometteur, à la fois dans les secteurs déjà concernés et en s’étendant également à de nouveaux domaines. Mais ce développement ne peut pas continuer à se faire en dehors d’un cadre fiscal clairement défini.
II- L’encadrement fiscal actuel
Force est de reconnaître qu’il n’existe pas de vide juridique concernant l’économie collaborative. Des règles juridiques et fiscales existent. Cependant le système fiscal actuel manque d’efficacité pour encadrer correctement cette forme d’économie très récente.
A- Un encadrement fiscal insuffisant
Contrairement à ce que beaucoup de contribuables pensent, les revenus tirés de l’économie collaborative ne sont pas exonérés d’impôt. Les sommes perçues par les personnes physiques agissant pour leur propre compte et accomplissant à titre habituel, dans un but lucratif des opérations de caractère industriel, commercial, artisanal, agricole ou encore libérale doivent être imposées selon le régime applicable à leur activité.
Ainsi, les actes de commerce au sens de l’article L110-1 du Code de Commerce (notamment les actes de location de meubles, de revente sur internet…) sont imposés au titre des bénéfices industriels et commerciaux (BIC). Les autres sommes, issues d’opérations lucratives qui ne sont pas rattachables à une autre catégorie de revenus, sont imposées au titre des bénéfices non commerciaux (Art 92 du CGI). Il faut souligner que la condition d’habitude, requise pour que l’activité soit caractérisée comme commerciale et donc imposable, n’est pas nécessairement liée à la répétition fréquente des mêmes opérations (BOI-BIC-CHAMP-10-20-20120912). Il peut s’agir d’opérations peu fréquentes mais périodiques, ce qui crée une limite difficile à établir entre le professionnel et le particulier.
Le particulier peut également opter pour le statut d’auto-entrepreneur. Ses bénéfices seront alors imposables et seront déterminés de manière forfaitaire par l’application d’un abattement sur leur chiffre d’affaire.
A titre d’exemple pour les bénéfices industriels et commerciaux, lorsqu’un particulier met à disposition son appartement meublé, les revenus perçus sont imposables au barème progressif de l’impôt sur le revenu au titre des bénéfices industriels et commerciaux et aux prélèvements sociaux (au taux de 15,5%). Si les revenus annuels sont inférieurs à 32.900€, le contribuable peut bénéficier du régime micro-fiscal (l’assiette taxable est réduite d’un abattement forfaitaire pour frais de 50% avec un minimum de 305€ au lieu des charges réelles afférentes à la location).
La loi prévoit néanmoins deux exceptions. Les ventes d’objets d’occasions par un particulier n’ayant pas de caractère régulier (art 150 UA du Code général des impôts) et le covoiturage (article 1231-15 du Code des transports) sont exonérés d’impôts. La chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé que le conducteur non professionnel n’est soumis à aucune obligation déclarative lorsqu’il se limite à réaliser une économie sur ses frais de déplacement (Chambre commerciale, 12 mars 2013, 11-21-908).
De plus, les transactions, dans le cadre de l’économie participative, sont assujetties à la TVA, puisqu’elles se rattachent à une activité commerciale. Cependant du fait de la « franchise en base de TVA » (Art 293 B CGI) les personnes dont le chiffre d’affaire de l’année précédente ne dépasse pas un certain seuil (32 900 euros pour les services et 82 200 pour les ventes de meubles), n’ont pas à la déclarer et à la payer. Ainsi, les personnes tirant un simple complément de revenus de l’économie collaborative en sont généralement dispensées. En outre, les taxes sectorielles sont dues pour certains secteurs comme la taxe de séjour pour les nuits en meublés touristiques ou à l’hôtel. La loi de finance pour 2015 prévoit ainsi que les plateformes puissent la collecter directement et la reverser aux communes.
Malgré l’existence de règles, l’économie collaborative échappe en grande partie à la taxation. Le système actuel apparaît alors comme inadapté et engendre ainsi des inconvénients indéniables pour les économies traditionnelles et l’administration fiscale.
B- Un encadrement fiscal préjudiciable
Le marché de l’économie collaborative représente un manque à gagner abyssal pour les recettes fiscales et pour l’équilibre des finances publiques. Une enquête réalisée par TNS Sofres en 2014 affirmait que seules 15 % des personnes interrogées déclaraient ou avaient l’intention de déclarer leurs revenus issus de l’économie collaborative. Malgré le cadre existant, les utilisateurs sont rapidement perdus dans un flou juridique, notamment à cause de la distinction difficile entre particuliers et professionnels ou encore des nombreuses sources de revenus. En pratique : « l’absence de déclaration et de paiement de l’impôt est la norme et non pas l’exception » d’après le rapport du Sénat “Economie collaborative: propositions pour une fiscalité simple, juste et efficace”. Or, l’Etat n’est pas en mesure d’appréhender les revenus liés à ces plateformes, par manque de contrôle adéquat. En effet, le contrôle a posteriori est inadapté pour contrôler de nombreux contribuables, qui individuellement ne perçoivent que de faibles montants de l’économie participative. De plus, le droit de communication de l’administration fiscale qui lui permet d’obtenir les informations comme l’identité et les revenus les utilisateurs des plateformes, n’a pas de portée extraterritoriale et ne peut être utilisé pour les plateformes localisées à l’étranger (Uber aux Pays-Bas, Airbnb depuis l’Irlande…).
Outre cette perte importante pour l’Etat, les entreprises « traditionnelles » se voient confrontées à une concurrence qui peut être certes légitime, mais déloyale. Au manque de déclaration des particuliers, s’ajoute le fait que les plateformes, qui sont parfois de vraies multinationales, s’exonèrent de la plupart des exigences en matière fiscale (TVA, impôts, prélèvements sociaux…). Ces situations créent de véritables difficultés pour les secteurs traditionnels comme l’ont dénoncées les nombreuses protestations des chauffeurs de taxis en juin 2015 à l’encontre de la société américaine Uber et en particulier de son service Uberpop. Or, comme l’estime le sénateur Bernard Lalande, “La concurrence est légitime si les règles fiscales sont les mêmes. La plateforme a un statut d’intermédiaire bien connu, mais le fournisseur de la voiture ou de l’appartement devient un agent économique et doit donc contribuer à l’impôt ».
De plus, certains utilisateurs ne sont pas de simples particuliers souhaitant compléter leurs revenus mais de réels professionnels se servant du système actuel pour exercer une activité professionnelle régulière et lucrative sans déclarer leurs revenus obtenus grâce à ces plateformes. La Commission des finances du Sénat a déploré une pratique de « faux particuliers ». A titre d’exemple, certains particuliers acquièrent des logements dans le seul but de les louer via ces plateformes : près d’un logement sur quatre à Paris est proposé par une personne qui gère au moins 3 annonces sur Airbnb. (Libération Juillet 2015). Cette catégorie de personnes en « zone grise » est dès lors particulièrement visée par le Sénat aujourd’hui.
Ainsi, ces activités posent actuellement de nombreuses questions sur leurs conséquences en matière de concurrence, de fiscalité mais aussi de protection du consommateur. L’économie participative se trouve dès lors dans le collimateur du Sénat et du gouvernement qui voit dans cette forme d’économie une nouvelle manne fiscale.
III. Les pistes d’évolution actuelles
Par souci d’équité avec les secteurs traditionnels concurrencés et en vue de préserver les recettes fiscales issues de cette nouvelle réalité économique, le Sénat propose de nouvelles réformes, mais celles-ci ne font pas l’unanimité à Bercy.
A- La proposition du Sénat
Face à ce phénomène économique majeur, la Commission des finances du Sénat a adopté le 17 septembre 2015 un rapport intitulé « Economie collaborative: propositions pour une fiscalité simple, juste et efficace ». Deux réformes sont présentées dans ce rapport;
Tout d’abord, le Sénat propose d’organiser la déclaration automatique des revenus grâce aux plateformes internet. L’ère numérique et l’utilisation des données constituent une arme particulièrement efficace pour l’administration fiscale qui a la possibilité de tracer les transactions. Le Sénat propose que les gains perçus par les utilisateurs sur une plateforme soient transmis automatiquement à une plateforme tierce indépendante, appelée « Central ». Cette dernière calculerait le revenu agrégé de chaque particulier, procéderait aux regroupements nécessaires, et transmettrait une fois par an ce revenu à l’administration fiscale, afin d’établir une déclaration pré-remplie.
Dans un second temps, les sénateurs proposent d’instituer une franchise générale unique de 5000 euros par an. Sous ce seuil, les revenus seraient totalement exonérés. Cette franchise correspondrait au « partage de frais (ex: entretien du logement, de la voiture…). Au-dessus de 5000 euros, le particulier serait assimilé à un auto-entrepreneur aux yeux de l’administration fiscale et le droit commun s’appliquerait. Le seuil de 5000 euros assez élevé peut paraitre satisfaisant puisqu’il permet d’imposer ceux qui font de l’économie collaborative une activité commerciale tout en préservant la philosophie du partage. Ce seuil permet selon les sénateurs à l’origine du texte de “laisser vivre” l’économie collaborative. Les revenus actuellement exonérés (ex: ventes d’occasion covoiturage) demeurent exonérés.
D’après le rapport du sénat, ce système présenterait en effet de nombreux avantages. Tout d’abord, il apporterait plus de simplicité, par la centralisation et la meilleure lisibilité de tous les revenus et de tous les particuliers. Il ne serait pas à l’origine d’un nouvel impôt, puisqu’au-delà du seuil d’exonération, c’est le droit commun qui s’applique. En outre, il met l’accent sur la transparence ; la participation au système est volontaire pour les plateformes, avec une incitation forte puisque la participation constitue une garantie juridique et fiscale.
Alors que le Sénat s’intéresse aux modalités de déclaration des particuliers, Bercy se penche davantage sur l’information donnée par les plateformes.
B- La réponse de Bercy
Le gouvernement insiste sur le rôle des plateformes quant à la communication aux usagers des règles fiscales à respecter.
En effet, l’assemblée nationale a adopté vendredi 11 décembre un amendement au projet de loi de finances pour 2016 qui contraint les plateformes collaboratives à fournir davantage d’informations aux utilisateurs. Ces plateformes devront leur envoyer un relevé annuel de leurs revenus ainsi que les informer sur leurs obligations fiscales en leur fournissant « une information fiable, claire et complète quant à leurs obligations légales”, notamment en termes de fiscalité. Cette obligation s’appliquera à partir du 1er juillet 2016, sous peine d’une amende de 10 000 euros.
Le secrétaire d’Etat au budget Christian Eckert a, en revanche, écarté l’abattement de 5000 euros proposé par le Sénat. Il estime en effet que cet abattement risquerait de contrevenir au principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt. Par exemple, un particulier louant son appartement à l’année serait taxé au premier euro alors que celui utilisant Airbnb ne serait imposé qu’au-delà de 5000€.
Ainsi, l’émergence de cette forme d’économie contraint l’administration fiscale à s’adapter. Bien que la mise en place de règles spécifiques à l’économie participative puisse être vue d’un mauvais oeil par les utilisateurs, c’est un moyen de pérenniser cette économie et d’assurer une sécurité juridique et fiscale aux particuliers et aux plateformes. Le gouvernement cherche à appliquer une imposition juste des revenus quasi-professionnels (ou professionnels) des particuliers, en exonérant les compléments de revenus modestes et ponctuels pour ne pas freiner l’économie participative en pleine expansion.
L’évolution prochaine du cadre fiscal est une certitude. Cependant, les modalités ne sont pas encore fixées et de nombreuses questions restent en suspens. Comme l’a expliqué Monsieur Eckert, “Il faudra aller plus loin que ce que nous proposons à ce stade”. Les prochaines discussions et notamment le rapport du député socialiste Pascal Terrasse attendu pour début 2016 devraient apporter plus de précisions sur le sujet.
Anna-Maria Stepien et Camille Laparade
Bibliographie
Rapport de la Commission des finances du Sénat « Economie collaborative: propositions pour une fiscalité simple, juste et efficace », 17 septembre 2015
”Consumer Intelligence Series: The Sharing Economy”, PWC
”Ubérisation de la société et droit fiscal”, Thibaut Massart